Paru dans Quaderni n°44. Printemps 2001.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Notes

[1] Lijphart, A. (1975). The Politics of Accomodation, Pluralism and Democracy in The Netherlands. Berkeley, University of California Press.

[2] Bax, E. (1988). Modernization and Cleavage in Dutch Society, A Study of Long Term Economic and Social Change. Groningen, Rijksuniversiteit Groningen.          

[3] http://portal.omroep.nl/ [4] op. cit.

[5] Séculariser: « faire passer du domaine ecclésiastique au domaine laïc » (Dictionnaire Hachette 1980)

[6] Kennedy, J. C. (1995). Nieuw babylon in aanbouw, Nederland in de jaren zestig. Amsterdam, Boom.

[7] Oosterhuis, H. (1992). Homoseksualiteit in Katholiek Nederland, Een sociale geschiedenis 1900-1970. Amsterdam, SUA.   

[8] NMO (Nederlandse Moslim Omroep), une heure par jour sur Nederland-1, trois heures par semaine sur Radio-5, dont une heure en arabe et une heure en turc)[8] a été créé à la place. Il ne s’occupe que de questions religieuses (comme OHM pour les hindous, RKK, KRO et IKON pour les catholiques, EO pour les évangélistes, NIK pour les juifs, NCRV pour les protestants, etc.)

[9] Le NRC Handelsblad, qui a lancé le « débat »,l’ intitule « le drame multiculturel » : http://www.nrc.nl/W2/Lab/
Multicultureel/inhoud.html

[10] Par exemple, les riches à droite, les gais et les immigrés à gauche…Cela paraît une évidence mais il est encore de nombreux politiques qui utilisent cet argument pour interdire l’expression des identités alternatives, même aux Pays-Bas.

[11] Voir le très perspicace(et malheureusement néerlandophone) ouvrage de Baukje Prins (2000). Voorbij de onschuld, Het debat over de multiculturele samenleving. Amsterdam, Van Gennep.    

[12] Le ratio de représentation au parlement  s’obtient en divisant le pourcentage de députés issus d’une minorité par le pourcentage de la minorité de la population totale. Bien sûr certains pourcentages de la population sont difficiles à mettre en œuvre. Nous avons donc considéré que les gais représentent entre 4 et 7% de la population, et pour les étrangers nous nous basons sur les chiffres de l’INSEE et du CBS, les deux extrêmes comprenant l’option basse (seulement les nationaux d’origine étrangère) et l’option haute (tous les habitants d’origine étrangère, quelle que soit leur nationalité), le choix de ne considérer que les uns ou les autres étant éminemment politique.
[13] Rehwinkel (2000*)
[14] pour plus de détails voir mon papier sur http://www.chez.com
/girafe/personnel.html

[15] glasplafond en néerlandais (Karimi, Speolman 2000*)
[16] Karimi (2000*)
[17] Jour très important de présentation du budget, très protocolaire, marquant en général la rentrée politique de septembre...
[18] Spoelman, PvdA (2000*)
[19] Parlementaire anonyme (2000*)
[20] Parlementaire VVD (libéral) d’origine marocaine.
[21] L’affaire Gümüz, du nom d’une famille turque présente illégalement sur le territoire néerlandais, et qui avait ouvert un commerce (tailleur), payant ses impôts, avait donné lieu à un débat animé sur le sort des illégaux blancs, nom donné aux Pays-Bas (witte immigrant) aux illégaux ayant fait preuve d’intégration et participant au bien-être collectif par leur travail. Le débat avait porté sur la question de savoir si, dans ce cas, une légalisation de leur séjour était possible ou pas. La question fut tranchée par leur expulsion, le PvdA votant contre, apparemment à la suite de tractations avec le VVD portant sur des scandales dans lesquels des ministres PvdA étaient impliqués. Le PvdA a donc « acheté » la paix de ses ministres en votant avec discipline pour l’expulsion de la famille Gümüz. Les quatre députés allochtones alors présents au PvdA et au VVD avait alors voté pour l’expulsion de la famille Gümüz, montrant selon Rabbae (GroenLinks)  la force de normalisation des grands partis.
[22] Parlementaire anonyme (2000*)
[23] Trouw du 2 novembre 2000, p.19.
[24] Deux femmes politiques, respectivement d’origine surinamienne et hindoustani ( indo-surinamienne).
[25] Parlementaire anonyme (2000*)

