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Jean-Jacques Aillagon face au dossier Vivendi Universal

• LE MONDE | 15.05.02 | 11h29

Vous occupez depuis peu la fonction de ministre de la culture et de la communication alors que s'ouvre le Festival de Cannes. Comment évaluez-vous la situation du cinéma français, qui, malgré une récente embellie, semble aborder une zone de tempête ?

Le cinéma français est en bonne santé. Le résultat 2001 a été excellent, celui de 2002 devrait être bon. Le bilan est non seulement positif quantitativement, mais aussi en termes de qualité et de diversité. Pourtant, le problème se pose de l'avenir du financement de la production. Je suis très attaché à l'ensemble du dispositif mis en place depuis plus de cinquante ans par les pouvoirs publics.

Les incertitudes autour de Canal+ ne perturbent-elles pas ce dispositif ?

Il n'est pas question qu'à l'avenir Canal+ se dérobe à ses obligations. Je n'ignore pas que le destin de cette chaîne est lié à des problèmes capitalistiques, à la demande du public, à la diversification de l'offre télévisuelle. Je souhaite que la chaîne se ressaisisse et renoue avec les bénéfices. Lors de sa création, elle a bénéficié d'un aménagement de la règle générale de la diffusion en contrepartie d'un certain nombre d'obligations en faveur de la production cinématographique et audiovisuelle. La filiale de Vivendi Universal ne peut se dégager de ces obligations sous peine de voir l'Etat annuler ces dérogations.

Cela ne m'empêchera pas d'imaginer d'autres modalités de financement. Il ne s'agira pas de substitution, mais de complémentarité. Je vais profiter de mon déplacement au Festival de Cannes pour rencontrer l'ensemble des professionnels afin d'envisager avec eux des modalités complémentaires de financement.

Au-delà du cinéma et de la télévision, le problème de Canal+ est l'un des aspects les plus aigus de l'ensemble des interrogations que suscite sa maison mère, Vivendi Universal, qui contrôle un grand nombre d'industries culturelles, du livre à la musique, de la presse au cinéma. Le rachat de ce pôle par un groupe étranger aurait des conséquences incalculables. La diversité culturelle, à laquelle nous sommes si attachés, serait alors menacée.

Que pourraient alors les pouvoirs publics ?

Entraver ou contrôler cette cession, dans les limites permises par la loi. Dans le cas de Canal+, la loi limite la présence d'actionnaires non européens. Au moment de la fusion entre Vivendi et Universal, un avis juridique avait d'ailleurs été demandé au Conseil d'Etat sur ce point. La réponse du Conseil devrait être connue prochainement. S'il apparaissait que Canal+ était devenue une entreprise étrangère, elle encourrait une sanction pénale. Le gouvernement suivra ce dossier avec vigilance.

L'Etat peut-il intervenir sur l'affectation des financements de la production ?

J'avais déjà noté avec beaucoup de regret le désengagement de Canal+ dans le domaine du documentaire, qui fait pourtant partie de ses missions historiques. L'Etat peut-il devenir plus contraignant ? La question se pose pour l'ensemble des chaînes de télévision. Elles doivent avoir la possibilité de concevoir de manière globale une politique artistique. Il faut veiller néanmoins à ce qu'elles ne concentrent pas leurs moyens sur les seules grosses productions ; le risque, alors, serait grand d'une érosion de la diversité de la production audiovisuelle. Mais la réglementation n'est pas la seule voie. J'insisterai auprès des responsables de chaînes pour qu'ils ouvrent le champ de leur production.

L'environnement a beaucoup changé depuis la création de Canal+. Peut-on se contenter de maintenir les dispositifs existants ?

