A Istanbul, le monde se partage les ondes
186 pays se sont entendus sur la répartition des fréquences.

Par CATHERINE MAUSSION

Le samedi 3 et dimanche 4 juin 2000

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«On peut faire quelques progrès pour optimiser l'emploi du spectre. Mais il n'y a pas de "terra incognita".»
Jean-Claude Bouillet, Bouygues Télécom


 

Sur le site de la conférence, retrouvez (en anglais), les dernières informations concernant les débats.

 

Istanbul envoyée spéciale

Après quatre semaines de négociation marathon, les 186 pays réunis à Istanbul ont fini par s'entendre. Ils n'avaient pas le choix. Enjeu de la conférence : le partage à l'échelle planétaire du spectre des fréquences. Sans accord parfait, les émissions de télé des uns brouillent les conversations téléphoniques des autres, les pilotes dans les cockpits captent, contre leur gré, les émissions des satellites géostationnaires, tandis que des projets comme l'UMTS (la téléphonie mobile à haut débit) sont condamnés par avance... Voilà pourquoi, tous les trois ans, tous les pays du monde se donnent rendez-vous, condamnés à s'entendre.

Ressource finie. Plus les années passent et plus les discussions sont ardues. Car le spectre des fréquences, qui s'étale de quelques kilohertz à quelques dizaines de gigahertz (un gigahertz = un million de kilohertz), n'a plus de trous (voir schéma).

Chaque bande est affectée à un, voire à plusieurs usages. La société de l'information est grosse dévoreuse de fréquences, tandis que les besoins de l'homme nomade, à l'horizon de quelques années, semblent illimités. Mais les fréquences, sorte de couloirs que les signaux radio empruntent, sont une ressource finie. Un peu comme s'il fallait se débrouiller pour écouler sur le réseau d'autoroutes un trafic de plus en plus hétéroclite (de la charrette à bras à la Formule 1) et en croissance exponentielle. Certes, «on peut faire encore quelques progrès pour optimiser l'emploi du spectre. On peut essayer aussi de "monter" dans le spectre des fréquences, explique Jean-Claude Bouillet, spécialiste de ces questions chez Bouygues Télécom. Mais il n'y a pas de "terra incognita".» Dommage, parce que s'il est rare que des usages disparaissent, les nouveaux projets, eux, se bousculent au portillon.

Au programme de la conférence, un certain nombre de casse-tête recouvrant des enjeux énormes. D'abord la téléphonie mobile, notamment celle du futur, dite de troisième génération, dont l'UMTS. Cette norme de téléphonie n'est pas encore en service en Europe, que les «fréquenciers», spécialistes hyperpointus des ondes radio, s'inquiétaient déjà de manquer de place.

Après le traité signé vendredi, les opérateurs ont toute raison d'être satisfaits. Trois bandes «additionnelles» ont été «identifiées», et donc réservées d'office, en quelque sorte, pour cette norme à compter de 2003. Mieux ces bandes seront les mêmes pour tous les pays. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui pour le GSM, créant aux Européens en voyage - notamment aux Etats-Unis - des difficultés pour utiliser leur mobile.

Même satisfaction à propos des systèmes de positionnement par satellite. Jusqu'à présent les Américains détenaient d'une certaine manière le monopole, avec leur système GPS (Global Positioning System), sous la coupe des militaires, et qui permet de se localiser sur terre à quelques dizaines de mètres près. L'Europe s'est mobilisée, imaginant Galileo, un système alternatif, soutenu par la Commission de Bruxelles. Il lui manquait toutefois quelques assurances, côté fréquences. Galileo les a obtenues à Istanbul.

Partage. Les satellites spécialisés dans l'Internet à haut débit, couraient eux aussi après une «petite» place dans le spectre. Skybridge, l'énorme projet piloté par Alcatel (45 milliards de francs), se voyait bien émettant dans la bande des 10 à 18 gigahertz, dite encore KU. La conférence de 1997 lui avait donné des espoirs, restait à transformer l'essai. Appuyé par les fréquenciers, Skybridge a réussi à démontrer «qu'on pouvait partager cette bande entre plusieurs applications, sans pour autant brouiller les systèmes existants», raconte Mark MacGann, vice-président de Skybridge, satisfait que l'Europe ait emporté le morceau, après «trois ans d'études techniques et de lobbying à l'échelle mondiale».

Autre sujet épineux, la revendication des pays arabes et africains, réclamant leur part du ciel pour la radiodiffusion par satellite de programmes de télévision. Ils disposaient déjà de cinq canaux, en réclamaient dix, ont insisté et les ont obtenus (lire ci-contre). Le reste du monde a dû se serrer sur des orbites déjà suroccupées.

Déménagements. De l'avis général, la conférence d'Istanbul s'est bien passée. La responsable de la délégation américaine, Gail Shoettler, promue au rang d'ambassadeur pour le temps de la conférence afin d'avoir le grade requis pour signer le traité final, se disait, quelques jours avant l'issue, «satisfaite à propos des satellites, géo et non géostationnaires», et «assez satisfaite, à propos de l'IMT 2000 (qui englobe l'UMTS, ndlr), la téléphonie de 3e génération». Mais elle faisait remarquer que «de nombreux pays ont beaucoup à dire sur cet accord. Certains ont des préférences qu'ils n'ont pas encore exprimées», laissant percer une pointe de désenchantement.

La semaine prochaine, à Istanbul, avant de se séparer, les délégations vont plancher à nouveau. Pour préparer la conférence de 2003. Car ces choses-là se préparent très à l'avance: les occupants de certaines bandes de fréquences doivent savoir s'ils doivent déménager et quand. France Télécom sait déjà, par exemple, qu'à l'échéance 2005, il devra avoir libéré un petit coin du spectre pour donner plus de place à la star du moment, l'UMTS, la téléphonie du futur.

