lundi 5 mars 2001

Alain Busson analyse les changements de société nés du Net

"Le retour du politique se fera par le web"

Selon lui, Internet, premier média décentralisé, entraîne les gens à devenir plus responsables et, donc, plus impliqués dans la marche du monde.

     
Tina Merandon


Le réseau de résistances


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Enseignant, Alain Busson a longtemps étudié de près les pratiques sociales et culturelles des Français. Aujourd'hui, il est délégué général de l'Observatoire des télécommunications dans la ville, une association créée en 1991 qui rassemble, entre autres, les associations nationales d'élus et de responsables territoriaux. A travers une publication régulière de guides et par l'intermédiaire de son site Internet (www.telecomville.org), elle invite au partage d'expériences et explore les enjeux de la société de l'information.

Télérama : Quelle est la nouveauté essentielle issue d'Internet ?
Alain Busson : Pour la première fois dans l'histoire des médias, on est en présence d'un système décentralisé : la croissance se fait par la périphérie, pas par le centre. On peut, si on veut, comparer au téléphone qui fonctionne sur l'accumulation de connexions complémentaires. Mais ce réseau-là est pauvre : il n'utilise que la voix alors que, par le Net, on a le son, l'image et le texte. Avec Internet, il n'y a plus de structure pyramidale, chacun a la possibilité d'autoproduire pour l'ensemble. Ce type de fonctionnement se retrouve au niveau macroscopique et microscopique : la société en réseau renverse les points de vue. Le politique n'est plus le seul organisateur du pouvoir, l'enseignant dans sa classe ne doit plus se penser comme le détenteur du savoir, l'artiste ne peut plus se considérer comme faisant partie d'un monde un peu à part, un peu sacré.

Télérama : Quels sont les risques ?
Alain Busson : Le plus grand, c'est de créer des exclus à cause des barrières financières et culturelles. Pour éviter la fracture numérique, il faut donc avant tout multiplier les accès publics à Internet. Il est un peu tôt pour faire un bilan, mais il y a aujourd'hui beaucoup d'initiatives au niveau local. La ville de Brest, par exemple, a développé ces accès publics en partant du principe que chaque habitant ne doit pas en être éloigné de plus de 500 mètres. Ce ne sont pas des cybercafés où chacun peut venir surfer, mais des lieux d'initiation, de sensibilisation, avec un encadrement assuré par des gens suffisamment impliqués. Aujourd'hui, il y en a de 1 500 à 2 000 en France. Les opérateurs privés ont plutôt tendance à développer les réseaux là où il y a un marché ; les collectivités locales se doivent d'apporter un effet correctif. La conception française de l'aménagement du territoire va dans le sens de l'égalité des chances. Permettre à tous de s'approprier les nouvelles technologies en fait partie afin que chacun soit l'acteur de sa propre vie et de son propre quartier.

Télérama : Dans un système où il n'y a pas de centre, que devient la notion d'Etat ?
Alain Busson : On n'a pas aujourd'hui de réponse définitive, bien sûr. Deux tendances opposées s'affrontent. La première, c'est la globalisation, la mondialisation. Un petit fabriquant de pièces mécaniques de Clermont-Ferrand peut traiter ses affaires en direct avec n'importe quel client de la planète. Mais plus la mondialisation s'amplifie, plus il y a besoin d'identité locale. Ça peut conduire à des dérives très regrettables comme les nationalismes, c'est vrai. Mais l'échange n'a de sens et de valeur que s'il se fait sur la différence. Du coup, - c'est la seconde tendance - il y a recentrage sur le territoire local, mais avec une ouverture nouvelle. Il faut créer de nouveaux liens de proximité, reconstruire une identité en tenant compte de l'ouverture globale. Je crois totalement au retour du politique, d'une manière réinventée qui tiendra compte de ces données et constituera alors un ciment fort.

Télérama : Une nouvelle forme de service public ?
Alain Busson : Aujourd'hui, le service public a besoin de prouver son utilité sociale pour acquérir sa légitimité. A quoi on sert ? Comment correspondre avec les gens ? Ces questions reviennent souvent dans un certain nombre de mairies où les employés se rendent bien compte qu'ils ne répondent qu'à 20 % ou 30 % des demandes. Les conséquences sur les organisations internes et sur les circuits d'information sont directes. D'abord pour les petits problèmes quotidiens. A Parthenay, par exemple, s'il y a une panne d'éclairage dans une rue, grâce à l'Intranet de la ville, on avertit en direct celui qui répare.