Le multiculturalisme néerlandais :
être tolérant malgré soi
 

Les Pays-Bas jouent souvent le rôle du pays européen le plus exotique où tout ce qui est improbable semble être expérimenté, des visites aux prostituées remboursées par la sécurité sociale aux coffee-shops ouverts 24h/24, en passant par l’ouverture du mariage aux gais et l’euthanasie. Moins connu du grand public, le multiculturalisme est une institution centrale de la politique néerlandaise, souvent à l’origine de nombreux conflits et débats qui ébranlent régulièrement la tranquillité du royaume submersible, et qui est, d’un point de vue français, bien plus exotique que tous les thèmes dont nous avons l’habitude d’entendre parler.

Le multiculturalisme est le niveau zéro de la propagande néerlandaise moderne : toutes les cultures sont égales et doivent être traitées comme telles. Cela peut être vu comme l’idéologie assurant la cohésion du royaume, mais aussi comme une vaste illusion politique. Après avoir passé rappelé les racines historiques du multiculturalisme, le compartimentage (1.), nous nous pencherons sur sa réalité, dans les média (2.) comme en politique (3.).

1. Du compartimentage au multiculturalisme

Le compartimentage : compromis corporatiste

Tout comme la France à la même époque, les Pays-Bas sont ravagés au début du XXème siècle par les conflits de plus en plus violents opposants religieux et laïques. Alors que ces combats se soldent en France par la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les Pays-Bas se pacifient en 1917 sur un compromis très différent, le compartimentage (verzuiling en néerlandais).

Les catholiques néerlandais, démographiquement majoritaires, étaient depuis plusieurs siècles pragmatiquement tolérés (en particulier parce qu’ils s’occupaient de leurs propres pauvres), mais n’avaient jamais été amenés à partager le pouvoir avec les protestants. En réaction à leurs demandes et à leur communautarisation de plus en plus poussée, certains protestants, avec Abraham Kuiper à leur tête (fondateur du parti anti-révolutionnaire protestant en 1878, puis de l’Université Libre d’Amsterdam en 1880) avaient développé une idéologie assez spéciale qui réclamait en particulier le droit de s’organiser selon des critères religieux. Une alliance stratégique avec les catholiques permet d’aboutir au compromis de 1917, lequel donne des droits constitutionnels aux différents groupes religieux, mais aussi politiques (au premier rang desquels les socialistes et les libéraux).
Une culture du secret et du compromis est développée. Lijphart[1] décrit à merveille de système, même si son enthousiasme à démontrer son côté démocratique peut être parfois agaçant. Pour résumer brièvement un état des lieux assez touffu, les élites de chaque pilier s’entendent pour ne pas discuter de leurs divergences, pour négocier dans le secret, pour dépolitiser au maximum la plupart des débats (présentés alors comme un débat technique).

Autre principe important, le gâteau étatique est partagé entre les différents piliers (zuilen en néerlandais, les spécialistes bataillant autour de leur nombre, se demandant si on peut mettre tous les protestants dans le même pilier, si les libéraux forment un pilier par défaut ou non…[2]), chacun recevant des subsides proportionnels à leur poids démographique. Ainsi chaque pilier se crée un réseau d’écoles, d’hôpitaux, de journaux et de syndicats, les plus puissants étant bien entendu les deux blocs religieux (le protestant et le catholique). Avec l’apparition des média électr(on)iques, les différents piliers se voient attribuer des fréquences et des heures d’antennes à travers leurs sociétés de diffusion (les omroepen)[3], proportionnelles au nombre de leurs abonnés. Ils se partagent ainsi les différentes radios, puis chaînes de télévision.
A l’image de ce que nous prédit Foucault, ce pluralisme institutionnalisé n’est pas synonyme de liberté et de démocratie – et pourtant nombreux sont ceux qui aiment passionnément cette idée – mais au contraire de contrôle social : les Pays-Bas sont jusqu’aux années soixante un pays extrêmement conservateur et où un contrôle social énorme s’exerce au sein de chaque pilier. Pour preuve, l’échec des syndicats unifiés, en particulier dû au refus des élites religieuses d’autoriser leurs ouailles à s’unir aux athées. Le contrôle de chaque piler sur ses membres s’appuie sur l’idéologie nationale, mais aussi sur un réseau d’aide aux familles financé par l’Etat-providence : qui naît catholique est soigné dans une clinique catholique, va à l’école catholique, lit les journaux catholiques (de Volkskrant), écoute la radio catholique (KRO), se marie à un/une catholique, milite dans un syndicat catholique, si possible fait ses course chez des commerçants catholiques… Il y a donc décentralisation sociale du contrôle étatique, mais le contrôle social par les piliers n’en est pas moins réel. De fait l’émancipation des différents groupes (au premier rang desquels les catholiques) ne rime alors pas du tout avec émancipation des individus du groupe.
Loin d’être un système démocratique, le compartimentage est selon certains politologues plutôt polyarchique : plusieurs élites règnent sur leurs groupes respectifs, leur cohabitation à la tête de l’Etat étant réglée par une culture politique très particulière, telle que décrite par Lijphart[4].

