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La législation antiterroriste américaine pourrait limiter la liberté sur Internet

LE MONDE | 02.10.01 | 12h09

NEW YORK de notre correspondant

Internet va-t-il changer de nature ? La liberté totale sur le réseau, la possibilité d'échapper à tout contrôle et toute loi, de rendre les courriers électroniques indéchiffrables pourrait disparaître. L'administration américaine est décidée à empêcher dorénavant les terroristes de communiquer instantanément dans le monde entier dans l'anonymat et sous la protection d'une cryptographie virtuellement incassable. Le gouvernement et les parlementaires mettent la dernière main à une nouvelle législation baptisée Anti-terrorism Act. Ce texte débattu dans les prochains jours devrait donner à la justice, à la police et aux services de renseignement des moyens technologiques accrus pour traquer les criminels, permettre le recoupement des bases de données et le contrôle des communications jugées suspectes. Le FBI demande à pouvoir surveiller les connexions à Internet, les carnets d'adresses, l'origine des courriers électroniques et le contenu des messages. Il veut aussi obtenir la possibilité d'écouter plus facilement les communications par téléphone cellulaire. La National Security Agency (NSA), l'agence gouvernementale de sécurité américaine, écoute déjà avec un système planétaire baptisé Echelon - sévèrement critiqué, notamment par le Parlement européen -, les conversations à l'étranger. La nouvelle législation donnerait l'autorisation à la NSA de surveiller les communications des citoyens américains.

UTILISER DE NOUVEAUX OUTILS

L'utilisation du cryptage des messages diffusés sur Internet par les terroristes est depuis longtemps un danger dénoncé aux Etats-Unis par les services de renseignement. Tout au long des années 1990, le débat a porté sur la mise en place dans les logiciels de chiffrement des messages, d'une "entrée de service" uniquement utilisable par le gouvernement pour des raisons de sécurité nationale avec la clé informatique appropriée. Mais la diffusion massive et gratuite sur le Web d'outils de cryptage toujours plus puissants et sans "entrée de service" a contraint Washington à renoncer officiellement en décembre 1999 au contrôle du contenu des messages électroniques.

Depuis les attaques terroristes, les Américains sont prêts à sacrifier un peu de leur liberté et de leur vie privée pour plus de sécurité. Dans les jours qui ont suivi le 11 septembre, il a été affirmé à plusieurs reprises qu'Internet et le cryptage ont pu servir à préparer et coordonner les détournements d'avions. Quelques mois plus tôt, des journaux avaient affirmé que les réseaux d'Oussama Ben Laden utilisaient la stéganographie (des messages cachés et codés dans des photographies présentes sur certains sites) pour communiquer (Le Monde du 21 septembre). Ron Dick, directeur adjoint du FBI, a confirmé l'utilisation d'Internet par les pirates de l'air. Les enquêteurs ont identifié des centaines de courriers électroniques en anglais et en arabe envoyés à l'intérieur des Etats-Unis et à l'étranger à partir d'ordinateurs personnels ou de bibliothèques publiques.

Pour le ministre de la justice des Etats-Unis, John Ashcroft, la sécurité du pays nécessite aujourd'hui l'utilisation de nouveaux outils. " Les moyens à la disposition des autorités, créés il y a des décennies, étaient conçus pour des téléphones à cadran, pas pour le courrier électronique, Internet et les systèmes de communications mobiles", a-t-il déclaré devant une commission de la Chambre des représentants.

Les groupes de défense des droits civiques s'opposent à ce que les services de sécurité puissent pénétrer dans les ordinateurs personnels et en déchiffrer le contenu sans le moindre contrôle. Ils exigent que les enquêteurs demandent au cas par cas l'autorisation d'un juge. Tout en se disant respectueux des droits de la personne, M. Ashcroft rappelle la nécessité de donner de nouvelles armes aux autorités. " Chaque jour qui passe avec le maintien de règles désuètes est un jour où les terroristes gardent l'avantage", a-t-il déclaré au Congrès. " Nous sommes en train d'envoyer des troupes sur un champ de bataille moderne avec des armes d'un autre âge", a conclu M. Ashcroft.

L'inventeur du logiciel de cryptage Pretty Good Privacy, Philip Zimmerman, n'est pas de cet avis. " Si nous installons un système de surveillance général et permanent d'Internet, cela signifie que les terroristes ont gagné et vont nous priver de notre liberté." Des propos similaires à ceux de l'Electronic Frontier Foundation (EFF), un organisme qui, depuis des années, défend Internet. " L'Anti-terrorism Act va totalement modifier l'équilibre du système judiciaire et des libertés individuelles aux Etats-Unis", affirme-t-on à l'EFF.

Mais la machine est en marche. Dimanche 30 septembre, Richard Clarke a été nommé à Washington à la tête du nouveau bureau de protection des infrastructures de communication du pays (Office of Cyberspace Security). M. Clarke était responsable de la lutte contre le terrorisme à la Maison Blanche depuis une dizaine d'années. Il a alerté à plusieurs reprises sur la menace d'un "Pearl Harbor informatique" et d'une attaque massive qui paralyserait le pays. Pour y faire face, M. Clarke veut créer un réseau de lignes "étanches" entre les services de sécurité et le gouvernement. Un "super Internet" inaccessible au commun des mortels qui permettrait d'échanger en temps réel les informations sur les hackers (pirates) et les virus sans en informer le grand public. M. Clarke compte demander et obtenir une exemption à la loi sur la liberté de l'information.

Eric Leser


En France, le débat sur la cybercriminalité resurgit

S'il n'est pas aussi animé qu'aux Etats-Unis, le débat en France sur le contrôle d'Internet a repris après les attentats du 11 septembre. Profitant d'une conférence organisée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) la semaine dernière à Paris, Jacques Chirac et Lionel Jospin ont exprimé leur souci de trouver "un équilibre" entre protection des libertés publiques et impératif de sécurité. "La voie est étroite", a reconnu le premier ministre. Le débat devrait prendre de l'ampleur lors de la discussion au Parlement du projet de loi sur la société de l'information, dont l'adoption est attendue en 2002 au plus tôt. Ce texte prévoit notamment le renforcement des moyens des juges en matière de cybercriminalité, tout en libéralisant le recours à la cryptologie. Si des mesures sécuritaires renforcées sont adoptées aux Etats-Unis, "elles risquent d'être suivies chez nous, par mimétisme", s'inquiète Christophe Agnus, directeur de la revue Transfert, spécialisée dans les nouvelles technologies.

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