De manière générale, le service public ne peut exister que s'il met le citoyen au centre, il en va même de sa survie. Ça modifie évidemment l'exercice de la démocratie, ça va dans le sens de la transparence, des débats ouverts, des explications, de la participation aux décisions collectives, tout ce qui permet de réinventer le politique. Et puis les réseaux informels permettent le partage d'expérience en même temps que l'éveil des consciences. Ces formes de dialogue entraînent le citoyen à devenir plus responsable.

Télérama : Comment sent-on ces évolutions ?
Alain Busson : Le fait que les initiatives viennent de la périphérie provoque en particulier l'éclatement de la relation au travail. Il n'y a plus de linéarité, de carrière toute tracée. Le fonctionnement du monde du travail se rapproche de celui qui régit depuis toujours l'économie de la culture et qui me paraît depuis longtemps mieux convenir à l'individu que le rythme industriel : création, autonomie, responsabilité, objectifs, missions... Cinéastes, musiciens, comédiens, peintres ne fonctionnent pas autrement. Simultanément, le risque personnel est plus grand.

Télérama : Ce risque n'incite-t-il pas justement à rester chez soi, protégé par son écran ?
Alain Busson : Non, on n'est pas dominé par la connexion généralisée. La multiplication des objets de médiation, télé, walkman, ordinateur, ne crée pas une société autiste. Correspondre avec quelqu'un qu'on ne connaît pas donne très vite envie de le rencontrer. Depuis trente ans, les besoins de «socialité» se sont accrus, la fréquentation des équipements culturels aussi. On n'a pas attendu Internet pour être acteur de ses propres loisirs. On se produit soi-même, on fait du théâtre, de la peinture, du chant...

Télérama : C'est une manière de devenir un créateur ?
Alain Busson : Pas forcément, mais la société en réseau remet en question la notion d'oeuvre et d'artiste. A l'époque de la Renaissance, l'artiste a un statut à part. Au début du XXe siècle, Marcel Duchamp revient sur la nature de la création artistique. Pour lui, il n'y a pas d'objet artistique en soi, il n'y a que des intentions esthétiques, et c'est l'artiste qui les porte. Avec la société en réseau, chacun participe à la création universelle. C'est une autre manière de voir.

Il y a deux ou trois ans, je suis allé au Louvre voir une expo pour laquelle on distribuait de manière classique une plaquette rédigée par un conservateur. A la fin, il écrivait à peu près ceci : «On vous a proposé des textes sur l'art et les oeuvres, mais oubliez tout ça. Faites fi des discours savants, laissez-vous aller à votre propre perception de l'oeuvre et de l'artiste.» De la part du conservateur, c'était la négation de son boulot. On peut y voir une analogie avec la société en réseau. Dès que l'internaute est son propre producteur, qu'il participe à des oeuvres artistiques, sociales ou politiques, tous les schémas sont inversés. Paradoxalement d'ailleurs, alors que dans les réseaux on remet en cause le statut de l'artiste, y compris sa prétention à toucher des droits d'auteur, l'innovation artistique a de plus en plus de valeur dans le monde industriel ! L'art et les créateurs vont peut-être réinvestir le monde financier qu'ils ont quitté il y a quatre cents ans.

Télérama : Comment s'y reconnaît-on, alors ?
Alain Busson : Il faut des défricheurs et des déchiffreurs. En priorité dans le domaine de l'éducation. Je ne veux pas donner de leçons aux enseignants, je sais les difficultés de leur métier, mais ça suppose de leur part qu'ils ne soient plus des profs mais des médiateurs, ceux qui possèdent les clefs de lecture face à la complexité du réel. C'est sans doute plus difficile mais aussi plus valorisant et plus que jamais indispensable. Je ne crois pas à la disparition des enseignants, bien au contraire, je crois en l'intelligence partagée. Il faut mettre le vivant au coeur de l'enseignement comme on doit le mettre aussi au coeur de la ville. Il y a cent cinquante ans, à l'avènement de la société industrielle, les deux priorités étaient l'éducation et l'urbanisme. Ainsi sont arrivés Jules Ferry et Georges Haussmann. A l'aube de la société en réseau, les priorités sont les mêmes. Seulement, la structure n'est plus pyramidale, chacun doit devenir acteur. Le risque individuel est plus grand, mais c'est ainsi que la société deviendra adulte.


Propos recueillis par Gérard Pangon


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