Comment l'Europe a tiré son épingle du spectre

Réticents à une harmonisation globale, les Etats-Unis se sont retrouvés isolés.

Par CATHERINE MAUSSION






Du business plein les couloirs
Ils sont venus, ils sont tous là. Les industriels ont hanté les couloirs à Istanbul. Solidement implantés au sein des délégations, ils font, en dehors des conférences, leur business ordinaire, courtisant les pays pour vendre ici un strapontin sur un satellite à venir, ou placer là, clés en main, un réseau de télécommunications. Ils ont tous d'excellentes raisons de monter au front. Ceux qui sont en train de pouponner un projet savent que tout se décide ici. Un satellite n'existe vraiment qu'à compter du jour où on lui a réservé un petit bout du spectre. Skystation, un projet de plate-forme en haute altitude, suspendue sous un énorme ballon, dédiée aux télécommnunications, répondait ainsi présent. Ceux qui n'ont rien à demander - le cas est plutôt rare - sont là aussi. Astronomes, météorologues ou militaires veillent au grain. Anxieux à l'idée qu'on ampute leur bande (de fréquences) ou qu'on les oblige à cohabiter avec un indésirable qui perturberait leurs émissions. Voire, pire encore, qu'on les force à déménager.
C. Ms. (à Istanbul)

 

Sur le site de la conférence, retrouvez (en anglais), les dernières informations concernant les débats.

 

Istanbul envoyée spéciale

Longtemps, les conférences mondiales de radiocommunication se sont résumées à un face-à-face URSS-USA. «Le reste du monde se partageait les miettes», explique Jean-Claude Bouillet, directeur des fréquences chez Bouygues Télécom et vieux routier de ce type de conférence. Aujourd'hui, changement de registre. «Le match se joue entre les Etats-Unis et l'Europe.» Et il tourne à la guerre économique. Au sein de la délégation française (143 personnes, la plus importante en nombre derrière les Américains), on cachait difficilement le sentiment, alors que le traité n'était pas encore bouclé, que l'Europe, à Istanbul, avait gagné.

A la racine du succès européen, d'abord, une organisation minutieuse. Dans l'immense salle en bordure de Bosphore construite tout exprès par les Istanbuliotes, chaque délégation dispose d'une pancarte, et donc d'une voix. Saint-Marin y côtoie le Tadjikistan, Tuvalu jouxte le Vatican, et le Kiribati, l'ex-république yougoslave de Macédoine. L'Europe a compris qu'il fallait avancer groupée. Solidement structurée au sein de la Cept (Conférence européenne des postes et télécommunications), l'Europe - au sens continental du terme - dispose à elle seule d'un gros paquet de 43 voix. Fin mars, la Cept s'était donné rendez-vous avant l'heure à Istanbul, histoire de repérer les lieux et surtout d'affûter ses arguments. «Notre force, explique François Rancy, le chef adjoint de la délégation française: une très grande variété des pays, donc des intérêts très divergents. Nos consensus en sont d'autant plus forts.»

Le choc des cultures tourne aujourd'hui à l'avantage de l'Europe. Les Américains appliquent à cette matière les mêmes recettes qui prévalent dans les autres secteurs économiques: «Pas d'objectif en matière d'harmonisation mondiale. Priorité donnée à l'innovation technologique. Et que le meilleur gagne...», résume Véronique Rebecchi, de France Télécom. Résultat: des positions américaines moins fortes, assorties d'une certaine légèreté dans le respect des décisions. Pensez: «Ils ont mis du PCS [le standard américain courant de téléphonie mobile] dans la bande qui avait été préréservée dès 1997 pour le téléphone mobile de troisième génération», s'indigne-t-on dans les rangs de la délégation française.

Alors que la France, et derrière elle toute l'Europe, prône une utilisation efficace du spectre, fondée sur le partage, les Etats-Unis préfèrent segmenter leur bande, c'est-à-dire la débiter par tronçons et la vendre aux opérateurs. Ils pratiquent une stratégie «fondée sur l'exclusion des autres projets, le refus du partage et contre la concurrence étrangère...», dénonce François Rancy, commentant le tir de barrage des Américains pour tenter de bloquer Galileo, le projet européen de positionnement par satellite, concurrent du leur, le GPS.

Dans cette bipolarisation de la conférence, le reste du monde est parfois en position d'arbitre. A Istanbul, les pays arabes et africains ont joué leur va-tout. Inquiets de voir les orbites au-dessus de leur tête se peupler tous les jours de nouveaux satellites de radiodiffusion, ils ont revendiqué avec force davantage de place, dix canaux au lieu des cinq qui leur sont réservés aujourd'hui. «On a compris, juste avant que ne débute la conférence, qu'ils allaient tout faire capoter s'ils n'étaient pas servis.»

Traduisez: pourrir la conférence en s'opposant systématiquement aux propositions, analyse Jean-Claude Guiguet, président de l'Agence nationale des fréquences, l'institution qui fédère les intérêts civils, militaires, scientifiques et de service public français. Branle-bas de combat 48 heures avant l'ouverture de la conférence, programmée pour le lundi 8 mai au matin. La France joue les entremetteurs avec le Maroc, tête de file de la revendication. Le deal est conclu sur le fil, le dimanche soir: soutien sans faille de la Cept pour l'obtention des dix canaux, en échange de l'appui des Africains et des Arabes sur toutes les positions des Européens. Avant même d'avoir commencé, la conférence était pliée....


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