Du Père éternel à Big Brother
Protéger la vie privée et les droits des individus est quasi impossible sur le Net.

Par EDOUARD LAUNET

Le mardi 22 août 2000


Nos ancêtres les mormons

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«Nous pouvons être fichés du seul fait de la technologie, qui produit des traces sans que nous en ayons conscience.»
Michel Gentot, président de la Cnil

Il existe un test tout simple, disponible sur plusieurs sites (1), grâce auquel tout internaute peut se faire une petite frayeur. Il suffit de cliquer sur un lien de la page test pour qu'immédiatement vous revienne à l'écran, pour ne pas dire à la figure, l'ensemble des informations qu'un serveur Web possède sur vous dès que vous vous connectez: ordinateur et logiciels utilisés, adresse IP (votre «numéro» sur le Net), localisation de la machine par laquelle vous transitez (adresse DNS), etc. Avertissement sans frais: rien de trop crucial là-dedans.

Plus inquiétante, mais tout aussi aisée, est une petite virée d'«ego-surf» sur les principaux moteurs de recherche. On entre son nom et on lance la bête. Là, les vraies mauvaises surprises commencent. C'est fou ce qu'on laisse comme traces sur l'Internet: vieux messages dans des forums, contributions diverses (professionnelles ou privées) sur des sites, etc. Et encore s'agit-il là de traces résultant d'une démarche volontaire, simplement oublieuses de notre droit à l'oubli (2). D'autres nous échappent. On ne contrôle pas ce que racontent les sites de parents, d'amis, voire d'ennemis. Pas plus qu'on ne contrôle la diffusion sur le Web des décisions de justice rendues par les tribunaux, avec parfois noms et adresses des intéressés, que cela soit sur des sites spécialisés ou des sites de journaux.

Enfin, il y a des sources plus surprenantes. Le grand fichier des mormons en est une. Les nouvelles technologies ne cessent d'en proposer d'autres. Bientôt, les téléphones portables auront leur puce GPS (positionnement par satellite), grâce à laquelle on pourra localiser un abonné à dix mètres près. Mises en temps réel sur le réseau, ces données permettraient de savoir en permanence qui est où. Le portail Yahoo a envisagé un temps de lancer un tel service, dans une version certes un peu moins sophistiquée.

Toutes ces informations sont éparpillées sur le cyberespace, mais deux clics et trois retours chariot suffisent à les rassembler. «La constitution d'un fichier résultait jadis d'une volonté. Nous étions fichés parce que quelqu'un souhaitait nous ficher. Aujourd'hui, nous pouvons aussi être fichés du seul fait de la technologie, qui produit des traces sans que nous en ayons toujours pleinement conscience, soulignait Michel Gentot, président de la Cnil, dans le dernier rapport de son organisme. Ces traces constituent autant de gisements de données qui touchent à notre vie privée et qui peuvent être exploitées, détournées, portées à la connaissance de tiers.» Depuis des mois, des officines font commerce de ce type de recherches, pour les cabinets de recrutement ou tout simplement pour des curieux.

La protection de la vie privée repose sur des lois nationales. Mais comment les faire respecter dans le cyberespace? Eternel problème. La Cnil voit les choses avec une grosse dose d'optimisme: «Force est de constater que l'expérience française de la protection des données personnelles a convaincu l'Europe, et que l'Internet devient un puissant instrument de diffusion de la culture "informatique et libertés" dans le monde», estime son président. Michel Gentot fait référence aux discussions en cours entre l'Union européenne et les Etats-Unis en vue de réguler les flux transfrontières des données personnelles induits par le commerce électronique (projet d'accord dit Safe Harbor). Mais ces grands chantiers internationaux, bilatéraux ou élaborés au sein du G8, ont pour seule ambition d'éliminer les entraves au e-commerce, et ne traitent donc qu'un pan du problème.

Les problématiques plus générales, liées à la vie privée ou aux limites de l'expression sur le réseau, semblent, elles, ne concerner personne. Les pouvoirs publics craignent d'apparaître liberticides. Les pouvoirs économiques souhaitent un minimum de contraintes. Les intermédiaires techniques (hébergeurs, fournisseurs d'accès...) plaident leur incapacité à contrôler quoi que ce soit. Les instances qui gouvernent l'Internet (Icann, W3C, Isoc) se focalisent sur les problèmes techniques. Les internautes eux-mêmes ont renoncé à faire appliquer les règles, non écrites certes, qui encadraient la communication sur le réseau du temps de ses pionniers. L'espace de liberté est acquis, les responsabilités qui vont avec sont désormais ignorées. Pour l'heure, il flotte dans l'air comme un parfum de défaite pour la société.

(1) On peut consulter notamment: www.cnil.fr/traces/index.htm

(2) La loi informatique et libertés reconnaît à l'individu un droit à l'oubli en limitant dans le temps la conservation des données nominatives stockées dans la mémoire des ordinateurs afin d'éviter d'attacher aux personnes des étiquettes définitives (article 28).


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