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Denise René, un demi-siècle de militantisme en faveur de l'art neuf

LE MONDE | 05.04.01 | 13h41

Le Centre Pompidou rend hommage à une femme dont la galerie fut au cœur de l'avant-garde au cours de la seconde moitié du XXe siècle. "Papesse de l'art abstrait", au centre du cinétisme, elle sut défendre Vasarely, Dewasne, Mondrian, Calder, Tinguely ou Schöffer.

Le registre du commerce de la préfecture de Paris porte, à la date du 1er février 1944, l'enregistrement de la galerie Denise-René. Le pseudonyme est la contraction des prénoms de deux sœurs, Denise et Renée-Lucienne Bleibtreu. Elles dirigent depuis 1939 un atelier de mode, installé dans un appartement de la rue La Boétie. Leur père, qui préside une soierie lyonnaise, a pensé ainsi assurer l'avenir de ses filles.

Hélas ! il était de gauche : les gamines accueilleront, en octobre 1943, quelques figures de la Résistance, dont Rol Tanguy, d'Astier de La Vigerie ou Georges Bidault, pour une réunion dans l'appartement. Hélas ! il aimait aussi l'art moderne, et collectionnait. C'est ce virus qu'il transmet à ses enfants. Hélas ! il aimait la philosophie, les discussions entre amis : comme son père, Denise fréquente les artistes, ceux de la bande à Prévert, le groupe Octobre où elle croise Roger Blin, Mouloudji, Raymond Bussières, et les surréalistes que la guerre n'a pas encore éparpillés.

TOUR DE CHAUFFE

Les cafés sont, pour beaucoup, des lieux de perdition. C'est au Flore, en 1939, qu'elle rencontre Victor Vasarely. Il est graphiste, a étudié en Hongrie avec un élève du Bauhaus, et rêve de recréer à Paris un équivalent de la célèbre école. De l'aveu des deux protagonistes, c'est lui qui permettra à Denise René de s'affranchir d'un destin bourgeoisement tracé. La première exposition de la galerie date de juillet 1944. Elle est consacrée à Vasarely. Pendant un peu plus d'un an, et une demi-douzaine d'expositions, Denise René se cherche : elle montre Max Ernst, Vuilliamy, Ubac ou Atlan, organise une exposition de dessins crânement intitulée "D'Ingres à nos jours".

Après ce tour de chauffe, elle démarre réellement en février 1946, avec un titre qui reste, aujourd'hui encore, au programme : "Peintures abstraites". La ligne est encore un peu floue, qui mêle Dewasne, Deyrolle, abstraits géométriques, à Hartung, Schneider puis Picabia, abstraits pas géométriques du tout, mais elle est tracée. Et la trajectoire sera de moins en moins courbe.

C'est le temps de l'engagement, au sens intellectuel et financier du terme. Vasarely croit à une possible synthèse des arts plastiques et de l'architecture, veut reconstruire le monde détruit par la guerre sur des bases entièrement nouvelles. Denise René, elle, ne veut pas se contenter d'acheter et de vendre des tableaux : elle signe ses premiers contrats en 1946. Ils la lient à Deyrolle et Dewasne, qui recevront dès lors une mensualité de la galerie.

C'est aussi le temps des rencontres. Du Danemark débarquent Jacobsen et Mortensen. Elle les expose. Ils lui rendent la politesse, et l'aident à introduire les artistes de la galerie dans leur pays. Cette première excursion hors des frontières, en 1948, est un succès. Denise René comprend, avant tout le monde, que la clé se trouve là. En 1951, elle réitère l'expérience à une plus grande échelle, avec l'exposition Klar Form, qui va circuler en Scandinavie, avant de terminer son périple au musée de Liège. Ce lien institutionnel donne à ses artistes une visibilité nouvelle. Denise René n'oubliera pas la leçon et multipliera ce type d'opérations, tant avec les galeries qu'avec les musées étrangers.

Elle sait aussi que l'art qu'elle défend ne reçoit que peu d'écho en France. Il faut le faire connaître, à travers des expositions des premiers maîtres, ceux qui l'inventèrent dans l'entre-deux-guerres. C'est ainsi que Hans Arp, Magnelli, Calder, Herbin, Albers seront montrés rue La Boétie. Et, consécration, c'est Denise René qui organise, en 1957, la première exposition de Mondrian en France. Elle lui fut prêtée par Wilhelm Sandberg, le directeur du Stedelijk Museum d'Amsterdam, qui l'avait proposée trois fois aux conservateurs des musées français, en essuyant trois refus.

Les empoignades sont vives alors. Et commence à souffler la querelle du chaud et du froid, c'est-à-dire de l'abstraction lyrique, ou informelle, qui se présentait comme une alternative plus moderne, plus individuelle, plus ludique, à la ligne dure défendue par Vasarely et Denise René. Le couple sent le danger. Il y réplique en organisant, avec un tout jeune critique nommé Pontus Hulten, qui deviendra le premier gourou du Centre Pompidou, une exposition charnière dans l'histoire de la galerie - et dans l'histoire de l'art : "Le Mouvement". Elle regroupe des œuvres de Jacobsen et de Calder, de Tinguely et de Duchamp, d'Agam et de Bury, de Soto et de Vasarely. Toutes sont mobiles. Le mouvement peut être manuel, optique ou mécanique, qu'importe... Elles bougent. Peu importe également que les artistes présentés aient exposé auparavant, chez Jean Robert Arnaud, chez Craven. La trouvaille fut de les regrouper, de donner à une idée qui était dans l'air la force d'un effet de masse.

"UN SUCCÈS UNIVERSEL"

La petite exposition parisienne eut des répercussions remarquables. Elle attira tout d'abord Nicolas Schöffer dans le giron de Denise René. Une recrue de poids. Artiste révolutionnaire, Schöffer est le précurseur de toutes les applications de la cybernétique dans l'art. Avec lui et quelques autres, attirés par la rigueur et la cohérence de ses choix, la galerie redevient le centre de l'avant-garde parisienne, drainant vers Paris des artistes venus de l'Europe du Nord comme de l'Amérique latine. Selon le joli mot du critique Pierre Descargues, "le cinétisme, parce qu'il offrait au regard la possibilité de douter de soi, fut un succès universel".

Après une exposition au Museum of Modern Art de New York en 1964, intitulée "The Responsive Eye", on crut même un instant qu'il allait remplacer le pop art, qu'un mouvement d'origine européenne pouvait à nouveau concurrencer l'école de New York. Sentiment renforcé par l'attribution du Grand Prix de la Biennale de Venise à Julio Le Parc en 1966, et à Nicolas Schöffer lors de l'édition suivante.

Denise René ouvre une galerie à New York, installe une copie à l'échelle de son local parisien du boulevard Saint-Germain dans les grands magasins Bloomingdale, pour vendre ses multiples et ses éditions, qui entendaient mettre l'art à la portée du plus grand nombre. Trop d'énergie, trop de dépenses : la crise de 1978 lui sera fatale, la conduisant à la faillite. La situation s'est depuis redressée, et Denise René expose toujours, après presque soixante ans d'activité, de l'art abstrait. Elle s'en justifie en rappelant son véritable nom, Bleibtreu. Il signifie "reste fidèle".

Harry Bellet

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