Le
multiculturalisme néerlandais : être tolérant malgré soi
Les Pays-Bas jouent souvent le rôle du pays européen le plus
exotique où tout ce qui est improbable semble être expérimenté, des
visites aux prostituées remboursées par la sécurité sociale aux
coffee-shops ouverts 24h/24, en passant par l’ouverture du mariage
aux gais et l’euthanasie. Moins connu du grand public, le
multiculturalisme est une institution centrale de la politique
néerlandaise, souvent à l’origine de nombreux conflits et débats qui
ébranlent régulièrement la tranquillité du royaume submersible, et
qui est, d’un point de vue français, bien plus exotique que tous les
thèmes dont nous avons l’habitude d’entendre parler.
Le
multiculturalisme est le niveau zéro de la propagande néerlandaise
moderne : toutes les cultures sont égales et doivent être
traitées comme telles. Cela peut être vu comme l’idéologie assurant
la cohésion du royaume, mais aussi comme une vaste illusion
politique. Après avoir passé rappelé les racines historiques du
multiculturalisme, le compartimentage (1.), nous nous pencherons sur
sa réalité, dans les média (2.) comme en politique
(3.).
1. Du compartimentage au
multiculturalisme
Le compartimentage : compromis
corporatiste
Tout comme la France à la même époque, les
Pays-Bas sont ravagés au début du XXème siècle par les
conflits de plus en plus violents opposants religieux et laïques.
Alors que ces combats se soldent en France par la loi de 1905 sur la
séparation de l’Eglise et de l’Etat, les Pays-Bas se pacifient en
1917 sur un compromis très différent, le compartimentage
(verzuiling en néerlandais).
Les catholiques
néerlandais, démographiquement majoritaires, étaient depuis
plusieurs siècles pragmatiquement tolérés (en particulier parce
qu’ils s’occupaient de leurs propres pauvres), mais n’avaient jamais
été amenés à partager le pouvoir avec les protestants. En réaction à
leurs demandes et à leur communautarisation de plus en plus poussée,
certains protestants, avec Abraham Kuiper à leur tête (fondateur du
parti anti-révolutionnaire protestant en 1878, puis de l’Université
Libre d’Amsterdam en 1880) avaient développé une idéologie assez
spéciale qui réclamait en particulier le droit de s’organiser selon
des critères religieux. Une alliance stratégique avec les
catholiques permet d’aboutir au compromis de 1917, lequel donne des
droits constitutionnels aux différents groupes religieux, mais aussi
politiques (au premier rang desquels les socialistes et les
libéraux). Une culture du secret et du compromis est développée.
Lijphart décrit à
merveille de système, même si son enthousiasme à démontrer son côté
démocratique peut être parfois agaçant. Pour résumer brièvement un
état des lieux assez touffu, les élites de chaque pilier s’entendent
pour ne pas discuter de leurs divergences, pour négocier dans le
secret, pour dépolitiser au maximum la plupart des débats (présentés
alors comme un débat technique).
Autre principe important, le
gâteau étatique est partagé entre les différents piliers
(zuilen en néerlandais, les spécialistes bataillant autour de
leur nombre, se demandant si on peut mettre tous les protestants
dans le même pilier, si les libéraux forment un pilier par défaut ou
non…), chacun
recevant des subsides proportionnels à leur poids démographique.
Ainsi chaque pilier se crée un réseau d’écoles, d’hôpitaux, de
journaux et de syndicats, les plus puissants étant bien entendu les
deux blocs religieux (le protestant et le catholique). Avec
l’apparition des média électr(on)iques, les différents piliers se
voient attribuer des fréquences et des heures d’antennes à travers
leurs sociétés de diffusion (les omroepen),
proportionnelles au nombre de leurs abonnés. Ils se partagent ainsi
les différentes radios, puis chaînes de télévision. A l’image de
ce que nous prédit Foucault, ce pluralisme institutionnalisé n’est
pas synonyme de liberté et de démocratie – et pourtant nombreux sont
ceux qui aiment passionnément cette idée – mais au contraire de
contrôle social : les Pays-Bas sont jusqu’aux années soixante
un pays extrêmement conservateur et où un contrôle social énorme
s’exerce au sein de chaque pilier. Pour preuve, l’échec des
syndicats unifiés, en particulier dû au refus des élites religieuses
d’autoriser leurs ouailles à s’unir aux athées. Le contrôle de
chaque piler sur ses membres s’appuie sur l’idéologie nationale,
mais aussi sur un réseau d’aide aux familles financé par
l’Etat-providence : qui naît catholique est soigné dans une
clinique catholique, va à l’école catholique, lit les journaux
catholiques (de Volkskrant), écoute la radio catholique
(KRO), se marie à un/une catholique, milite dans un syndicat
catholique, si possible fait ses course chez des commerçants
catholiques… Il y a donc décentralisation sociale du contrôle
étatique, mais le contrôle social par les piliers n’en est pas moins
réel. De fait l’émancipation des différents groupes (au
premier rang desquels les catholiques) ne rime alors pas du tout
avec émancipation des individus du groupe. Loin d’être un
système démocratique, le compartimentage est selon certains
politologues plutôt polyarchique : plusieurs élites règnent sur
leurs groupes respectifs, leur cohabitation à la tête de l’Etat
étant réglée par une culture politique très particulière, telle que
décrite par Lijphart.
