Adresse :http://www.transfert.net/fr/cyber_societe/article.cfm?idx_art=1725&idx_rub=87


Le Net menacé par la technique
par Edgar Pansu
mis en ligne le 15 septembre 2000

Conseiller du juge Jackson dans le procès Microsoft, Lawrence Lessig a publié en octobre 1999 Code and other laws of cyberspace. L'ouvrage est devenu une référence dans les débats sur la régulation de l'Internet. Universitaire spécialiste des questions constitutionnelles, Lessig va à contre-courant des thèses présentant le Réseau comme un espace incontrôlable. Selon lui, le Net pourrait devenir un instrument de régulation très performant dans la mesure où, au final, l'ensemble du cyberespace repose sur une architecture informatique.


"Je n'ai jamais vraiment accepté l'idée selon laquelle le cyberespace serait un lieu incontrôlable par les gouvernements." D'entrée de jeu, Code and other laws of cyberspace (1) entend faire table rase des courants de pensée qui théorisent le Net comme un bordel ambiant. Lawrence Lessig, avocat et prof à Harvard, annonce la couleur: spécialiste de droit constitutionnel, il entend montrer que la liberté ne coule pas plus de source dans le cyberespace que dans la nature. Selon lui, la garantie de la liberté est fondée par l’ensemble des valeurs qui forment une constitution. Cette constitution, estime Lessig, existe dans le monde réel mais pas dans le cyberespace. Ou plus précisément, si cette constitution existe sur le Net, elle est mouvante, et surtout, elle n'est pas conçue ni choisie selon un processus démocratique. Pour lui, ce qui régit les comportements sur le réseau, en dernier ressort, c'est la technique, l'informatique. Pour parvenir à ce constat, Lawrence Lessig analyse la façon dont s'exerce la régulation des comportements humains.

Sur le Net, la loi c'est le code
Ainsi, lorsqu'une société veut encadrer les conduites des individus qui la composent, elle dispose de quatre moyens d'action: la loi, l'économie, la morale et ce que Lessig appelle le "code", par analogie avec le code informatique. Le concept est assez complexe. Il s’agit du cadre dans lequel s’inscrit un comportement, mais aussi des propriétés de l'objet qui induit celui-ci. Autrement dit, tous les éléments physiques qui accompagnent un acte. La régulation du tabagisme, par exemple, peut s’organiser selon quatre modalités, indépendantes ou associées:
a/ la loi interdit de fumer
b/ le prix de la cigarette augmente de façon prohibitive
c/ le fait de fumer est de plus en plus mal perçu et des campagnes de sensibilisation entretiennent ce sentiment
d/ on diminue la teneur en nicotine des cigarettes pour réduire la dépendance
Bien sûr, dans ce dernier exemple, l’action sur le dosage de la nicotine n'est pas suffisante pour faire cesser le comportement. Pour être plus efficace, on pourrait aussi, par exemple, doter les cigarettes d’un goût désagréable. On agirait donc bien sur l'architecture de la cigarette, c’est-à-dire sur son "code". De la même façon, la pose d'un verrou sur une porte pour éviter le vol constitue une modification de son code. Le Réseau étant une construction ex-nihilo , il dépend donc , avant tout, de son architecture. Le désordre causé, l'an dernier par la perspective du bug de l'an 2000, en constitue l’illustration la plus visible. Agir sur le code, estime donc l'universitaire, change la régulation elle-même. Alors que dans bien des cas, la régulation dans le monde réel joue sur la contrainte subjective (la peur d'être condamné), la technique développe un mode de régulation purement objectif: on place des verrous. Le danger du processus: il n'implique pas l'intériorisation de la norme par le citoyen.

Vie privée, liberté d'expression et bien commun
"Jusqu'à présent, on ne nous a pas donné l'occasion de faire des choix sur le code", déplore Lawrence Lessig. Certaines valeurs garanties par la constitution américaine sont déjà menacées par l'architecture du Net: le droit à la vie privée, mis en danger par le croisement à l'infini des bases de données, la notion de bien commun, mise à mal par protection renforcée de la propriété intellectuelle, ou la liberté d'expression. Comment exercer cette dernière, si chacun doit passer par le prisme d’un logiciel de filtrage pour accéder à l’information? Ou si sa diffusion est seulement possible selon des normes de communication imposées par les firmes informatiques? Avant l’irruption de ces normes, rappelle Lawrence Lessig, la loi sur le copyright qui protège la propriété intellectuelle n’induisait pas un contrôle total sur l'utilisation de l'œuvre. Elle tolérait "l'usage de bonne foi", par la copie privée. Sur Internet, on ne laisse plus de marge à l'individu. Le principal risque du code, selon Lessig, réside donc dans la tentation de la perfection. Alors que le monde réel laissait une marge d'appréciation à l'individu, le monde virtuel privilégie l'efficacité totale. Pour Lessig, il fait fausse route : plus que l'efficacité, c'est la transparence de la régulation qui est fondamentale pour la démocratie.

Vers un
Assez pessimiste, l’auteur doute, enfin, de la capacité générale à s’accorder sur un cadre qui garantisse ces valeurs. "Le problème, c'est que nous n'avons plus aucune foi dans les politiques", écrit-il. Il les juge soumis aux lobbies économiques ou, lorsqu'ils sont au pouvoir, recroquevillés sur ce qui leur reste de souveraineté. Résultat: "le commerce mettra en place une architecture de contrôle avec le soutien des gouvernements", annonce-t-il. Pour sceller la confiance entre vendeurs et consommateurs, des passeports numériques seront ainsi mis en place. Quel intérêt pour les États? En généralisant l'identité numérique, ils pourront préserver leur part de souveraineté dans le cyberespace. Un État A autorisant les casinos en ligne refoulera l'internaute d’un État B où le jeu est interdit, et inversement. Et le système fonctionnera au nom du principe de réciprocité, affirme Lessig. L'Internet de demain serait donc menacé par l'apparition de cyberfrontières, phénomène qu'il appelle un "zoning" du Net.
Pour autant, un État démocratique osera-t-il s’engager dans un tel rapport de réciprocité avec une dictature? L’auteur, qui a mené sa réflexion dans une perspective américano-américaine, ne s'embarrasse pas de géopolitique. Car son but est avant tout d'attirer l'attention sur le manque de transparence des choix de régulation du Net, étroitement liés aux options techniques. En témoigne la référence qui, dès les premières pages, indique l’axe de sa réflexion: la fin de l’État dans l’ex-bloc soviétique n’a pas fait éclore la démocratie, mais elle a fait le lit des mafias. "Sommes-nous mieux préparés à notre révolution technologique que les Soviétiques ne l'étaient face au marché?, s'interroge-t-il en conclusion. La différence, c'est que nous avons quelque chose à perdre."


(1)Code and other laws of cyberspace, Basic Books, 1999
http://www.code-is-law.org/
Disponible en poche dans les librairies en ligne américaines

À lire aussi, l'essai de Stéphane Desrochers, juriste québécois:
Lawrence Lessig, étude de la paternité d'une théorie normative du Cyberespace.
http://www.juriscom.net/universite/etudes/lessig.htm