S'il le faut, je lancerai avec les professionnels le chantier du renforcement de ces dispositifs. Il faut également se soucier de l'ouverture aux productions européennes. Le ministre allemand de la culture a manifesté son intérêt pour le système français et suggère que les pays de l'Union européenne mettent en place des dispositifs communs. Je participerai, le 23 mai à Bruxelles, à un conseil dédié à la culture et à l'audiovisuel, où j'essaierai de faire émerger un vrai projet culturel à l'échelle de l'Europe. Avec peut-être la mise en place d'un budget d'intervention plus consistant. Il faut aussi, à l'intérieur de notre pays, sensibliser les ministères compétents et, au premier chef, celui des finances. Le débat du financement du cinéma doit dépasser celui du financement par les chaînes, par exemple en posant la question de redynamiser les sofica [sociétés de financement du cinéma et de l'audiovisuel]. Une chose est certaine : nous sortons d'un âge d'or pour le cinéma français. Il faut imaginer, dans le cadre national comme dans le cadre européen, des solutions complémentaires sans changer ce qui marche encore.

Quelle est la principale menace pour la diversité ?

Une concentration excessive de la chaîne des activités de production, de diffusion, d'édition et de monstration - cela vaut pour le cinéma comme pour la musique. Le droit national, comme le droit international, doit permette l'intervention de l'Etat ou des collectivités territoriales pour appuyer la diversité des programmes comme la rénovation et l'équipement des salles.

Pourquoi avez-vous demandé à des personnalités comme Henry Chapier ou Frédéric Mitterrand de vous accompagner au Festival de Cannes ?

Parce qu'ils ont contribué à la diffusion du cinéma à la télévision, à des titres et à des moments différents. C'est une manière de signaler un regret à la télévision du service public : celui de l'abandon de certaines de ses missions. L'apprentissage de la lecture critique de l'image en était un. Le cinéma est un divertissement, mais aussi un art, une culture, une mémoire. Cet abandon ne concerne pas que le cinéma. La télévision, y compris celle de service public, néglige les programmes culturels et tend à les marginaliser dans la conception des grilles. Le service public télévisé, loin de produire une couleur et un son différents de ceux des chaînes privées - comme le font les radios publiques - tente de se rapprocher de ses concurrents privés, y compris dans une approche événementielle et anecdotique de l'information. Il n'a pourtant rien à gagner à vouloir concurrencer le privé sur un terrain où il sera toujours perdant. La télévision devrait être, avec l'école, l'un des principaux outils de l'accès à la culture. La télévision publique a des devoirs en matière d'information, de diffusion culturelle, de débat - et notamment de débat sur la société. Si le service public n'a plus aucun rôle dans le domaine culturel, à quoi bon rattacher la communication au ministère de la culture ? Il faut que, dans le respect des chaînes et du CSA, on rappelle à chacun ses responsabilités. Une télévision différente est-elle condamnée à l'insuccès ? Je ne le crois pas.

Faut-il privatiser l'une des deux grandes chaînes pour que la survivante se consacre mieux au service public ?

Je ne le crois pas. Il y a urgence à ne pas bouleverser un paysage télévisuel très fragilisé, notamment par les problèmes de Canal+ et par la grande difficulté technique à financer les chaînes du câble.

Aurez-vous les moyens d'agir ?

Nos possibilités d'action sont suffisantes. A travers le décret d'attribution du ministère, le président de la République et le premier ministre ont confié mission à la Rue de Valois d'encourager le contenu éducatif et culturel de la télévision. Ce décret indique aussi que le ministère est pleinement partie prenante du dossier des fondations à objet culturel, du mécénat et qu'il doit favoriser les enseignements artistiques à l'école. C'est une manière de montrer notre coresponsabilité dans ce domaine.

Le plan "Les arts à l'école", initié par Jack Lang et Catherine Tasca, sera donc poursuivi ?

Il est évident que l'enseignement des arts à l'école fait partie des fondamentaux de l'éducation nationale, comme l'apprentissage de la langue et de l'écrit ou l'arithmétique. L'accès à la culture favorise l'intégration dans le corps social - intégration dont on voit bien qu'elle manque aujourd'hui à beaucoup de nos concitoyens qui se sentent exclus. L'école est aussi un lieu d'apprentissage de l'esprit critique. L'enseignement des arts contribue à développer cette pensée critique, une des plus belles choses que notre civilisation a inventées. Le Pen n'est jamais ébranlé par le doute. C'est en cela qu'il se tient en dehors de cette civilisation qu'il prétend défendre.

