Il y a quelques mois, Lawrence
Lessig, 39 ans, a été présenté comme l'une des vingt-cinq
personnalités de l'Internet par Business Week. Pourtant, ce
professeur qui enseigne le droit constitutionnel et le droit
appliqué à Internet à l'université de Stanford ne réussit pas tout
ce qu'il entreprend. Loin s'en faut. Il a, notamment, pris la
défense de Napster contre l'industrie du disque : en vain. Sous
l'administration Clinton, il a développé ses arguments aux côtés du
département de la justice américain contre Microsoft. Malgré cela,
l'entreprise dirigée par Bill Gates vient de trouver un arrangement
à l'amiable avec l'administration Bush.
Alors ? Ce qui fait de lui un des gourous du Net, c'est qu'il a
prédit ses défaites dans ses différents écrits sur l'évolution du
Net, et qu'il dénonce avec force l'appropriation du Réseau par des
intérêts privés et la menace que font peser les droits applicables à
la propriété intellectuelle sur le progrès et l'innovation.
Contre la privatisation d'Internet
Pour lui, le vent de liberté, de créativité et d'initiative qui
soufflait sur Internet a disparu. "Le Réseau est mis sous tutelle
par des grands intérêts privés et publics qui tendent à en faire
payer — cher — l'accès, à limiter la liberté d'expression, et à
menacer la vie privée des internautes", affirme, calme et
déterminé, Lawrence Lessig. Il explique notamment comment une
entreprise comme Cisco, le premier fabricant mondial de routeurs, a
mis au point des logiciels qui permettent aux fournisseurs d'accès à
Internet d'accélérer ou de ralentir les flux de données transitant
sur leurs réseaux, au gré de leurs intérêts commerciaux, encadrant
ainsi le développement du Réseau.
Mais les principaux responsables de la privatisation et de
l'encadrement d'Internet sont, selon lui, les groupes qui produisent
et diffusent des contenus : AOL Time Warner, Vivendi-Universal,
Disney ou Bertelsmann. "Nous vivons dans un monde où la
production de biens culturels est concentrée entre les mains de
quelques groupes, essentiellement basés à Hollywood",
poursuit-il. Cette concentration des moyens de production et de
diffusion limite la possibilité de voir émerger des contenus
originaux. "Cela aboutit à une uniformisation et à une
américanisation des mentalités", regrette-t-il.
La privatisation du Réseau ne constitue que l'un des aspects de
la pensée de Lawrence Lessig. Dans le livre qu'il vient de publier
en 2001, The Future of Ideas, il rappelle qu'il n'y aura pas
pour nos sociétés de prospérité sans innovation. Or, selon lui,
l'utilisation abusive de ce que les Américains appellent les
copyright laws, le droit de la propriété intellectuelle, tend
à limiter l'innovation.
D'un outil destiné à défendre la publication de leurs oeuvres par
les auteurs, ce droit est devenu un moyen de protéger des pratiques
liées à une activité ou bien des technologies."Les entreprises
utilisent ces droits et cherchent à en allonger la durée pour
freiner les innovations qui ne rentrent pas dans le cadre de leur
développement". Le Digital Millenium Copyright Act, loi
américaine de protection du copyright à l'ère d'Internet, vaut ainsi
à Dmitri Sklyarov, un informaticien russe d'être emprisonné pour
avoir conçu un programme pour les personnes non-voyantes qui
déjouait les protections antipiratage du logiciel de livre
électronique eBook d'Adobe.
Reste à savoir comment les citoyens, les internautes peuvent se
battre contre cette privatisation du Net et contre l'utilisation
abusive des droits d'auteur. "Après la pétition lancée par
l'association EuroLinux, en 1999, rappelle-t-il, la France a
entrepris de lutter contre l'extension du droit des brevets au
logiciel. Ce dont le monde a besoin, c'est que les gouvernements et
les citoyens des autres pays interpellent l'Amérique sur ses
pratiques légales... Mais il est peu probable que le droit américain
soit sensible à ces démonstrations." Un constat qui explique le
regard pessimiste que jette Lawrence Lessig sur l'avenir du Net.
Lawrence Lessig est professeur de droit à Stanford et créateur du
centre de droit pour Internet et la société. Il a commencé à
enseigner à l'université de Chicago, puis à Harvard et à Stanford
depuis deux ans. Il a publié deux livres : Future of Ideas : The
Fate of the Commons in a Connected World, chez Random House en
2001 et Code, and Other Laws of Cyberspace, chez Basic
Books, en 1999.
http://lessig.org/
http://code-is-law.org/
http://cyberlaw.stanford.edu/future/