La sécularisation et le maintien des normes de pouvoir

Ce système politique et social, s’il atteint son apogée après la deuxième guerre mondiale, est remis en question dès les années soixante. Le jugement pour blasphème de certains écrivains (Abram de Swaan en 1965, Gerard van het Rêve en 1966) semble féodal et les réactions outrées de la presse montre que ce qui était possible en 1960 ne l’est plus cinq ans plus tard. Curieusement (d’un point de vue français), c’est des catholiques que vient le signal d’une grande révolution séculaire[5].
Les prémices d’une remise en question de l’ordre classique (souvent analysé comme conservateur, autoritaire, sexiste, homophobe, religieux et xénophobe) viennent des élites religieuses. James C. Kennedy[6] explique le complexe mouvement de remise en question des élites pendant les années soixante : persuadées d’avoir affaire à la fin d’un monde, elles ont essayé de penser l’après-compartimentage. L’élite religieuse pense que si elle ne se réforme pas, elle est amenée à disparaître, et sa survie dépend de sa capacité à animer une avant-garde efficace. Les catholiques néerlandais ont été assez longtemps minoritaires pour savoir ne pas se comporter en gestionnaires de patrimoine, et les calvinistes, bien qu’anti-révolutionnaires, ne sont pas tous conservateurs et surtout sont persuadés du caractère inévitable de la modernité. Plutôt que de lutter, mieux vaut à leurs yeux accompagner.
Un exemple frappant est donné par Harry Oosterhuis[7]: Les homosexuels, harcelés par la police et incapables d’obtenir une reconnaissance officielle des autorités, trouvent en l’Eglise catholique un étrange allié. En effet, la position privilégiée de celle-ci au sein du système de santé l’amène à reconsidérer ses positions vis-à-vis de l’homosexualité, en particulier sous la pression de psychiatres pour qui il devient difficile de la considérer comme une pathologie. Une évolution philosophique analogue du clergé catholique en faveur des homosexuels auxquels ils sont confrontés dans ses paroisses ne fait qu’accélérer une prise de conscience quant à l’injustice du sort qui leur est réservé, et ouvre la voie à des réformes légales et morales.
La reprise en main musclée par le Vatican de l’Eglise via des nominations très contestées d’évêques réactionnaires ne fait que précipiter la sécularisation : la porte de la réforme avait été entrouverte, et il était désormais impossible à de nombreux catholiques d’accepter le manque de débat démocratique au sein de leur Eglise. Amsterdam devient alors le lieu de spectaculaires créations ludiques : tentatives de collectivisation des voitures et des vélos (les voitures et les vélos « blancs »), mais aussi remise en question des forces de l’ordre, terrorisme pacifique des Provos et cours d’éducation sexuelle dans les rues.
La reconnaissance par les autorités de ces différents mouvements sociaux est assez rapide, et de fait facilité par les lois régulant le compartimentage. Au nom de l’égalité des citoyens et du traitement égal de toutes les croyances, les activités des anarchistes, krakkers, homosexuels, lesbiennes, féministes et autres sont financés par l’Etat de la même manière qu’il a pu subventionner les activités des différents piliers. Ces subsides peuvent être vus comme des tentatives de contrôle par l’Etat (et dans certains cas, comme celui des homosexuels du COC, c’est effectivement ce qui se passe), mais aussi comme une réelle ouverture des autorités à la société civile, qui va profondément transformer l’idéologie étatique.
Bien qu’il n’y ait pas eu de révolution spectaculaire comme celle que Paris a pu connaître en 1968, la révolution sociale déclenchée dans les années soixante est très profonde et amène non seulement à une sécularisation de la population, mais surtout à une sécularisation poussée de la politique. Cependant, quand bien même les Néerlandais ne semblent plus croire qu’en l’Euro, le système politique est resté largement inchangé. Sa remise en question lors des récents débats sur le multiculturalisme a ainsi remis en question les structures politiques et culturelles héritées du compartimentage.

