«Les anti-Perruche estiment
qu'avec l'arrêt, on irait jusqu'à la promotion d'un eugénisme
étatique.» |
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a jurisprudence
Perruche, certains l'ont défendue, d'autres, vilipendée. Eux se
posent en observateurs critiques. Olivier Cayla et Yan Thomas,
directeurs d'études à l'Ecole des hautes études en sciences
sociales, professeurs de droit, critiquent les positions du parti
«anti-Perruche» dans un livre publié le 30 janvier (1). Entretien
avec Olivier Cayla.
En quoi le «scandale Perruche» serait-il le résultat d'une
intoxication?
Les premières attaques contre l'arrêt, d'une vigueur extrême, ont
accusé la Cour de cassation d'avoir violé le «Droit» avec un grand
D. Or depuis les années 80, un courant de pensée est en pleine
expansion dans le monde intellectuel français, notamment les
juristes. C'est un courant politique, hostile à la conception
moderne des droits de l'homme, supposée conduire à l'octroi
incessant et funeste de nouveaux droits pour la seule satisfaction
des «caprices» ou «fantasmes» de «l'individu-roi». On l'a vu avec le
Pacs, où il s'agissait de donner des droits nouveaux aux
homosexuels. Cette fois, la Cour donnait un droit nouveau à certains
handicapés. Ces commentateurs prétendaient se situer sur le terrain
du droit alors qu'ils étaient animés par des convictions politiques.
Vous n'êtes pas les seuls à démontrer que la Cour de cassation
n'a jamais indemnisé le «droit de ne pas naître». Par quel mystère
cette analyse s'est-elle imposée dans l'opinion?
Les anti-Perruche refusent de prendre en compte un fait essentiel
du cas Perruche: la mère avait dit à son médecin que si elle avait
la rubéole elle avorterait pour éviter d'avoir un enfant handicapé.
Le lien de causalité entre la faute médicale (la non-détection de la
rubéole de la mère) et le handicap de l'enfant est aisé à établir
pour la Cour: la faute du médecin ayant empêché la volonté
maternelle de se réaliser, elle a donc, par voie de transitivité,
causé le handicap. Mais les anti-Perruche sont indifférents pour ne
pas dire hostiles à l'égard du choix de la mère d'éviter une
naissance handicapée. Ils peuvent donc avancer cet axiome: la faute
n'a pas causé le handicap dû à la nature , elle a causé
la seule naissance. La Cour reconnaît un préjudice dans le fait
d'être né. Or la naissance ne saurait être un préjudice pour
l'intéressé, font valoir les adversaires de l'arrêt. Donc Nicolas
Perruche n'a subi aucun préjudice. Il n'a plus qu'à se taire.
Ceux qui redoutent que cela ne conduise des enfants à
reprocher à leur mère de n'avoir pas avorté ne sont pas tous de
mauvaise foi...
Non bien sûr, mais il me semble qu'ils se laissent séduire par
des raisonnements en apparence logiques, en réalité absurdes. En
redoutant ce que vous dites, ils mettent en scène une «anti-madame
Perruche» qui refuserait d'avorter alors qu'elle saurait, grâce à un
diagnostic fiable, son enfant atteint d'un handicap. L'arrêt
Perruche, selon eux, permettrait à cet enfant de demander réparation
à cette mère qui aurait voulu à tout prix un enfant. Les médecins
ont emboîté le pas aux juristes, en s'appuyant sur l'avis du Comité
d'éthique, où siègent des médecins, ce qui ne le prédispose guère à
l'impartialité dans cette affaire de responsabilité médicale.
Dénigré par ces arguments controuvés, le message de la Cour de
cassation est devenu inaudible.
Comment en est-on venu à accuser la Cour de cassation de
promouvoir un «eugénisme de sinistre mémoire», la comparant ainsi
aux nazis?
Si les anti-Perruche disent pouvoir, à la rigueur, tolérer
l'eugénisme privé et facultatif que permet la loi sur l'IVG, ils
estiment qu'avec l'arrêt Perruche on irait jusqu'à la promotion d'un
eugénisme étatique et obligatoire, puisqu'on imposerait aux mères
une sorte d'«interruption obligatoire de grossesse», en
reconnaissant un «droit à être avorté». L'arrêt mettrait donc en
place, à l'instar des pires entreprises du passé, une logique
d'élimination organisée des «anormaux».
En quoi les anti-Perruche rejetteraient-ils, selon vous, les
principes démocratiques?
On doit s'interroger sur la signification politique de ce fameux
principe de «dignité de la personne humaine», brandi par les
anti-Perruche et qui fait actuellement florès dans le droit. Dans
leur esprit, ce principe ne commande pas seulement de ne pas porter
atteinte à la dignité d'autrui, mais aussi et surtout à sa propre
dignité. Leur «dignité de la personne humaine» ne protège plus
l'individu, mais l'humanité. Cela ne permet donc plus du tout de
penser la liberté individuelle et ne permet pas davantage de penser
l'égalité entre les hommes, puisque cela donne la possibilité aux
plus «avisés», aux plus «éclairés», aux plus «sages» de définir de
l'extérieur ce qui est ou non conforme à la dignité de l'intéressé,
sans aucune autorisation de ce dernier.
Sur quoi vous appuyez-vous pour dire que les anti-Perruche
appartiennent au camp des «prolife», en français, des anti
avortement?
Ils interprètent l'arrêt comme permettant à Nicolas Perruche de
dire, au moins implicitement, «j'aurais préféré ne pas vivre», ce
qu'ils jugent inadmissible. La Cour ne dit absolument pas ça, mais
bon, peu importe. En tout cas, ils n'affirment pas seulement son
droit à la vie, mais ils l'astreignent carrément à une obligation de
vivre: il faut «accueillir» le «don de la vie», quelle que soit sa
qualité. C'est en cela qu'ils rejoignent un point de vue religieux
ou métaphysique qui dit qu'on n'a pas le droit de disposer de sa
propre vie.
Du droit de ne pas naître, d'Olivier Cayla et Yan Thomas,
le Débat-Gallimard, 176 pages.
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