La
sécularisation et le maintien des normes de pouvoir
Ce
système politique et social, s’il atteint son apogée après la
deuxième guerre mondiale, est remis en question dès les années
soixante. Le jugement pour blasphème de certains écrivains (Abram de
Swaan en 1965, Gerard van het Rêve en 1966) semble féodal et les
réactions outrées de la presse montre que ce qui était possible en
1960 ne l’est plus cinq ans plus tard. Curieusement (d’un point de
vue français), c’est des catholiques que vient le signal d’une
grande révolution séculaire. Les
prémices d’une remise en question de l’ordre classique (souvent
analysé comme conservateur, autoritaire, sexiste, homophobe,
religieux et xénophobe) viennent des élites religieuses. James C.
Kennedy explique le
complexe mouvement de remise en question des élites pendant les
années soixante : persuadées d’avoir affaire à la fin d’un
monde, elles ont essayé de penser l’après-compartimentage. L’élite
religieuse pense que si elle ne se réforme pas, elle est amenée à
disparaître, et sa survie dépend de sa capacité à animer une
avant-garde efficace. Les catholiques néerlandais ont été assez
longtemps minoritaires pour savoir ne pas se comporter en
gestionnaires de patrimoine, et les calvinistes, bien
qu’anti-révolutionnaires, ne sont pas tous conservateurs et surtout
sont persuadés du caractère inévitable de la modernité. Plutôt que
de lutter, mieux vaut à leurs yeux accompagner. Un exemple
frappant est donné par Harry Oosterhuis: Les
homosexuels, harcelés par la police et incapables d’obtenir une
reconnaissance officielle des autorités, trouvent en l’Eglise
catholique un étrange allié. En effet, la position privilégiée de
celle-ci au sein du système de santé l’amène à reconsidérer ses
positions vis-à-vis de l’homosexualité, en particulier sous la
pression de psychiatres pour qui il devient difficile de la
considérer comme une pathologie. Une évolution philosophique
analogue du clergé catholique en faveur des homosexuels auxquels ils
sont confrontés dans ses paroisses ne fait qu’accélérer une prise de
conscience quant à l’injustice du sort qui leur est réservé, et
ouvre la voie à des réformes légales et morales. La reprise en
main musclée par le Vatican de l’Eglise via des nominations très
contestées d’évêques réactionnaires ne fait que précipiter la
sécularisation : la porte de la réforme avait été entrouverte,
et il était désormais impossible à de nombreux catholiques
d’accepter le manque de débat démocratique au sein de leur Eglise.
Amsterdam devient alors le lieu de spectaculaires créations
ludiques : tentatives de collectivisation des voitures et des
vélos (les voitures et les vélos « blancs »), mais aussi
remise en question des forces de l’ordre, terrorisme pacifique des
Provos et cours d’éducation sexuelle dans les rues. La
reconnaissance par les autorités de ces différents mouvements
sociaux est assez rapide, et de fait facilité par les lois régulant
le compartimentage. Au nom de l’égalité des citoyens et du
traitement égal de toutes les croyances, les activités des
anarchistes, krakkers, homosexuels, lesbiennes, féministes et autres
sont financés par l’Etat de la même manière qu’il a pu subventionner
les activités des différents piliers. Ces subsides peuvent être vus
comme des tentatives de contrôle par l’Etat (et dans certains cas,
comme celui des homosexuels du COC, c’est effectivement ce qui se
passe), mais aussi comme une réelle ouverture des autorités à la
société civile, qui va profondément transformer l’idéologie
étatique. Bien qu’il n’y ait pas eu de révolution spectaculaire
comme celle que Paris a pu connaître en 1968, la révolution sociale
déclenchée dans les années soixante est très profonde et amène non
seulement à une sécularisation de la population, mais surtout à une
sécularisation poussée de la politique. Cependant, quand bien même
les Néerlandais ne semblent plus croire qu’en l’Euro, le système
politique est resté largement inchangé. Sa remise en question lors
des récents débats sur le multiculturalisme a ainsi remis en
question les structures politiques et culturelles héritées du
compartimentage.
