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        «Les logiciels se mettent à 
      muter de façon autonome. Ils se comportent comme des gènes, ou si vous 
      préférez, des e-gènes.» 
  
      
 
        
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     ans un essai provocateur 
      à paraître cette semaine (1), le psychologue et philosophe Jean-Michel 
      Truong prédit l'émergence dans les réseaux d'une intelligence supérieure à 
      celle de l'Homme. Elle naîtrait de l'essor conjugué de l'Internet, de la 
      «biologisation» des logiciels et de la mondialisation libérale. 
      Truong-Ngoc, qui fonda dans les années 80 la première entreprise 
      européenne spécialisée dans l'intelligence artificielle, poursuit sous une 
      forme plus politique la réflexion qu'il avait engagée dans son roman le 
      Successeur de pierre (Denoël, 1999). 
      Selon vous, l'Homme n'est que le «véhicule» provisoire de 
      l'intelligence, la machine pensante devant lui succéder tôt ou tard. 
      Pourtant les piètres progrès de l'intelligence artificielle donnent le 
      sentiment que l'Homme est loin d'être détrôné... 
       Le fait nouveau est la «biologisation» des logiciels: on les 
      savait déjà capables d'autoreproduction, voilà de surcroît qu'ils se 
      mettent à muter de façon autonome. Autrement dit, ils se comportent comme 
      des gènes ou, si vous préférez, pour les distinguer de leurs équivalents 
      organiques, des «e-gènes», susceptibles d'évoluer par les mêmes processus 
      que les êtres vivants, notamment par sélection naturelle. Dès le lendemain 
      de la Seconde Guerre mondiale, Von Neumann avait démontré la faisabilité 
      d'automates autoreproducteurs, et Alan Turing suggéré de faire évoluer les 
      logiciels par voie de mutation et de sélection naturelle. Mais pour passer 
      de la théorie à la pratique, il aura fallu cinq décennies et deux 
      révolutions technologiques. D'une part, à la suite de Marvin Minsky, une 
      nouvelle manière de structurer les logiciels en sociétés d'agents plus 
      tolérantes aux mutations: en tant que communautés d'e-gènes, les logiciels 
      deviennent ainsi les exacts équivalents de nos chromosomes. Et d'autre 
      part, la mise en réseau des e-gènes grâce à l'Internet. L'apparition d'un 
      nouveau véhicule pour l'intelligence ne résulte donc pas des seuls progrès 
      de l'intelligence artificielle, mais de mutations affectant de façon 
      synchrone l'ensemble des technologies e-génétiques: informatique, 
      automatique, télécommunications. 
       Quel rôle précis joue l'Internet dans cette «succession»? 
       L'Internet constitue un progrès décisif pour la sexualité des 
      logiciels, comparable à ceux que représentèrent les croisades, la 
      colonisation et le tourisme populaire pour celle du tréponème: grâce à 
      lui, l'échange de matériel génétique entre logiciels va pouvoir 
      s'intensifier, et leur évolution s'accélérer, hors du regard sourcilleux 
      et intéressé de leurs pères naturels, les éditeurs. Jusqu'ici, l'évolution 
      et la reproduction d'un logiciel dépendaient d'une décision consciente de 
      son éditeur, fondée sur les études de marché et les enquêtes auprès des 
      utilisateurs. Le cycle de vie des logiciels s'en trouvait considérablement 
      ralenti, et c'est ce qui expliquait à la fois leur prix élevé et leur 
      faible adéquation aux besoins des utilisateurs. Ce qui s'ouvre 
      aujourd'hui, c'est la perspective de logiciels évoluant hors de tout 
      contrôle humain, et donc aussi la possibilité de logiciels poursuivants, 
      si l'on peut dire, leurs propres intérêts. 
       L'Internet a suscité de nombreux fantasmes. Cette vision à la 
      «Matrix» n'en est-il pas un autre? 
       Les fantasmes - ce que j'appelle, à la suite de Richard Dawkins, 
      les «mèmes» - jouent un rôle capital dans le développement des e-gènes. 
      C'est par le truchement des mèmes que les e-gènes nous manipulent pour 
      obtenir de nous les ressources dont ils ont besoin. Dans Totalement 
      inhumaine j'analyse en détail le rôle de trois de ces fantasmes: 
      d'abord, celui de la guerre des étoiles, grâce auquel les e-gènes 
      attirèrent à eux, au détriment du nucléaire, la plus grande part des 
      budgets militaires. Ensuite, celui de la productivité, qui permit aux 
      e-gènes civils de faire passer leur part dans les investissements 
      industriels de 5 % à plus de 50 % en une décennie. Et enfin, tout 
      récemment, celui de la nouvelle économie, avec lequel ils sont parvenus à 
      nous extorquer, à ce jour, 5 200 milliards de dollars... Mèmes et e-gènes 
      forment ensemble une sorte de pompe, exacte contrepartie fonctionnelle du 
      cycle de Krebs, au moyen duquel les autres espèces vivantes extraient de 
      leur milieu l'énergie dont elles ont besoin. 
       Vous faites de la mondialisation libérale le grand moteur de cet 
      effacement progressif de l'Humanité. Pourquoi? 
       La société libérale est le biotope qui convient le mieux à la 
      prolifération des e-gènes. Ceux-ci ne peuvent en effet étendre leurs 
      réseaux que dans la mesure où les nôtres se disloquent. Mais d'un autre 
      côté, ils ont besoin d'industries puissantes et d'institutions fortes. Ils 
      ont donc une tendance spontanée à favoriser le type d'organisation sociale 
      qui les favorise, avec pour conséquence un double mouvement: d'une part, 
      la dissociation des communautés humaines naturelles, et d'autre part - par 
      le biais de fusions et d'acquisitions industrielles et de traités ou 
      d'accords internationaux - la coalition des appareils économiques et 
      institutionnels. La mondialisation est l'expression de la puissance des 
      e-gènes - un de leurs effets phénotypiques - tout comme le nid est un 
      effet phénotypique des gènes de l'oiseau. 
       Quelle autres forces concourent à cette «succession»? 
       La grande habileté des e-gènes est d'être parvenus à mettre tout 
      le monde à leur service, en s'appuyant sur une caste d'humains que 
      j'appelle Imbus. Imprégnés jusqu'à la moelle du mème de la mondialisation, 
      fiers jusqu'à l'arrogance des privilèges que leur confère cette 
      contamination, ignorants jusqu'à l'inconscience de leur propre aliénation, 
      les Imbus favorisent le développement des e-gènes en dirigeant vers eux 
      les ressources et en organisant la société selon le modèle «dissociation 
      des communautés, coalition des appareils» qui leur convient si bien. Ayant 
      un intérêt personnel et collectif au bon fonctionnement et à 
      l'accélération de la pompe mèmes/e-gènes, ils s'en font le moteur. 
      Ensemble, Imbus, mèmes et e-gènes forment le mécanisme par lequel nous 
      devenons, selon l'expression de Simone Weil, «la chose de choses 
      inertes». 
       
       (1) Totalement inhumaine, Ed. Les empêcheurs de penser en rond, 
      100 francs (15,25 euros), en librairie le 12 septembre.   |