INSTITUTIONS

L'héritage des pionniers d'Internet

En 1969, Michel Elie participe à la création d'Arpanet. Aujourd'hui, il porte un regard critique sur le Web.

Edition du mercredi 14 mars 2001


Anne Gallet
Hiver 1969. Au Vietnam, la guerre s'éternise. Sur les campus américains, la contestation fait rage. Dans les murs de l'université de Californie, à Los Angeles (UCLA), bouclée par la police et occupée par les étudiants, l'Afro-Américaine Angela Davis enseigne la philosophie et brandit les idées des Black Panthers, le mouvement politique radical noir inspiré par Malcolm X. Parmi l'auditoire, un jeune Français savoure : " La liberté d'expression était respectée par tous : des étudiants exprimaient leur soutien ou leur opposition à la guerre, sans être interrompus ou contestés. "

Agé de 31 ans, Michel Elie débarque à UCLA, en septembre 1969, une bourse de recherche de l'IRIA (Institut de recherche en informatique et en automatique, ancêtre de l'Inria) en poche. Rapidement, le Français intègre le Network Working Group (NWG) du département d'informatique de l'université. Le NWG est le groupe de travail en charge du projet de réseau interuniversitaire de l'ARPA (Agence pour la recherche et les programmes avancés). Commandité par le département de la défense américain, le réseau de l'ARPA (désigné sous le nom d'Arpanet à partir de 1972) allait devenir, quelques années plus tard, Internet.

" Jamais je n'ai eu l'impression de participer à un projet militaire, tient à préciser Michel Elie. S'il en avait été ainsi, comment aurais-je pu être admis dans l'équipe de conception du réseau sans signer un engagement de confidentialité ? Comment aurait-on accepté que des membres de l'équipe soient en délicatesse avec un service militaire à faire au Vietnam ? "

Pendant plus d'un an, le Français partage son bureau avec John Postel, créateur de l'IANA (Internet Assigned Numbers Authority, ancêtre de l'Icann, qui gère l'attribution des noms de domaine) et agitateur du Réseau jusqu'à son décès prématuré en 1998. Ses compagnons de route se nomment également Vinton Cerf (le père " médiatique " d'Internet), Larry Roberts (principal artisan d'Arpanet) ou Robert Kahn (instigateur des protocoles Internet TCP/IP). " Si John Postel était quelqu'un d'ascétique et de rigoureux malgré un look plutôt hippy, alors très à la mode sur le campus, Vint Cerf était, de son côté, déjà tiré à quatre épingles, dans un style un peu "british" ", se souvient Michel Elie.

A l'époque, le département d'informatique vient de s'équiper d'un Sigma 7 de XDS, sur lequel tourne un système de traitement partagé maison baptisé SEX, pour sacrifier à l'air du temps. Formé d'étudiants, de chercheurs et de thésards, le NWG travaille d'arrache-pied. Le soir du 29 octobre 1969, la récompense est au bout : une liaison est établie entre un ordinateur de l'UCLA et un autre du Stanford Research Institute. Le mois suivant, ce sont quatre universités qui sont interconnectées.

A cette époque, si une université veut être connectée, elle doit rendre accessibles certains résultats de ses travaux. C'est donnant-donnant : celui qui utilise contribue. Car l'obsession des pionniers de l'Internet est de préserver l'ouverture du Réseau et la liberté. Liberté de choisir les meilleures options techniques par rapport aux constructeurs. Mais surtout liberté de parole. Sur le Réseau, comme en 68, il est " interdit d'interdire " ! " Le NWG formait un groupe soudé de participants déterminés, convaincus et néanmoins pragmatiques et désintéressés, se souvient Michel Elie. Nous étions conscients des enjeux, de l'immensité du champ d'études ouvert, mais nous nous préoccupions peu d'applications commerciales comme la messagerie ou de modèles économiques. Personne ne pensait à faire de l'argent. "

Plus de trente ans après, que reste-t-il de l'utopie des pionniers d'Internet ? Le Web est devenu un gigantesque fourre-tout. A la fois supermarché dans lequel chacun cherche à ouvrir boutique et agora virtuelle où les mouvements minoritaires (les plus progressistes comme les plus réactionnaires) trouvent un terrain d'expression et, accessoirement, un public. Réservé au départ à une élite, Internet relie aujourd'hui des millions d'individus et reflète simplement la diversité des opinions et des intérêts qui s'y échangent.

" Internet pour tous ! " est devenu un slogan politique. Le Réseau pour tout le monde, certes, mais pour quoi faire ? " Quelle est la priorité ?, s'interroge Michel Elie. Un accès élitiste à un super-Réseau superpuissant ou que "tous" les habitants du monde puissent s'exprimer et s'informer dans leur langue sur le World Wide Web ? " La réponse ne se fait pas attendre. " L'Internet non marchand a plus de trente ans d'expérience, alors que le Net-business en a moins de dix. Il semble donc juste qu'il soit représenté à la hauteur de son rôle passé et futur dans toutes les instances de décision concernant le Réseau. " Alors que faire pour ressusciter l'esprit coopératif et désintéressé des pionniers d'Internet ?

" C'est au niveau des processus de discussion et de construction de tous les domaines de connaissance que l'on peut imaginer, et que dans certains cas se pratiquent déjà, le partage, l'échange et la coopération. Et c'est bien là que réside l'enjeu d'un Internet équitable, solidaire et non marchand. Non marchand ne veut pas dire que tout soit gratuit et que le Réseau ne corresponde à aucun modèle économique, ce qui semble absurde, mais que, d'une part, il soit d'une certaine façon considéré comme un service public, et que, par ailleurs, le critère majeur des décisions le concernant ne soit pas d'y gagner le maximum d'argent mais d'en faire l'outil de plus-values sociales et culturelles ", précise Michel Elie.

Reste que l'esprit " libertaire " des premières heures est aujourd'hui largement dilué dans celui d' " entreprise ". Et que les récentes fusions AOL-Time Warner et Vivendi-Universal, d'une part, et les volontés de régulation étatiques, d'autre part, annoncent la reprise en main d'un Réseau qui semblait, par essence, incontrôlable. " Au-delà des spéculations autour de la valeur économique de l'Internet, qui fluctue au rythme des rêves ou des craintes des investisseurs, un capital de contenus et d'usages s'accumule régulièrement, qui correspond à une valeur sociale et sociétale qu'il faudra bien, un jour, considérer comme le véritable enjeu de l'Internet ", exhorte le jeune retraité Michel Elie, qui a depuis longtemps quitté les bancs de l'université de Californie et poursuit désormais son combat à Montpellier, à la tête de l'Observatoire des usages d'Internet.

Stéphane Mandard avec Michel Elie



 

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