Emancipation religieuse et sexuelle
(blanche)
Le récent vote par la deuxième Chambre
néerlandaise de la loi assurant l’accès au mariage pour les couples
du même sexe (et aussi, de fait, l’adoption) semble illustrer le
degré de sécularisation de la politique batave. La seule opposition
en 2000 à cet accès est celle des trois partis protestants
orthodoxes (klein rechts, petite droite) et du CDA (parti
chrétien-démocrate d’union entre catholiques et protestants), en
chute libre depuis dix ans. Le CDA, pivot des coalitions pendant 80
ans (sous des noms et des formes diverses), a en effet été écarté
depuis 1994 du gouvernement au profit d’une alliance violette
(paars) entre les bleus libéraux du VVD et les roses
travaillistes du PvdA, qui ont de fait créé le premier gouvernement
complètement séculaire du siècle. Ce gouvernement violet semble
avant tout être la reconnaissance officielle d’un profond mouvement
de sécularisation de la société. Cette sécularisation n’est
elle-même que la conséquence d’un mouvement plus profond
d’émancipation des Néerlandais de leurs piliers d’origine. Ainsi, le
compartimentage néerlandais a permis, en l’espace d’un petit siècle,
d’émanciper les groupes minoritaires de leur tutelle politique et
culturelle, puis d’émanciper les individus de leurs piliers/groupes.
Il y a donc eu, aussi paradoxal que ça paraisse, assimilation par
l’intégration et la ségrégation. Cependant l’émancipation reste
réservé à certains groupes. Les femmes n’ont connu l’émancipation
économique que très récemment : la croissance de l’économie
n’est pas vraiment due à un « modèle polder », mais plutôt
à l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail (en
particulier sous la forme de travail à temps partiel). Les chrétiens
se sont émancipé des Eglises, les homosexuels ont un accès de plus
en plus égalitaire à toutes les institutions (politique, mariage,
armée, enseignement), mais cela concerne surtout les néerlandais
blancs, appelés aussi autochtones (autochtonen). La
question centrale autour du compartimentage est son
utilité pour les groupes minoritaires, au premier rang desquels
les immigrés (appelés aux Pays-Bas « allochtones »
allochtonen, terme a priori neutre, popularisé dans les
années soixante-dix par la sociologue Verwey-Jonker): Est-ce un
outil d’émancipation, certes lent mais qui a fait ses preuves, ou
bien une antiquité dont profitent honteusement les
allochtones ? Le compartimentage, instrument de
l’émancipation des groupes, peut être vu comme un outil
d’émancipation des nouveaux arrivants, ou au contraire comme une
structure anachronique, toujours est-il que, même dans les non-dits
de la politiques néerlandaise, le compartimentage reste l’outil
central du multiculturalisme.
