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Regardons la réalité en face, par Susan Sontag

• LE MONDE | 17.09.01 | 16h44 | analyse

Pour une Américaine et New-Yorkaise épouvantée et triste, l'Amérique n'a jamais semblé être plus éloignée de la reconnaissance de la réalité qu'en face de la monstrueuse dose de réalité du mardi 11 septembre.

Le fossé qui sépare ce qui s'est passé et ce qu'on doit en comprendre, d'une part, et la véritable duperie et les radotages satisfaits colportés par pratiquement tous les personnages de la vie publique américaine et les commentateurs de télévision, d'autre part, cette séparation est stupéfiante et déprimante.

Les voix autorisées à suivre les événements semblent s'être associées dans une campagne destinée à infantiliser le public. Qui a reconnu qu'il ne s'agissait pas d'une "lâche" agression contre la "civilisation" ou la "liberté", ou l'"humanité", ou encore le "monde libre", mais d'une agression contre les Etats-Unis, la superpuissance mondiale autoproclamée, une agression qui est la conséquence de certaines actions et de certains intérêts américains ? Combien d'Américains sont au courant de la poursuite des bombarde- ments américains en Irak ? Et puisque l'on emploie le mot "lâchement", ne devrait-on pas l'appliquer à ceux qui tuent hors du cadre des représailles, du haut du ciel, plutôt qu'à ceux qui acceptent de mourir pour en tuer d'autres ?

Quant au courage - une vertu moralement neutre -, quoi qu'on puisse dire de ceux qui ont perpétré le massacre de mardi, ce n'étaient pas des lâches.

Les dirigeants américains veulent absolument nous faire croire que tout va bien. L'Amérique n'a pas peur. Notre résolution n'est pas brisée. "Ils" seront pourchassés et punis (qui que soit ce "ils"). Nous avons un président-robot qui nous assure que l'Amérique a toujours la tête haute.

Tout un éventail de personnages publics, violemment opposés à la politique menée à l'étranger par cette administration, se sent apparemment libre de ne rien dire d'autre que : nous sommes tous unis derrière le président Bush.

On nous a affirmé que tout allait bien ou presque, même s'il s'agissait d'un jour qui resterait marqué par le sceau de l'infamie, et même si l'Amérique était maintenant en guerre. Pourtant, tout ne va pas bien. Et ce n'est pas Pearl Harbor. Il va falloir beaucoup réfléchir, peut-être le fait-on à Washington et ailleurs, sur le colossal échec de l'espionnage et du contre-espionnage américains, sur les choix possibles de la politique étrangère américaine, en particulier au Moyen-Orient, et sur ce qui constitue un programme de défense militaire intelligent.

Mais ceux qui occupent des fonctions officielles, ceux qui y aspirent et ceux qui en ont occupé autrefois ont décidé - avec la complicité volontaire des principaux médias - qu'on ne demanderait pas au public de porter une trop grande part du fardeau de la réalité. Les platitudes satisfaites et unanimement applaudies du Congrès d'un parti soviétique semblaient méprisables. L'unanimité de la rhétorique moralisatrice, destinée à masquer la réalité, débitée par les responsables américains et les médias au cours de ces derniers jours, est indigne d'une démocratie adulte.

Les responsables américains, et ceux qui voudraient le devenir, nous ont fait savoir qu'ils considèrent que leur tâche n'est qu'une manipulation : donner confiance et gérer la douleur. La politique, la politique d'une démocratie - qui entraîne des désaccords et qui encourage la sincérité - a été remplacée par la psychothérapie. Souffrons ensemble. Mais ne soyons pas stupides ensemble. Un peu de conscience historique peut nous aider à comprendre ce qui s'est exactement passé, et ce qui peut continuer à se passer.

"Notre pays est fort", ne cesse- t-on de nous répéter. Pour ma part, cela ne me console pas vraiment. Qui peut douter que l'Amérique soit forte ? Mais l'Amérique ne doit pas être que cela.

Susan Sontag est écrivain.Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean Guiloineau. © Susan Sontag.

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