Jacques Chirac a annoncé que le budget de la culture serait sanctuarisé. Qu'est-ce que cela veut dire ?

Qu'il ne sera pas soumis à des ponctions conjoncturelles. Nous allons par ailleurs demander un audit sur la réalité de ce budget et surtout sur la capacité du ministère à innover. Car une grande partie de la croissance de ce budget est dévorée par l'augmentation automatique des charges incompressibles, ainsi que par l'accroissement de son périmètre.

Les grands établissements publics réclament une autonomie accrue. Comment allez-vous réagir à cette demande ?

J'ai rencontré hier tous les présidents des grands établissements existants, ainsi que ceux qui sont en préfiguration. Je leur ai indiqué ma doctrine : ils doivent avoir une responsabilité accrue dans le domaine qui est le leur comme dans la conduite de leurs projets. En revanche, ces établissements devront adhérer aux grandes orientations de la politique du ministère que chacun mettra en œuvre dans son projet d'établissement : décentralisation, action internationale, soutien à la création, innovation et recherche, travail en matière d'élargissement des publics. La stratégie immobilière du ministère de la culture devra être remise à plat. En septembre prochain, il faudra apporter des réponses définitives sur la mise en œuvre de tel ou tel projet, comme l'occupation du bâtiment de Frank Gehry à Bercy par la Maison du cinéma, la Cité de l'architecture et du patrimoine à Chaillot. Cette politique clairement affichée devra permettre des initiatives croisées avec les collectivités territoriales.

Cette politique va-t-elle dans le sens de la décentralisation ?

J'ai le projet, de manière très pragmatique, d'engager avec deux régions très différentes une expérience de décentralisation très poussée. Il s'agit de procéder à une évaluation précise des attentes des habitants et des équipements existants pour élaborer un schéma directeur de développement. Les bibliothèques-médiathèques sont les premiers équipements publics à mettre en place de matière massive, en particulier dans les quartiers et dans les zone rurales. Ce sont des lieux d'apprentissage de la culture, mais aussi de rencontre et d'échanges. Des lieux de citoyenneté par la civilité. On peut même imaginer de lancer un concours d'architecture pour mettre au point des modules duplicables. On verra ensuite si cette expérience peut être généralisée.

Que comptez-vous faire sur le plan international ?

Ce ministère manquait d'expertise fiscale, sociale, internationale et européenne. Avec l'accord de Dominique de Villepin, je vais recruter une diplomate, qui a été en poste pendant trois ans à Bruxelles. Il faut promouvoir auprès de nos partenaires l'idée de l'exception et de la diversité culturelles. Dans ce domaine, nous ne sommes pas majoritaires. Si nous ne sommes pas convaincants en Europe, nous ne le serons nulle part. Il ne faut pas non plus oublier les pays d'Afrique du Nord ou ceux du sud du Sahara avec qui nous avons des liens historiques. Sans eux, l'avenir de notre culture se réduira vite à une peau de chagrin. La France doit redevenir un grand pays de formation et de générosité. Nous devons ouvrir nos frontières aux étudiants étrangers, leur accorder des visas d'études et des bourses de longue durée. C'est le meilleur moyen de diffuser notre culture et d'éviter qu'elle ne soit marginalisée. Il y a là une urgence absolue.

Y a-t-il une différence entre une politique culturelle de gauche et une autre de droite ?

Il y a en France un consensus sur l'opportunité pour l'Etat d'être actif en matière culturelle. L'ultralibéralisme à l'américaine a peu de partisans dans ce domaine. L'histoire de ce ministère est le fait d'une "sédimentation républicaine" qui dépasse les clivages. Il existe néanmoins des différences. