Clic et flic

Grâce à l'Internet ouà l'intranet, le salarié est aujourd'hui en connection quasi permanente. Mais ces outils peuvent devenir les nouveaux mouchards des entreprises.

Le 29 novembre 1999




«On a commencé par vérifier les allers et venues avec les badges. Puis on a vérifié que la personne était bien sur sa machine. Maintenant, on peut vérifier la productivité rapprochée, et même lire les emails envoyés par les salariés.»

Hubert Bouchet, de la Cnil

 

Pierre, l'un des responsables du site web de son entreprise, avait pour habitude de consulter des sites de toutes sortes depuis son bureau. Histoire de trouver des idées. «Une démarche normale», dit-il. Pas pour tout le monde : en mars, son patron lui reproche de s'attarder sur des sites «non pertinents au regard de sa mission». Une information obtenue grâce à un logiciel mouchard installé sur le réseau informatique de l'entreprise. Le butineur de Net est puni. Son accès au Web est coupé et l'utilisation de son e-mail limitée à dix heures par semaine. Après quelques heurts avec une direction inflexible, il craque. Et quitte la boîte.

L'espionnage maîtrisé. L'ordinateur serait-il un odieux cafteur ? Il peut être pire : un contrôleur précis, tenace et très peu oublieux, version moderne et puissante du chronomètre des chaînes de production, dont la pression se fait toujours plus sentir sur les employés. Un phénomène expliqué par l'évolution même du travail dans les entreprises, «aujourd'hui plus intellectuel, moins mécanique», selon Hubert Bouchet, secrétaire général des cadres de Force ouvrière et membre de la Cnil. Du coup, le contrôle exercé sur ce travail devient aussi «plus qualitatif, donc plus précis», alimente des évaluations, dont peuvent dépendre des primes éventuelles. Et s'appuie naturellement sur ces systèmes informatiques dits de «productivité», logiciels et machines destinés à augmenter le rendement, toujours plus présents et plus insidieux avec la place croissante prise par l'Internet dans les entreprises.

«L'informatique en soi est une source d'espionnage, toute manipulation laisse une trace quelque part», rappelle Philippe Maury, directeur France de Content Technologies, un éditeur de logiciels de sécurité pour les entreprises. C'est un couple indissociable : d'un côté, l'ordinateur qui digère et conserve tous les documents et les traces de l'activité des employés. Et, de l'autre, les réseaux, qui se chargent de diffuser le tout, au nom de l'efficacité comme de la transparence. «L'évolution est inquiétante, commente Hubert Bouchet. On a commencé par vérifier les allées et venues avec les badges. Puis on a vérifié que la personne était bien sur sa machine. Maintenant, on peut vérifier la productivité rapprochée, et même lire les e-mails envoyés par les salariés.»

Flicage, un mot tabou. Du point de vue de l'entreprise, c'est une avancée. Frédéric, responsable commercial dans un groupe pétrolier, a demandé lui-même à bénéficier d'un tel outil de mesure. Exit les formulaires remplis à la hâte le soir avant de filer : les commerciaux de son équipe rendent compte de leur travail en direct sur leur ordinateur. «C'est très efficace. Sur mon écran, je vois s'ils relancent régulièrement les clients, raconte-t-il. Officiellement, ça sert à des évaluations collectives, mais ça encourage aussi le flicage individuel.» Le terme de surveillance est pourtant tabou : le vocabulaire managérial affectionne plutôt le coaching, où l'ordinateur sert à évaluer finement le travail du salarié, pour discuter point par point de ses faiblesses et de ses qualités.

Bien sûr, face à ces cafteurs électroniques, les employés dont les tâches demeurent répétitives ou chiffrables se retrouvent en première ligne : commerciaux, guichetiers ou salariés des centres d'appels téléphoniques.

Céline, qui a quitté une société de télémarketing l'année dernière, se souvient encore de «l'ordinateur de notre chef, installé au milieu de la pièce, où s'affichait en temps réel la durée de nos communications téléphoniques. Si on traînait trop, notre nom apparaissait en rouge. Trop d'alertes, et une de nos primes sautait».

Avec la vogue de l'Internet en entreprise, le flicage machine n'épargne plus personne. La crainte de voir les salariés baguenauder sur des sites web ou passer leurs journées à échanger des e-mails personnels a ouvert le marché à des logiciels spécialisés. Little Brother ou WinWhatWhere sont ainsi explicitement dédiés à la surveillance et capables d'enregistrer le moindre clic de souris, la plus petite frappe au clavier, et de classer les sites web visités en improductifs et productifs. Aux Etats-Unis, 45% des entreprises avouent ainsi surveiller l'usage de l'Internet et du téléphone fait par leurs salariés (1). Une pratique qui, dans ce pays, mène parfois à des licenciements.

Mais nul besoin de déployer des mouchards électroniques : la seule utilisation de l'intranet, le réseau interne de l'entreprise, laisse des traces. Lors d'un accès au Web, une machine-passerelle garde la trace des connexions, site par site, salarié par salarié. Idem lors de la consultation d'un document dans une base de données interne. Et la tentation est grande pour les dirigeants de fouiner dans ces données précieuses afin de mieux évaluer le travail quotidien de leurs collaborateurs. Même si la loi, en France, leur interdit certains excès (voir ci-dessous). «Quand nous parlons de ces possibilités aux dirigeants, on voit leurs yeux qui brillent, raconte Bernard salarié d'une entreprise spécialisée en mise en place d'intranets. Mais il faut que cela reste sous-jacent, ils ne le disent pas explicitement et ne veulent pas que les salariés s'aperçoivent du tracking très précis qui est rendu possible.»

Agenda transparent. Plus insidieux encore : la vogue du travail «collaboratif», qui s'appuie sur les intranets pour mettre en commun les agendas, par exemple. Avec ce genre d'outil, un salarié inscrit ses rendez-vous, et son emploi du temps devient visible du reste de l'équipe. «Formidable !, ironise Olivier, 26 ans, consultant dans une société de services en informatique. «Je ne peux plus lever le pied une journée et prendre moins de rendez-vous sans que tous les gens avec lesquels je bosse le voient.» Il trouve le système néanmoins «efficace», mais déplore «la pression collective qui incite à en faire toujours plus».

«L'image spontanée, celle de Big Brother, existe. Mais ce n'est pas l'essentiel, explique le sociologue Jean-Pierre Le Goff (2). Ces technologies répondent à une aspiration réelle des employés à l'autonomie, mais la hiérarchie est toujours derrière. On est passé du modèle du chronomètre et ses normes explicites, visibles, à une forme de normes implicites, qui incitent à intérioriser les contraintes.» Résultat, l'informatisation du travail quotidien génère du «stress», selon Le Goff, et réactive chez certains cadres le «fantasme de maîtrise totale des individus».

Côté salariés, les moyens de se défendre face à cette invasion dans leur travail quotidien restent peu nombreux. A moins de tomber sur un patron distrait et de retourner l'arme informatique contre lui. Celui de Michael, commercial dans une PME, avait oublié de verrouiller l'accès à son agenda, disponible sur le réseau interne. Le jour où il a fait remarquer à Michael que ce dernier arrivait un peu tard au travail, celui-ci lui a simplement répondu : «Je pensais que vous étiez au tennis, comme tous les matins.».

FLORENT LATRIVE

(1) Etude de l'American Management Association, publiée en 1999.

(2) Dernier ouvrage paru : la Barbarie douce : la modernisation aveugle des entreprises et de l'école, la Découverte.