2. Réalisme, innocence perdue et
non-dits
Une politique en question
A l’éternelle
question « multiculturalisme, intégration ou
assimilation ? », le pouvoir néerlandais a bien du mal à
répondre. Ne serait-ce que parce que, nous l’avons vu, les
« citoyens » (sans attache à un groupe particulier, et il
faut bien entendu lire ici les Néerlandais de souche) ont acquis ce
statut d’indépendance identitaire grâce au (dé)compartimentage,
c’est à dire l’assimilation par l’intégration et la
ségrégation. Depuis dix ans, une politique de
« citoyennisation » (inburgering) incite les
immigrés à se néerlandiser à grands renforts de cours de néerlandais
et de culture. Cette politique ne concerne cependant que certains
groupes jugés « à risque », et dans les faits nombre de
ceux qui en auraient le plus besoin sont sur liste d’attente, alors
que d’autres en profitent on ne sait comment. Par ailleurs le
compartimentage, ou ce qu’il en reste, offre a priori aux
allochtones de nombreuses possibilités d’émancipation collective,
notamment au travers de l’école et des média. La loi autorise
l’ouverture d’écoles selon certains critères (en gros : ne pas
s’organiser sur des critères nationaux et respecter les programmes)
et organise même son financement à 100% par les autorités. De fait
une trentaine d’écoles primaires musulmanes se sont créées, surtout
dans les grandes villes, et un collège musulman vient d’être ouvert
à Rotterdam. Nombreux sont les politiciens qui sont embarrassés
par ces écoles : rien ne leur permet de s’opposer à leur
création (le libre choix à l’éducation est inscrit dans la
Constitution), mais beaucoup sentent confusément que ce n’est pas
forcément la voie la plus rapide vers l’intégration et que la
majorité des électeurs n’approuve pas vraiment la création de ces
écoles. Dans le cas des écoles musulmanes, les Néerlandais sont
tolérants malgré eux : ils sont forcés par un système politique
archaïque, remontant à presque un siècle, à accorder les mêmes
droits aux musulmans que ceux dont jouissent les autres
religions. L’incohérence du système est ainsi soulignée par
l’attitude des autorités chargées des média vis-à-vis de ces mêmes
musulmans : alors que la création d’omroepen (sociétés
de diffusion, pouvant être basées aussi bien sur des critères
culturels que religieux) s’occupant de l’intégration en douceur des
Turcs et des Marocains semblait logique, il leur a été préféré la
diffusion des deux chaînes nationales (RTM-1 et TRTint), fortement
marquées par l’idéologie du pouvoir et centrées sur le Maroc et la
Turquie, ne facilitant donc pas vraiment la compréhension du pays
d’accueil pour les arabophones ou turcophones exclusifs (très
nombreux parmi la première génération). Un omroep
musulman existe, mais
il a avant tout une fonction religieuse, et il serait naïf de croire
que trois heures d’émission par semaine aideront des immigrés
musulmans d’origines très diverses (Marocains, Turcs, Indonésiens,
Surinamiens, Néerlandais convertis…). De fait ces incohérences
montrent bien que le débat est loin d’être achevé et que la
politique néerlandaise d’intégration est loin d’être
cohérente.
Débat réactionnaire, modèle français et
islam
L’idéologie officielle fait des Pays-Bas un pays
multiculturel. Le compartimentage avait obligé les élites à
s’associer aux autres cultures, même si les différences
ethnologiques étaient très faibles. Depuis une dizaine d’années on
trouve cependant certains personnages publics qui remettent cette
idéologie en question. Le premier à le faire est Frits Bolkenstein,
longtemps tête de liste du VVD (parti libéral), et désormais
commissaire européen. Officiellement inspiré des idéaux français, il
chasse souvent sur les terres de l’extrême droite. Ses défenseurs
avancent l’idée que c’est par ces incursions vers le nationalisme
que jamais les partis extrémistes n’ont pu se développer aux
Pays-Bas. Le recours au modèle français républicain cache mal un
manque d’idée réel, et une seule envie inavouée : ne pas être
confronté à la différence, en particulier si elle est
ethnique. Sous des dehors très progressistes, on voit bien
souvent les mêmes débats éculés resurgir sous des formes
différentes. Ainsi Paul Scheffer a-t-il relancé le débat sur
l’intégration en utilisant les clichés préférés de l’extrême droite
(même s’il est a priori plutôt travailliste) : les immigrés ne
s’intègrent pas, font trop d’enfants, vivent entre eux et pratique
un Islam qui est par essence incompatible avec la modernité… Ses
propos sont repris dans la presse, un mini-drame intellectuel
s’ensuit, et on
assiste soudainement à un grand déballage nationaliste montrant que
le multiculturalisme, idéologie officielle, est loin d’être du goût
de tous. Derrière Bolkenstein s’engouffre Pim Fortuyn, éditorialiste
girouette passé de l’extrême gauche à l’extrême droite. Ouvertement
gai, il utilise son identité homosexuelle pour désigner l’Islam
comme son ennemi personnel. Outre le fait que cela montre qu’une
identité assumée n’est pas synonyme d’obligation politique, cela montre
aussi la faible assise du multiculturalisme dans une partie de la
presse et du monde intellectuel.
3. La réalité du multiculturalisme en
politique
Quelle présence en politique ?
