Il faut lire la nouvelle de Sartre, elle raconte l'histoire du forcené de Nanterre.

Richard «Erostrate» Durn

Par Thomas CLERC
Thomas Clerc est maître de conférences en littérature moderne et contemporaine à Paris-X Nanterre.

Le vendredi 19 avril 2002


La littérature est un recul qui nous permet de saisir sinon de comprendre l'horreur tapie au fond d'un homme. n 356 avant Jésus-Christ, un grec nommé Erostrate incendia l'une des sept merveilles du monde, le temple d'Artémis à Ephèse, pour immortaliser son nom. Richard Durn était fou. Il était intelligent. Il s'exprimait dans un français sans faute. Il n'appartenait à aucune minorité, il n'était ni délinquant, ni SDF. Lucide sur lui-même comme le prouve son terrible journal, il avait même eu le dessein de s'intégrer à la société. Il s'est pourtant vengé d'elle en ce jour funeste où il a pris pour cible des gens qui la représentent et qui étaient, apparemment comme lui, sans histoires. Sans histoire, lui, il l'était au singulier. Il n'y avait aucune histoire dans laquelle il aurait pu se reconnaître, aucune dimension symbolique ne venait canaliser sa souffrance. A l'exception de son journal dont on a pu lire quelques extraits dans les journaux, la littérature ­ et la liberté réciproque qu'elle implique ­ lui manquait. Un homme sans littérature est un homme perdu : je ne parle pas des gens qui ont trouvé leur bonheur ailleurs, dans la vente de tee-shirts ou dans la philatélie. J'ai toujours été fasciné, disait Léon Bloy, par le trouble sur l'identité des personnes. Tout le monde ou presque peut se sentir visé par ce qu'écrit Richard Durn.

Dans une nouvelle peu connue, Erostrate (1936), Jean-Paul Sartre décrit l'aventure de Richard Durn : relisez-la, c'est stupéfiant. Le narrateur-personnage qui raconte son geste à la première personne est dans le mépris des hommes, dans le mépris de lui-même : «Au balcon d'un sixième : c'est là que j'aurais dû passer toute ma vie.» Richard Durn vivait dans un deux-pièces dont il savait qu'il ne sortirait jamais, il voyait des gens qui vivaient mieux sans forcément bien vivre, ou des aliénés volontaires qui échangent leur misère contre une reconnaissance et des millions. Durn croyait qu'il ne correspondait pas aux critères du grand loft humain : il était triste, il n'était plus jeune, il était comme un personnage de Houellebecq, accablé et dépressif. Sa seule chance, c'était de se réfugier dans des aphorismes inquiétants. Comme l'écrit Sartre faisant parler son Erostrate : «Il faut étayer les supériorités morales par des symboles matériels, sans quoi elles retombent.» La littérature, qu'est-ce que c'est sinon de la violence symbolisée ?

Richard Durn était un homme sans but, un personnage anecdotique : le monde a besoin d'eux pour continuer à tourner, mais il n'en a pas besoin pour continuer d'être monde. Cette contradiction où il ne voit que son inutilité, Erostrate la vit très mal : «J'étouffais.» Dans ces conditions où ni l'engagement ni la réussite personnelle n'ont de sens parce que personne ne lui en a fait sentir la nécessité, Durn n'avait aucun espoir de voir sa condition s'améliorer : d'après sa déposition, il était «onaniste depuis vingt ans au moins» ; chez Sartre, Erostrate humilie des putains. Quarante ans de cette non-vie auraient pu encore passer sans qu'aucun événement ne vienne la modifier. La réponse élaborée par sa psychose ne pouvait être que terrifiante. «Tout est allé beaucoup mieux à dater du jour où je me suis acheté un revolver» : le nom de l'architecte qui construisit le temple d'Artémis ne nous est pas resté, celui qui le détruisit par le feu, si. L'Erostrate de la nouvelle de Sartre est l'histoire d'un homme qui, faute de pouvoir s'inventer des histoires, a fait de la mort des autres son scénario personnel et horrifique : «Moi j'aime les héros noirs», dit-il. Durn, Erostrate moderne, voulait sortir du gris anonyme infini. N'étant pas psychiatre, je ne prétends pas expliquer son geste mais montrer qu'il se détache sur un fonds commun propre à l'homme : il est absurde de décréter qu'un fou n'a aucun rapport avec nous, un fou c'est quelqu'un qui m'est très proche. Le journal de Durn a des accents de vérité et même de beauté : «J'écris parce que j'espère me prouver que je suis encore en vie même si objectivement tout prouve le contraire.» Sartre a tout compris : de la misère sexuelle à «l'individu sans importance collective» pris comme antimodèle chez Céline, le destin de Durn renvoie à une universalité malheureuse.