Emancipation religieuse et sexuelle (blanche)

Le récent vote par la deuxième Chambre néerlandaise de la loi assurant l’accès au mariage pour les couples du même sexe (et aussi, de fait, l’adoption) semble illustrer le degré de sécularisation de la politique batave. La seule opposition en 2000 à cet accès est celle des trois partis protestants orthodoxes (klein rechts, petite droite) et du CDA (parti chrétien-démocrate d’union entre catholiques et protestants), en chute libre depuis dix ans. Le CDA, pivot des coalitions pendant 80 ans (sous des noms et des formes diverses), a en effet été écarté depuis 1994 du gouvernement au profit d’une alliance violette (paars) entre les bleus libéraux du VVD et les roses travaillistes du PvdA, qui ont de fait créé le premier gouvernement complètement séculaire du siècle.
Ce gouvernement violet semble avant tout être la reconnaissance officielle d’un profond mouvement de sécularisation de la société. Cette sécularisation n’est elle-même que la conséquence d’un mouvement plus profond d’émancipation des Néerlandais de leurs piliers d’origine. Ainsi, le compartimentage néerlandais a permis, en l’espace d’un petit siècle, d’émanciper les groupes minoritaires de leur tutelle politique et culturelle, puis d’émanciper les individus de leurs piliers/groupes. Il y a donc eu, aussi paradoxal que ça paraisse, assimilation par l’intégration et la ségrégation.
Cependant l’émancipation reste réservé à certains groupes. Les femmes n’ont connu l’émancipation économique que très récemment : la croissance de l’économie n’est pas vraiment due à un « modèle polder », mais plutôt à l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail (en particulier sous la forme de travail à temps partiel). Les chrétiens se sont émancipé des Eglises, les homosexuels ont un accès de plus en plus égalitaire à toutes les institutions (politique, mariage, armée, enseignement), mais cela concerne surtout les néerlandais blancs, appelés aussi autochtones (autochtonen).
La question centrale autour du compartimentage est son utilité pour les groupes minoritaires, au premier rang desquels les immigrés (appelés aux Pays-Bas « allochtones » allochtonen, terme a priori neutre, popularisé dans les années soixante-dix par la sociologue Verwey-Jonker): Est-ce un outil d’émancipation, certes lent mais qui a fait ses preuves, ou bien une antiquité dont profitent honteusement les allochtones ?
Le compartimentage, instrument de l’émancipation des groupes, peut être vu comme un outil d’émancipation des nouveaux arrivants, ou au contraire comme une structure anachronique, toujours est-il que, même dans les non-dits de la politiques néerlandaise, le compartimentage reste l’outil central du multiculturalisme.