Une autre
façon de voir dans quelle mesure le multiculturalisme est réel est
de se pencher sur la représentation politique. A première vue, le
multiculturalisme est ici une réalité tangible. Au parlement, les
minorités sont largement représentées, qu’il s’agisse des femmes,
des gais ou des allochtones. On y trouve 35% de femmes, 5% de gais,
6% d’allochtones d’origines différentes. Le ratio de
représentation de chaque
type de minorité est assez impressionnant, surtout si on le compare
à celui du parlement français, comme représenté dans le tableau
ci-dessous :
|
Pourcentage Deuxième
Chambre |
Ratio de représentativité Deuxième Chambre /
population concernée |
|
Pays-Bas
|
France
|
Pays-Bas
|
France
|
Femmes
|
35
|
10.7
|
0.69
|
0.20
|
Gais (mixte)
|
5
|
0.2
|
0.71- 1.25
|
0.03- 0.05
|
Lesbiennes
|
1
|
0
|
0.20- 0.14
|
0
|
Allochtones (mixtes)
|
6
|
0.2
|
0.30- 1.25
|
0.03- 0.09
|
Allochtones (femmes)
|
5
|
0
|
1.00- 1.80
|
0
|
Comparatif: statistiques de représentativité minoritaire de
la législature néerlandaise (Deuxième Chambre) élue en mai 1998 et
de l’Assemblée nationale française (élue en septembre
1998).
Les gais et les femmes allochtones sont très
bien représentées, et même si les autres ratios sont parfois loin de
1.00, la situation est tout de même moins dramatique qu’en France.
Tout comme en France, les minorités ont un plus grand accès à la
représentation physique au parlement à gauche qu’à droite (le plus
ouvert étant le GroenLinks, parti vert de gauche, suivi par les
travaillistes du PvdA, puis par les libéraux du VVD). Cette
ouverture est facilitée par le mode de scrutin (proportionnelle avec
circonscription unique), mais aussi par la mentalité qui, comme nous
venons de le voir, penche vers le pluralisme représentatif. Cette
présence physique ne doit cependant pas être confondue avec la
présence politique. En effet si se voir inscrire à une place
éligible est possible, accéder à des responsabilités et jouir d’une
grande liberté de parole au parlement est loin d’être
évident.
Les parlementaires minoritaires, sont, à quelques
exceptions près, privés de réelle représentation politique. Quelques
gais sont vus avec des « lunettes roses » et il leur
est difficile d’aborder les sujets ayant rapports aux gais sans
qu’il leur soit plus ou moins reproché de faire preuve
d’impartialité. Il en est
de même pour les femmes, qui outre le fait qu’elles doivent souvent
supporter un sexisme qui ne dit pas son nom (remarques sur
l’habillement, l’apparence, sur les compétences), se heurtent au
« plafond de verre » : Le
machisme existe bien mais il est plus subtil, plus doux qu’ailleurs.
Il y a une culture de la politesse qui fait qu’il est moins violent
qu’ailleurs. Cependant, en 1998, lors du discours de politique
générale, sur les dix ministres représentant le gouvernement, je ne
voyais que des costumes gris, aucune femme. Cela illustre assez bien
le plafond de verre je crois. Sur les 40% présentes au Parlement,
aucune n’était là. Dans les commissions, la même impression. L’apparence est très
importante, mais pour les femmes elle est essentielle. Lors du
Prinsjesdag, les femmes se doivent de dépenser des mois de salaire
pour s’habiller, les hommes se contentent d’un costume.
