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usqu'à aujourd'hui, le ministère de la
Culture n'avait pas peur des mormons. Désormais, il s'interroge. En
septembre 1987, comme celles d'autres pays, les Archives de France avaient
autorisé l'Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours à
microfilmer les archives de l'état civil sur plus de cent ans. Le
ministère de la Culture n'avait pas prévu Internet, ni même envisagé, en
termes éthiques, les conséquences de la constitution par cette Eglise d'un
vaste fichier mondial des morts. Le site mormon www.familysearch.org
permet aujourd'hui de consulter un «fichier des ancêtres» et deux autres
bases de données indexant environ 400 millions de morts. En un an,
Familysearch aurait enregistré 3 milliards de connexions. Devant ce
bouleversement, le directeur général des Archives de France, Philippe
Belaval, a convoqué, fin juin, les responsables mormons afin de
«réexaminer» les accords passés avec l'Eglise.
Baptiser les morts. En France donc, depuis 1987, des équipes d'«extracteurs» mormons microfilment les archives de l'état civil. Naissances, décès, mariages... La vie des grands-parents avant 1900 et celle de tous leurs aïeuls. Ils microfilment aussi les registres paroissiaux. Les «opérateurs» mormons ont ainsi déjà couvert 56 départements français, et 11 sont en cours de microfilmage. A raison de 4 000 bobines par an, soit environ 5 millions de photos, les mormons possèdent déjà 120 000 bobines et constituent patiemment le même fonds documentaire que les Archives de France, destiné à leur bibliothèque généalogique de Salt Lake City (Utah), aux Etats-Unis. En 1987, c'est l'aspect économique de l'affaire qui séduit le ministère de la Culture: les mormons offraient «gracieusement» à l'Etat la remise de deux copies de leurs microfilms. L'Eglise, elle, y trouvait un intérêt évangélique. En effet, grâce aux documents accumulés, les mormons baptisent les morts. Non seulement leurs parents, mais l'ensemble de leurs semblables. «Nous essayons de constituer la famille humaine, explique Christian Euvrard, porte-parole des mormons en France. Entre sa mort et sa résurrection, Christ est allé prêcher l'Evangile aux morts. Notre croyance, c'est que les hommes et les femmes peuvent avoir accès à l'Evangile dans le monde des esprits, après la mort. Pour nous, il n'y a pas plus vivant qu'un mort. L'Eglise s'est dit qu'il était intéressant de mettre toutes les données sur Internet.» Intéressant pour évangéliser les morts, et aussi les vivants. L'Eglise mormone attire ainsi vers elle les généalogistes et tous les passionnés d'histoire familiale. Pour se retrouver entre ses fichiers de recherche, l'Eglise, appuyée par IBM, vend depuis peu des logiciels spécialisés (Personal Ancestral File, Pedigree Source Files) et un CD-Rom comprenant son catalogue de microfilms. Prochainement, elle doit commercialiser un CD-Rom indexant 5 millions de noms puisés dans les archives départementales de la Meurthe-et-Moselle et de l'Ardèche. Cette déferlante a réveillé la direction des Archives de France et provoqué une première réunion d'explication avec les responsables mormons, fin juin. «L'existence du site Internet nous a conduits à nous interroger sur les choix de l'Etat et ceux de l'Eglise dans le traitement des données, explique à Libération Philippe Belaval, directeur général des Archives. Pourquoi l'Eglise met-elle ces données sur le Web? Dans quelle finalité, et dans quel contexte? La convention passée en 1987 ne prévoyait pas la révolution des nouvelles technologies. On ne peut plus en rester au statut quo.» L'enjeu financier de l'accord avec les mormons est aussi sur la table. «La situation financière des archives départementale n'est plus la même qu'en 1987. Beaucoup de services sont aujourd'hui en mesure d'effectuer eux-mêmes le microfilmage, ce qui était hors de portée à l'époque», relève encore Philippe Belaval. Réflexion éthique. Avec le Net, l'accord conclu en 1987 semble d'ores et déjà enfreint par les mormons. Il stipulait que «le but essentiel du microfilmage» était de permettre aux membres de l'Eglise «d'identifier leurs ancêtres afin de leur administrer dans leurs temples des rites religieux». Que l'utilisation des microfilms était «réservée» aux mormons. Et qu'enfin la société généalogique de Salt Lake City s'engageait à n'effectuer «aucune copie des microfilms sans l'autorisation de l'Etat français». Une diffusion en ligne change évidemment la donne. A ce jour, aucun contrôle n'a été effectué sur le fichage réalisé par les mormons, mais une réflexion d'ordre éthique et juridique doit s'engager dès septembre entre le ministère de la Culture et la Commission nationale informatique et liberté (Cnil). En 1987, d'ailleurs, cette dernière n'avait pas vu grand-chose. Si la convention interdisait «la mise sous programme» de l'origine ethnique, des causes de décès ou de la confession religieuse, elle autorisait le travail des chercheurs avalisés par la société généalogique d'Utah. Dans son rapport, le sénateur Henri Caillavet mentionnait même les «apports spectaculaires» du fichier des mormons dans le domaine médical. «Les chercheurs travaillent actuellement sur des programmes qui permettront de mettre en place des systèmes de prévention de plus de deux mille maladies», avait-il souligné, sans trop s'inquiéter de la fiabilité scientifique des chercheurs engagés par les mormons. Ces travaux constituent un sujet d'interrogation supplémentaire. A l'inverse des directives européennes, la législation américaine laisse libre court à l'usage et à la manipulation des fichiers informatiques. Eléments sensibles. La Cnil, qui a désormais un service spécialisé traitant des questions posées par l'Internet, pourrait donner beaucoup de fil à retordre aux mormons. «Dans un fichier d'état civil, il y a des éléments sensibles, indique un des experts de la commission. On peut s'interroger sur la portée d'une telle diffusion.» Avec les copies des registres paroissiaux, les mormons disposent ipso facto d'un fichier religieux. Reste le problème initial posé par le fichier: il est constitué de personnes décédées pour l'essentiel (à l'exception des centenaires) qui ne peuvent faire objection à leur présence sur ces listings, ni s'opposer aux baptêmes collectifs. En matière de fichiers, la jurisprudence de la Cnil reconnaît désormais le pouvoir des ayants droit des personnes décédées. Ainsi, la commission a choisi d'encadrer strictement la constitution d'un fichier de victimes disparues des spoliations pendant l'Occupation. Les mormons ont songé au problème, et respectent à leur façon le droit des défunts qu'ils baptisent. «Savoir si l'esprit du mort accepte ou non, nous l'ignorons, explique Christian Euvrard. Nous ne forçons pas les gens. Les morts ont leur libre arbitre.» .
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