"Je n'ai jamais vraiment accepté l'idée selon laquelle
le cyberespace serait un lieu incontrôlable par les
gouvernements." D'entrée de jeu, Code and other laws of
cyberspace (1) entend faire table rase des courants de pensée
qui théorisent le Net comme un bordel ambiant. Lawrence Lessig,
avocat et prof à Harvard, annonce la couleur: spécialiste de droit
constitutionnel, il entend montrer que la liberté ne coule pas
plus de source dans le cyberespace que dans la nature. Selon lui,
la garantie de la liberté est fondée par l’ensemble des valeurs
qui forment une constitution. Cette constitution, estime Lessig,
existe dans le monde réel mais pas dans le cyberespace. Ou plus
précisément, si cette constitution existe sur le Net, elle est
mouvante, et surtout, elle n'est pas conçue ni choisie selon un
processus démocratique. Pour lui, ce qui régit les comportements
sur le réseau, en dernier ressort, c'est la technique,
l'informatique. Pour parvenir à ce constat, Lawrence Lessig
analyse la façon dont s'exerce la régulation des comportements
humains.
Sur le Net, la loi c'est le
code
Ainsi, lorsqu'une société
veut encadrer les conduites des individus qui la composent, elle
dispose de quatre moyens d'action: la loi, l'économie, la morale
et ce que Lessig appelle le "code", par analogie avec le code
informatique. Le concept est assez complexe. Il s’agit du cadre
dans lequel s’inscrit un comportement, mais aussi des propriétés
de l'objet qui induit celui-ci. Autrement dit, tous les éléments
physiques qui accompagnent un acte. La régulation du tabagisme,
par exemple, peut s’organiser selon quatre modalités,
indépendantes ou associées:
a/ la loi interdit de fumer
b/
le prix de la cigarette augmente de façon prohibitive
c/ le
fait de fumer est de plus en plus mal perçu et des campagnes de
sensibilisation entretiennent ce sentiment
d/ on diminue la
teneur en nicotine des cigarettes pour réduire la
dépendance
Bien sûr, dans ce dernier exemple, l’action sur le
dosage de la nicotine n'est pas suffisante pour faire cesser le
comportement. Pour être plus efficace, on pourrait aussi, par
exemple, doter les cigarettes d’un goût désagréable. On agirait
donc bien sur l'architecture de la cigarette, c’est-à-dire sur son
"code". De la même façon, la pose d'un verrou sur une porte pour
éviter le vol constitue une modification de son code. Le Réseau
étant une construction ex-nihilo , il dépend donc , avant tout, de
son architecture. Le désordre causé, l'an dernier par la
perspective du bug de l'an 2000, en constitue l’illustration la
plus visible. Agir sur le code, estime donc l'universitaire,
change la régulation elle-même. Alors que dans bien des cas, la
régulation dans le monde réel joue sur la contrainte subjective
(la peur d'être condamné), la technique développe un mode de
régulation purement objectif: on place des verrous. Le danger du
processus: il n'implique pas l'intériorisation de la norme par le
citoyen.
Vie privée, liberté d'expression
et bien commun
"Jusqu'à
présent, on ne nous a pas donné l'occasion de faire des choix sur
le code", déplore Lawrence Lessig. Certaines valeurs garanties
par la constitution américaine sont déjà menacées par
l'architecture du Net: le droit à la vie privée, mis en danger par
le croisement à l'infini des bases de données, la notion de bien
commun, mise à mal par protection renforcée de la propriété
intellectuelle, ou la liberté d'expression. Comment exercer cette
dernière, si chacun doit passer par le prisme d’un logiciel de
filtrage pour accéder à l’information? Ou si sa diffusion est
seulement possible selon des normes de communication imposées par
les firmes informatiques? Avant l’irruption de ces normes,
rappelle Lawrence Lessig, la loi sur le copyright qui protège la
propriété intellectuelle n’induisait pas un contrôle total sur
l'utilisation de l'œuvre. Elle tolérait "l'usage de bonne
foi", par la copie privée. Sur Internet, on ne laisse plus de
marge à l'individu. Le principal risque du code, selon Lessig,
réside donc dans la tentation de la perfection. Alors que le monde
réel laissait une marge d'appréciation à l'individu, le monde
virtuel privilégie l'efficacité totale. Pour Lessig, il fait
fausse route : plus que l'efficacité, c'est la transparence de la
régulation qui est fondamentale pour la démocratie.
Vers un
Assez pessimiste, l’auteur doute, enfin, de
la capacité générale à s’accorder sur un cadre qui garantisse ces
valeurs. "Le problème, c'est que nous n'avons plus aucune foi
dans les politiques", écrit-il. Il les juge soumis aux lobbies
économiques ou, lorsqu'ils sont au pouvoir, recroquevillés sur ce
qui leur reste de souveraineté. Résultat: "le commerce mettra
en place une architecture de contrôle avec le soutien des
gouvernements", annonce-t-il. Pour sceller la confiance entre
vendeurs et consommateurs, des passeports numériques seront ainsi
mis en place. Quel intérêt pour les États? En généralisant
l'identité numérique, ils pourront préserver leur part de
souveraineté dans le cyberespace. Un État A autorisant les casinos
en ligne refoulera l'internaute d’un État B où le jeu est
interdit, et inversement. Et le système fonctionnera au nom du
principe de réciprocité, affirme Lessig. L'Internet de demain
serait donc menacé par l'apparition de cyberfrontières, phénomène
qu'il appelle un "zoning" du Net.
Pour autant, un État
démocratique osera-t-il s’engager dans un tel rapport de
réciprocité avec une dictature? L’auteur, qui a mené sa réflexion
dans une perspective américano-américaine, ne s'embarrasse pas de
géopolitique. Car son but est avant tout d'attirer l'attention sur
le manque de transparence des choix de régulation du Net,
étroitement liés aux options techniques. En témoigne la référence
qui, dès les premières pages, indique l’axe de sa réflexion: la
fin de l’État dans l’ex-bloc soviétique n’a pas fait éclore la
démocratie, mais elle a fait le lit des mafias. "Sommes-nous
mieux préparés à notre révolution technologique que les
Soviétiques ne l'étaient face au marché?, s'interroge-t-il en
conclusion. La différence, c'est que nous avons quelque chose à
perdre."
(1)Code and other laws of cyberspace,
Basic Books, 1999
http://www.code-is-law.org/
Disponible
en poche dans les librairies en ligne américaines
À lire
aussi, l'essai de Stéphane Desrochers, juriste québécois:
Lawrence Lessig, étude de la paternité d'une théorie
normative du Cyberespace.
http://www.juriscom.net/universite/etudes/lessig.htm