Avant de commettre l'irréparable, Erostrate envoie à cent deux écrivains une lettre stéréotypée : «Vous êtes célèbre et vos ouvrages tirent à trente mille. Je vais vous dire pourquoi : c'est que vous aimez les hommes.» Richard Durn tenait un journal mais il ne pouvait se décoller de son soi négatif par cette écriture autocentrée. Quoique instruit, il a cité dans sa déposition Ben Laden et Hitler, en se traitant lui-même de «loser». L'Erostrate de Sartre se plaint «de ne pas avoir de mots à [lui]». Dépourvu de mots qui lui fussent un refuge, il n'a pas trouvé son rapport au monde car il n'a pas trouvé son langage. Du coup il n'a pas trouvé son rapport aux hommes : il ne lui reste plus qu'à les subir puisqu'il ne peut les penser. L'enfer c'est les autres, mais déjà un peu moins quand on peut le déchiffrer. J'ai voué ma vie à la littérature : le 29 juin 1912, mon arrière-grand-mère Andréa Clerc a tué son mari d'un coup de revolver.

Les écrivains ont de la chance : ils ont de quoi délester leurs passions dans le langage. Un écrivain sans passions n'est rien à mes yeux : j'aime la littérature qui problématise sa violence. Au Salon du livre, il y avait Guillaume Dustan, il était seul ; il y avait Amélie Nothomb et tout le monde faisait la queue pour ses histoires insipides. Les lecteurs ont plus de chance encore, ils peuvent jouir de ces mêmes passions avec moins de risques. Les fous qui ne lisent pas, et les fous, qui ne lisent pas, ne sont pas les mêmes, mais la proposition qui les réunit ici n'est pas seulement relative : elle est vraie, parce qu'il leur manque à tous deux quelque chose. J'aimerais lire le journal de Richard Durn.

«Je vais prendre, tout à l'heure, mon revolver, je descendrai dans la rue et je verrai si l'on peut réussir quelque chose contre eux.» Erostrate tue des gens dont il ne souffre pas la contingence, ou plutôt la façon dont ils ont pu vaincre cette contingence qui est le fond de nos vies. Il ne supporte pas de voir que sa contingence à lui n'est anéantie par aucune nécessité, contrairement à ce qu'on appelle des hommes libres, dont les politiques sont des modèles modestes et fragiles, a fortiori dans une démocratie. Durn n'était libre que d'une chose, tuer Ñ aussi parce que la loi liberticide qui permet à un tireur de posséder des armes chez lui est en vigueur ­ pour se donner l'illusion qu'il existe. Il a nié sa contingence par le meurtre d'innocents, il a fait l'acte le plus surréaliste qui existe mais qui se comprend de façon bien réelle : le fantôme de la liberté, c'est de trouver des réponses gratuites et insoutenables à l'insoutenable gratuité contre laquelle il se débattait. Chaque phrase du journal de Durn le révèle et l'enferme à la fois : ce document montre l'histoire d'un homme que l'écriture n'a pas pu sauver.

Je ne veux ici rien démontrer : l'incroyable adéquation de la nouvelle de Sartre à cet événement a pour moi une valeur ambiguë, qui n'est ni d'avertissement ni même d'explication, encore moins d'exploitation d'un drame auquel je n'ai aucune réponse à donner, mais il y avait douze mille personnes en pleurs ce mardi et j'enseigne à Nanterre. La seule chose que je puisse dire, c'est qu'un écrivain nommé Jean-Paul Sartre a écrit Erostrate parce qu'il était touché par l'aliénation, c'est-à-dire le fait d'être un autre. La littérature n'est pas sans rapport avec la folie, celle d'être soi-même comme un autre, mais elle est faite pour l'humanité, non contre elle. En face de l'aliénation de Durn, la vie d'un homme ne vaut rien, mais, à côté d'Erostrate, elle prend tout son sens parce que la littérature est plus grande que soi, elle apprend à regarder à hauteur d'homme en représentant ses folies : c'est une passion négative, mais créatrice de positivité.

La littérature est peut-être un remède dérisoire pour penser ce drame, mais le pire serait de s'en remettre à une fuite dans l'irrationnel ou dans des causes hâtives, alors même qu'il appelle la mise à distance. En faisant revivre son histoire à Erostrate qui la raconte, Sartre nous suggère que la littérature est un recul qui permet de saisir sinon de comprendre l'horreur tapie au fond d'un homme. Hormis à son journal, Durn n'avait personne à qui s'adresser : «Je n'ai plus de famille, plus de référents, plus d'idéal et je n'ai toujours pas trouvé mon identité à 30 ans.» En décrétant la peine de mort pour qui prononcerait le nom maudit d'Erostrate, les Grecs savaient que vouer à l'oubli est chose impossible ; ils avaient remis le destin de la cité à la littérature, dont l'une des vertus est d'être mémoire : à défaut de pouvoir lire le journal de cet homme perdu en qui tout homme peut se reconnaître, lisez Erostrate.

Chercher un article par un mot ou une phrase :

Rebonds
Retour au sommaire Quotidien

© Libération