Les «fouille-mails» défendent leur job
Le secret de la correspondance électronique devant la justice.

Par FLORENT LATRIVE

Le mercredi 21 novembre 2001


 


«S'il ne faut jamais lire les fichiers des gens ou leurs e-mails, on ne peut plus assurer la sécurité du système informatique.» Françoise Virieux

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Elle est choquée, Françoise Virieux. Oui, l'informaticienne a bien lu les e-mails personnels d'un des thésards du laboratoire de l'Ecole supérieure de physique et chimie industrielles (Espci). Et c'est pour «atteinte au secret des correspondances» qu'elle a été condamnée avec le directeur de son labo, Hans Hermann, et un autre informaticien, Marc Fermigier, dans un jugement de novembre 2000. Une première qui assimile le e-mail au pli postal. Elle a trouvé cette décision «injuste», car elle ne faisait que son «travail» et «assurait la sécurité des ordinateurs de l'école». C'est pour cela qu'elle s'est retrouvée, lundi, devant la cour d'appel de Paris, persuadée que c'est la mort de son boulot, celui «d'administrateur système», qu'elle pratique au quotidien comme les milliers de régisseurs de réseaux informatiques. Des pros ayant la mainmise sur les boîtes électroniques des utilisateurs, pouvant savoir ce qui s'y passe, qui communique, comment et pourquoi. Au risque de se transformer en «fouille-mails» indiscrets.

Ausculter. L'histoire remonte à 1996. Anne et Tareq sont tous deux thésards à l'Espci, l'école dirigée par le prix Nobel de physique Pierre-Gilles de Gennes. Anne est polytechnicienne, spécialiste de la propagation des fractures dans les roches. Tareq, Koweïtien, travaille sur l'intelligence artificielle. Les deux étudiants entretiennent des rapports «extra-scientifiques», relate pudiquement le juge. Mais leur relation se tend et un conflit naît. En septembre, Anne se plaint auprès de Françoise Virieux: certains fichiers de son ordinateur ont été changés. Et la «signature» de Tareq - son code d'accès sur le réseau du laboratoire - apparaît sur les modifications. Tareq nie. Françoise Virieux, chargée du bon fonctionnement des réseaux du labo, ausculte son système et surveille les e-mails de Tareq, avec l'aval de Hans Hermann. Elle ne trouve rien. «On redoute beaucoup le piratage dans notre profession, et j'avais un pirate dans mon labo, affirme-t-elle. J'avais peur de ce qu'il pouvait faire, je voulais vérifier s'il allait envoyer des fichiers à l'extérieur avec des mots de passe.»

Pirate. En janvier, nouveau pépin. La messagerie du laboratoire se bloque. Marc Fermigier, l'administrateur système qui remplace Françoise Virieux en son absence, plonge dans la machine «pour voir quels messages il pouvait supprimer». Et tombe sur un e-mail adressé à Tareq, relatant les embrouilles à l'Espci, que le directeur du laboratoire Hans Hermann juge «diffamatoire». Illico, il décide de fermer le compte de Tareq. Pour les deux administrateurs système et le patron du labo, l'affaire est entendue. «Si on me dit qu'il ne faut jamais lire les fichiers des gens ou leurs e-mails, on ne peut plus travailler, on ne peut plus assurer la sécurité du système», assure Françoise Virieux. Tareq, lui, porte l'affaire devant le tribunal, accusant les cadres de l'école d'avoir pris partie pour Anne dans leur différend.

Gravissime. Tout l'enjeu du procès est là. «Au prétexte qu'il faudrait assurer la sécurité informatique, on pourrait tout se permettre?», interroge Marianne Fleury, l'avocate de Tareq, qui signale au passage que rien ne prouve que Tareq est bien un «pirate». «Le système n'est pas fait pour assurer le secret d'une correspondance», s'étrangle le directeur du labo, Hans Hermann. «Ce n'est pas de la correspondance privée, ajoute Paul-Albert Iweins, l'avocat de Françoise Virieux. Personne ne confie à l'Internet quelque chose qui demande du secret, c'est tout à fait différent de la messagerie postale.»

Pour l'avocat général, les états d'âme des régisseurs du réseau ne les absolvent pas. Après tout, la Poste «achemine parfois des plis susceptibles d'être gravissimes» et «est-ce que l'on autorise pour autant le service des Poste à ouvrir le courrier?» Il rappelle aussi qu'un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation a donné raison, en octobre, à un salarié, mis à pied après que ses employeurs ont farfouillé dans son disque dur (Libération du 3 octobre), affirmant qu'il avait droit au respect de l'intimité de sa vie privée, en particulier au secret de ses correspondances. Décision le 17 décembre.


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