2. Réalisme, innocence perdue et non-dits

Une politique en question

A l’éternelle question « multiculturalisme, intégration ou assimilation ? », le pouvoir néerlandais a bien du mal à répondre. Ne serait-ce que parce que, nous l’avons vu, les « citoyens » (sans attache à un groupe particulier, et il faut bien entendu lire ici les Néerlandais de souche) ont acquis ce statut d’indépendance identitaire grâce au (dé)compartimentage, c’est à dire l’assimilation par l’intégration et la ségrégation.
Depuis dix ans, une politique de « citoyennisation » (inburgering) incite les immigrés à se néerlandiser à grands renforts de cours de néerlandais et de culture. Cette politique ne concerne cependant que certains groupes jugés « à risque », et dans les faits nombre de ceux qui en auraient le plus besoin sont sur liste d’attente, alors que d’autres en profitent on ne sait comment.
Par ailleurs le compartimentage, ou ce qu’il en reste, offre a priori aux allochtones de nombreuses possibilités d’émancipation collective, notamment au travers de l’école et des média. La loi autorise l’ouverture d’écoles selon certains critères (en gros : ne pas s’organiser sur des critères nationaux et respecter les programmes) et organise même son financement à 100% par les autorités. De fait une trentaine d’écoles primaires musulmanes se sont créées, surtout dans les grandes villes, et un collège musulman vient d’être ouvert à Rotterdam.
Nombreux sont les politiciens qui sont embarrassés par ces écoles : rien ne leur permet de s’opposer à leur création (le libre choix à l’éducation est inscrit dans la Constitution), mais beaucoup sentent confusément que ce n’est pas forcément la voie la plus rapide vers l’intégration et que la majorité des électeurs n’approuve pas vraiment la création de ces écoles. Dans le cas des écoles musulmanes, les Néerlandais sont tolérants malgré eux : ils sont forcés par un système politique archaïque, remontant à presque un siècle, à accorder les mêmes droits aux musulmans que ceux dont jouissent les autres religions.
L’incohérence du système est ainsi soulignée par l’attitude des autorités chargées des média vis-à-vis de ces mêmes musulmans : alors que la création d’omroepen (sociétés de diffusion, pouvant être basées aussi bien sur des critères culturels que religieux) s’occupant de l’intégration en douceur des Turcs et des Marocains semblait logique, il leur a été préféré la diffusion des deux chaînes nationales (RTM-1 et TRTint), fortement marquées par l’idéologie du pouvoir et centrées sur le Maroc et la Turquie, ne facilitant donc pas vraiment la compréhension du pays d’accueil pour les arabophones ou turcophones exclusifs (très nombreux parmi la première génération).
Un omroep musulman[8] existe, mais il a avant tout une fonction religieuse, et il serait naïf de croire que trois heures d’émission par semaine aideront des immigrés musulmans d’origines très diverses (Marocains, Turcs, Indonésiens, Surinamiens, Néerlandais convertis…). De fait ces incohérences montrent bien que le débat est loin d’être achevé et que la politique néerlandaise d’intégration est loin d’être cohérente.

Débat réactionnaire, modèle français et islam

L’idéologie officielle fait des Pays-Bas un pays multiculturel. Le compartimentage avait obligé les élites à s’associer aux autres cultures, même si les différences ethnologiques étaient très faibles. Depuis une dizaine d’années on trouve cependant certains personnages publics qui remettent cette idéologie en question. Le premier à le faire est Frits Bolkenstein, longtemps tête de liste du VVD (parti libéral), et désormais commissaire européen. Officiellement inspiré des idéaux français, il chasse souvent sur les terres de l’extrême droite. Ses défenseurs avancent l’idée que c’est par ces incursions vers le nationalisme que jamais les partis extrémistes n’ont pu se développer aux Pays-Bas. Le recours au modèle français républicain cache mal un manque d’idée réel, et une seule envie inavouée : ne pas être confronté à la différence, en particulier si elle est ethnique.
Sous des dehors très progressistes, on voit bien souvent les mêmes débats éculés resurgir sous des formes différentes. Ainsi Paul Scheffer a-t-il relancé le débat sur l’intégration en utilisant les clichés préférés de l’extrême droite (même s’il est a priori plutôt travailliste) : les immigrés ne s’intègrent pas, font trop d’enfants, vivent entre eux et pratique un Islam qui est par essence incompatible avec la modernité… Ses propos sont repris dans la presse, un mini-drame intellectuel s’ensuit[9], et on assiste soudainement à un grand déballage nationaliste montrant que le multiculturalisme, idéologie officielle, est loin d’être du goût de tous. Derrière Bolkenstein s’engouffre Pim Fortuyn, éditorialiste girouette passé de l’extrême gauche à l’extrême droite. Ouvertement gai, il utilise son identité homosexuelle pour désigner l’Islam comme son ennemi personnel. Outre le fait que cela montre qu’une identité assumée n’est pas synonyme d’obligation politique[10], cela montre aussi la faible assise du multiculturalisme dans une partie de la presse et du monde intellectuel[11].

3. La réalité du multiculturalisme en politique

Quelle présence en politique ?

