Entretien : Jean-Paul Ameline, commissaire de l'exposition au Centre Pompidou
LE MONDE | 05.04.01 |
13h41
"Ici, au moins, le mélange entre artistes, marché et musée est franc".
"Il est rare qu'une institution consacre ainsi un marchand. Pourquoi l'avoir fait avec Denise René ?
- Je ne pense pas que les artistes soient hors du monde, des monades parfaites isolées du temps et de l'espace. Les artistes existeraient-ils sans un milieu composé d'autres artistes, de collectionneurs, de critiques, de marchands ? Ces derniers ont un rôle primordial dans le développement des mouvements artistiques. Leurs noms sont souvent peu connus du public, mais il est nécessaire de reconstituer leur histoire. Celle de Denise René débute en 1944, et elle est encore active aujourd'hui. Depuis 1946, elle se consacre exclusivement à l'abstraction géométrique, un art très peu défendu et mal connu lorsqu'elle a commencé. Il y a donc une continuité remarquable, mais aussi une évolution régulière.
- Comment décririez-vous sa singularité ?
- Son rôle est incomparable : elle a focalisé tout un courant artistique, mais elle a aussi, à travers les collectionneurs, les galeries et les musées étrangers, su constituer un véritable réseau. En négliger l'étude ferait passer à côté d'une part importante de l'art de la seconde moitié du XXe siècle. Certes, il est inhabituel pour un musée de consacrer une exposition à une galerie en activité. On nous reprochera de valoriser un commerce en utilisant l'institution. Mais nous interrompons l'exposition en 1978, date de la faillite de ses galeries, dont elle s'est heureusement relevée. D'autre part, ce mélange des genres, entre artiste, marché et musée, se fait en permanence, plus ou moins discrètement. Ici, au moins, c'est franc. Ce serait faire preuve de fausse naïveté que d'imaginer faire une histoire de l'art sans parler d'argent : l'artiste doit montrer et vendre ses œuvres. C'est le travail de la galerie.
- Des artistes vous ont reproché de mettre en avant la figure de Denise René au détriment de leurs travaux. Que répondez-vous ?
- Que leurs travaux sont dans l'exposition, qu'ils sont l'exposition. Mais il ne faut pas oublier que, dès 1948, les journaux présentent Denise René comme la "papesse de l'art abstrait". Elle suscite des rapports passionnels, un mélange de sympathie et d'agressivité. Peut-être parce que, dès l'origine, elle a eu la volonté d'incarner ce mouvement, ce qu'elle fait mieux, en termes d'image, que tel ou tel de ses artistes. Ses expositions sont toujours introduites par le titre "Denise René présente". Elle admire Kahnweiler ou Maeght, les galeristes qui écrivent l'histoire de l'art.
"Le titre est ce qu'il est, avec son qualificatif d'"intrépide", qui a déplu. Mais une des définitions d'intrépide, c'est "qui ne se laisse pas rebuter par les obstacles". Denise René est un bulldozer d'un mètre cinquante-cinq. Elle a des défauts, probablement, mais elle a survécu à toutes les crises. Et comme elle n'a pas de fortune personnelle, elle met les mains dans le cambouis. Par définition, les galeries vivent sur le dos des artistes. Cependant, elle aurait pu se contenter d'aller dans les ateliers, de choisir et d'acheter les meilleures œuvres. Non : elle fait des contrats aux artistes, leur verse des mensualités, qui pèseront très lourd dans son budget. Elle veut réellement constituer "son" groupe.
- Quels critères avez-vous retenus pour le choix des artistes ?
- Le choix n'a pas été simple. Denise René pense avoir travaillé avec plus de cent cinquante artistes. En fait, en comptant toutes les expositions collectives dans ses différentes galeries, on est sans doute plus près de quatre cents. Compte tenu de l'espace dont nous disposons, 450 mètres carrés, nous avons retenu trente-neuf noms, ceux qui ont le plus compté dans l'histoire de la galerie. Une centaine d'œuvres en tout, qui toutes ont été exposées par Denise René."
Propos recueillis par Harry Bellet
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