Les parlementaires d’origine
allochtone sont quant à eux obligés de faire le dos rond. On leur
demande d’être à la fois assez visible pour qu’ils montrent à quel
point le parti est multiculturel et moderne, et à la fois d’être
aussi normal que possible. Beaucoup en viennent à justifier leur peu
d’originalité politique par le fait que leur origine n’est qu’un
hasard du destin. Dans le cadre néerlandais, cela peut relever de la
mauvaise foi : Ce déni de l’origine est incroyable. Le
premier maire allochtone aux Pays-Bas a nié le fait qu’il était
devenu maire à cause de ses origines, alors que c’est évident que
c’est aussi en partie pour cela qu’il a été choisi. Dès qu’ils
atteignent le sommet, les politiques minoritaires ne veulent plus
qu’on leur en parle. Ils ne veulent pas être l’Arabe ou le pédé de
service.Par
ailleurs il est des politiciens allochtones qui semblent avoir été
choisis pour leur origine, mais aussi pour leurs opinions
pro-assimilation. Beaucoup de mauvaises langues pensent que ce n’est
pas un hasard si certains députés allochtones ont été choisis par
leur parti pour figurer sur la liste : Cherribi est très
enthousiaste vis-à-vis des valeurs individualistes prônées par
Bolkenstein, et je pense qu’il y croit sincèrement. Mais ce n’est
pas par hasard s’il a été choisi : il n’est pas du tout prêt à
défendre des gens comme les Gümüz, au
contraire. Malgré ses origines et son apparence il ne représente
aucune identité divergente.A la
décharge de ce dernier, il faut dire que le système, malgré une
propagande clamant que tout le monde peut devenir représentant du
peuple, est au moins aussi compétitif qu’en France. Outre l’élection
en soi (il n’y a que 150 sièges au parlement, ce qui rend la scène
politique nationale très compétitive), la survie politique des
députés dépend grandement de l’assentiment de leur parti. Dans le
cas des députés minoritaires, bien souvent dotés de moins de
capitaux (symboliques et sociaux), cela les met d’autant plus à la
merci de leur parti. Dans les partis de gauche, où une forme de
caucus à l’américaine sert à désigner les candidats, il
existe certes une pression de la base, mais dans les partis de
droite le processus d’élection dirigé par le chef de parti rend les
députés minoritaires directement dépendants de ce dernier. Cette
situation de vassalité rend la position des députés minoritaires
délicate, et explique en grande partie la faiblesse de la présence
politique des minorités au parlement haguenois, malgré une présence
physique impressionnante.
Une nouvelle
génération
Une enquête récemment publiée dans Trouw et
réalisée par l’Instituut Voor Publiek en Politiek (IPP)
auprès des hommes et femmes politiques allochtones qui sont élus au
niveau municipal, montre que ceux-ci se sentent relativement bien
intégrés et acceptés par leurs collègues. Ce résultat, a priori
paradoxal par rapport à mes trouvailles, est assez encourageant. En
effet, le cursus normal des politiciens est de se faire un nom au
niveau local, puis de se voir inviter par leur parti sur la liste
des législatives. Il y a donc une grande chance que certains de ces
élus municipaux deviennent un jour député(e)s, apportant avec eux
leur assurance et leur identité. Cependant, il est des
politiciens qui semblaient très prometteurs qui ont été avalés tous
crus par le système, une fois élus à La Haye. Ainsi, Patricia Remak
(VVD), brillante politicienne de la banlieue d’Amsterdam, et
d’origine surinamienne, s’était fait remarquer en arrivant le
premier jour au Parlement en costume traditionnel. Mais depuis, elle
semble ne plus pouvoir quitter son costume
gris : Remak s’est éteinte au parlement. C’est dommage. Elle
était si brillante à Amsterdam Zuid-Oost. Quant à Lucie [Kortram] ou à
Tara [Oedayraj], après un
bref passage dans les journaux, on ne les a plus vues.
Il semble donc que le
système politique haguenois, malgré une volonté affichée d’exposer
ses différences culturelles, ne puise s’empêcher de couper les têtes
qui dépassent.
Conclusions
Le multiculturalisme
est souvent présenté comme la plus belle réalisation collective
néerlandaise après les polders, même si sa réalisation concrète est
loin d’être évidente. Les limites du multiculturalisme néerlandais,
outre le peu de profondeur de l’antiracisme consensuel, sont
principalement dues au manque de compréhension de la différence par
le monde politique haguenois. Cela illustre à la perfection la
réalité du multiculturalisme néerlandais : une tolérance de
façade, beaucoup d’assurance de soi (certains appelleraient cela
arrogance), mais peu d’ouverture réelle. Malgré un échec relatif
du modèle batave, il ne faut pas ignorer la force des prédictions
auto-réalisatrices : même si les Néerlandais ne sont pas
beaucoup plus tolérants que les Français, ni beaucoup moins
racistes, le fait qu’ils se pensent comme tolérants et imbibés de
multiculturalisme les force à se débrouiller pour que le rêve colle
à la réalité. Et, de fait, on voit des nouvelles têtes un peu plus
exotiques apparaître chaque jour dans les média et au parlement, ce
qui est encore loin d’être le cas en France.
Laurent Chambon (UvA)
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