Une autre façon de voir dans quelle mesure le multiculturalisme est réel est de se pencher sur la représentation politique. A première vue, le multiculturalisme est ici une réalité tangible. Au parlement, les minorités sont largement représentées, qu’il s’agisse des femmes, des gais ou des allochtones. On y trouve 35% de femmes, 5% de gais, 6% d’allochtones d’origines différentes. Le ratio de représentation[12] de chaque type de minorité est assez impressionnant, surtout si on le compare à celui du parlement français, comme représenté dans le tableau ci-dessous :

 

 

Pourcentage Deuxième Chambre

Ratio de représentativité Deuxième Chambre / population concernée

 

Pays-Bas

France

Pays-Bas

France

Femmes

35

10.7

0.69

0.20

Gais (mixte)

5

0.2

0.71- 1.25

0.03- 0.05

Lesbiennes

1

0

0.20- 0.14

0

Allochtones (mixtes)

6

0.2

0.30- 1.25

0.03- 0.09

Allochtones (femmes)

5

0

1.00- 1.80

0

Comparatif: statistiques de représentativité minoritaire de la législature néerlandaise (Deuxième Chambre) élue en mai 1998 et de l’Assemblée nationale française (élue en septembre 1998).

 Les gais et les femmes allochtones sont très bien représentées, et même si les autres ratios sont parfois loin de 1.00, la situation est tout de même moins dramatique qu’en France. Tout comme en France, les minorités ont un plus grand accès à la représentation physique au parlement à gauche qu’à droite (le plus ouvert étant le GroenLinks, parti vert de gauche, suivi par les travaillistes du PvdA, puis par les libéraux du VVD). Cette ouverture est facilitée par le mode de scrutin (proportionnelle avec circonscription unique), mais aussi par la mentalité qui, comme nous venons de le voir, penche vers le pluralisme représentatif.
Cette présence physique ne doit cependant pas être confondue avec la présence politique. En effet si se voir inscrire à une place éligible est possible, accéder à des responsabilités et jouir d’une grande liberté de parole au parlement est loin d’être évident.

Les parlementaires minoritaires, sont, à quelques exceptions près, privés de réelle représentation politique. Quelques gais sont vus avec des « lunettes roses »[13] et il leur est difficile d’aborder les sujets ayant rapports aux gais sans qu’il leur soit plus ou moins reproché de faire preuve d’impartialité[14]. Il en est de même pour les femmes, qui outre le fait qu’elles doivent souvent supporter un sexisme qui ne dit pas son nom (remarques sur l’habillement, l’apparence, sur les compétences), se heurtent au « plafond de verre »[15] :
Le machisme existe bien mais il est plus subtil, plus doux qu’ailleurs. Il y a une culture de la politesse qui fait qu’il est moins violent qu’ailleurs. Cependant, en 1998, lors du discours de politique générale, sur les dix ministres représentant le gouvernement, je ne voyais que des costumes gris, aucune femme. Cela illustre assez bien le plafond de verre je crois. Sur les 40% présentes au Parlement, aucune n’était là. Dans les commissions, la même impression.[16]

L’apparence est très importante, mais pour les femmes elle est essentielle. Lors du
Prinsjesdag[17], les femmes se doivent de dépenser des mois de salaire pour s’habiller, les hommes se contentent d’un costume. [18]


Les parlementaires d’origine allochtone sont quant à eux obligés de faire le dos rond. On leur demande d’être à la fois assez visible pour qu’ils montrent à quel point le parti est multiculturel et moderne, et à la fois d’être aussi normal que possible. Beaucoup en viennent à justifier leur peu d’originalité politique par le fait que leur origine n’est qu’un hasard du destin. Dans le cadre néerlandais, cela peut relever de la mauvaise foi :
Ce déni de l’origine est incroyable. Le premier maire allochtone aux Pays-Bas a nié le fait qu’il était devenu maire à cause de ses origines, alors que c’est évident que c’est aussi en partie pour cela qu’il a été choisi. Dès qu’ils atteignent le sommet, les politiques minoritaires ne veulent plus qu’on leur en parle. Ils ne veulent pas être l’Arabe ou le pédé de service.[19]

