«S'il ne faut jamais lire
les fichiers des gens ou leurs e-mails, on ne peut plus assurer la
sécurité du système informatique.» Françoise
Virieux
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lle est choquée,
Françoise Virieux. Oui, l'informaticienne a bien lu les e-mails personnels
d'un des thésards du laboratoire de l'Ecole supérieure de physique et
chimie industrielles (Espci). Et c'est pour «atteinte au secret des
correspondances» qu'elle a été condamnée avec le directeur de son
labo, Hans Hermann, et un autre informaticien, Marc Fermigier, dans un
jugement de novembre 2000. Une première qui assimile le e-mail au pli
postal. Elle a trouvé cette décision «injuste», car elle ne faisait
que son «travail» et «assurait la sécurité des ordinateurs de
l'école». C'est pour cela qu'elle s'est retrouvée, lundi, devant la
cour d'appel de Paris, persuadée que c'est la mort de son boulot, celui
«d'administrateur système», qu'elle pratique au quotidien comme les
milliers de régisseurs de réseaux informatiques. Des pros ayant la
mainmise sur les boîtes électroniques des utilisateurs, pouvant savoir ce
qui s'y passe, qui communique, comment et pourquoi. Au risque de se
transformer en «fouille-mails» indiscrets.
Ausculter. L'histoire remonte à 1996. Anne et Tareq sont tous
deux thésards à l'Espci, l'école dirigée par le prix Nobel de physique
Pierre-Gilles de Gennes. Anne est polytechnicienne, spécialiste de la
propagation des fractures dans les roches. Tareq, Koweïtien, travaille sur
l'intelligence artificielle. Les deux étudiants entretiennent des rapports
«extra-scientifiques», relate pudiquement le juge. Mais leur
relation se tend et un conflit naît. En septembre, Anne se plaint auprès
de Françoise Virieux: certains fichiers de son ordinateur ont été changés.
Et la «signature» de Tareq - son code d'accès sur le réseau du laboratoire
- apparaît sur les modifications. Tareq nie. Françoise Virieux, chargée du
bon fonctionnement des réseaux du labo, ausculte son système et surveille
les e-mails de Tareq, avec l'aval de Hans Hermann. Elle ne trouve rien.
«On redoute beaucoup le piratage dans notre profession, et j'avais un
pirate dans mon labo, affirme-t-elle. J'avais peur de ce qu'il
pouvait faire, je voulais vérifier s'il allait envoyer des fichiers à
l'extérieur avec des mots de passe.»
Pirate. En janvier, nouveau pépin. La messagerie du laboratoire
se bloque. Marc Fermigier, l'administrateur système qui remplace Françoise
Virieux en son absence, plonge dans la machine «pour voir quels
messages il pouvait supprimer». Et tombe sur un e-mail adressé à
Tareq, relatant les embrouilles à l'Espci, que le directeur du laboratoire
Hans Hermann juge «diffamatoire». Illico, il décide de fermer le
compte de Tareq. Pour les deux administrateurs système et le patron du
labo, l'affaire est entendue. «Si on me dit qu'il ne faut jamais lire
les fichiers des gens ou leurs e-mails, on ne peut plus travailler, on ne
peut plus assurer la sécurité du système», assure Françoise Virieux.
Tareq, lui, porte l'affaire devant le tribunal, accusant les cadres de
l'école d'avoir pris partie pour Anne dans leur différend.
Gravissime. Tout l'enjeu du procès est là. «Au prétexte qu'il
faudrait assurer la sécurité informatique, on pourrait tout se
permettre?», interroge Marianne Fleury, l'avocate de Tareq, qui
signale au passage que rien ne prouve que Tareq est bien un
«pirate». «Le système n'est pas fait pour assurer le secret
d'une correspondance», s'étrangle le directeur du labo, Hans Hermann.
«Ce n'est pas de la correspondance privée, ajoute Paul-Albert
Iweins, l'avocat de Françoise Virieux. Personne ne confie à l'Internet
quelque chose qui demande du secret, c'est tout à fait différent de la
messagerie postale.»
Pour l'avocat général, les états d'âme des régisseurs du réseau ne les
absolvent pas. Après tout, la Poste «achemine parfois des plis
susceptibles d'être gravissimes» et «est-ce que l'on autorise pour
autant le service des Poste à ouvrir le courrier?» Il rappelle aussi
qu'un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation a donné raison,
en octobre, à un salarié, mis à pied après que ses employeurs ont
farfouillé dans son disque dur (Libération du 3 octobre), affirmant
qu'il avait droit au respect de l'intimité de sa vie privée, en
particulier au secret de ses correspondances. Décision le 17 décembre.
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