Par ailleurs il est des politiciens allochtones qui semblent avoir été choisis pour leur origine, mais aussi pour leurs opinions pro-assimilation. Beaucoup de mauvaises langues pensent que ce n’est pas un hasard si certains députés allochtones ont été choisis par leur parti pour figurer sur la liste :
Cherribi[20] est très enthousiaste vis-à-vis des valeurs individualistes prônées par Bolkenstein, et je pense qu’il y croit sincèrement. Mais ce n’est pas par hasard s’il a été choisi : il n’est pas du tout prêt à défendre des gens comme les Gümüz[21], au contraire. Malgré ses origines et son apparence il ne représente aucune identité divergente.[22]

A la décharge de ce dernier, il faut dire que le système, malgré une propagande clamant que tout le monde peut devenir représentant du peuple, est au moins aussi compétitif qu’en France. Outre l’élection en soi (il n’y a que 150 sièges au parlement, ce qui rend la scène politique nationale très compétitive), la survie politique des députés dépend grandement de l’assentiment de leur parti. Dans le cas des députés minoritaires, bien souvent dotés de moins de capitaux (symboliques et sociaux), cela les met d’autant plus à la merci de leur parti. Dans les partis de gauche, où une forme de caucus à l’américaine sert à désigner les candidats, il existe certes une pression de la base, mais dans les partis de droite le processus d’élection dirigé par le chef de parti rend les députés minoritaires directement dépendants de ce dernier.
Cette situation de vassalité rend la position des députés minoritaires délicate, et explique en grande partie la faiblesse de la présence politique des minorités au parlement haguenois, malgré une présence physique impressionnante.

Une  nouvelle génération

Une enquête récemment publiée dans Trouw[23] et réalisée par l’Instituut Voor Publiek en Politiek (IPP) auprès des hommes et femmes politiques allochtones qui sont élus au niveau municipal, montre que ceux-ci se sentent relativement bien intégrés et acceptés par leurs collègues. Ce résultat, a priori paradoxal par rapport à mes trouvailles, est assez encourageant. En effet, le cursus normal des politiciens est de se faire un nom au niveau local, puis de se voir inviter par leur parti sur la liste des législatives. Il y a donc une grande chance que certains de ces élus municipaux deviennent un jour député(e)s, apportant avec eux leur assurance et leur identité.
Cependant, il est des politiciens qui semblaient très prometteurs qui ont été avalés tous crus par le système, une fois élus à La Haye. Ainsi, Patricia Remak (VVD), brillante politicienne de la banlieue d’Amsterdam, et d’origine surinamienne, s’était fait remarquer en arrivant le premier jour au Parlement en costume traditionnel. Mais depuis, elle semble ne plus pouvoir quitter son costume gris :

Remak s’est éteinte au parlement. C’est dommage. Elle était si brillante à Amsterdam Zuid-Oost.
 Quant à Lucie [Kortram] ou à Tara [Oedayraj][24], après un bref passage dans les journaux, on ne les a plus vues.[25]


Il semble donc que le système politique haguenois, malgré une volonté affichée d’exposer ses différences culturelles, ne puise s’empêcher de couper les têtes qui dépassent.

Conclusions

Le multiculturalisme est souvent présenté comme la plus belle réalisation collective néerlandaise après les polders, même si sa réalisation concrète est loin d’être évidente. Les limites du multiculturalisme néerlandais, outre le peu de profondeur de l’antiracisme consensuel, sont principalement dues au manque de compréhension de la différence par le monde politique haguenois. Cela illustre à la perfection la réalité du multiculturalisme néerlandais : une tolérance de façade, beaucoup d’assurance de soi (certains appelleraient cela arrogance), mais peu d’ouverture réelle.
Malgré un échec relatif du modèle batave, il ne faut pas ignorer la force des prédictions auto-réalisatrices : même si les Néerlandais ne sont pas beaucoup plus tolérants que les Français, ni beaucoup moins racistes, le fait qu’ils se pensent comme tolérants et imbibés de multiculturalisme les force à se débrouiller pour que le rêve colle à la réalité. Et, de fait, on voit des nouvelles têtes un peu plus exotiques apparaître chaque jour dans les média et au parlement, ce qui est encore loin d’être le cas en France.

Laurent Chambon (UvA)

> Retour aux articles
> Retour au menu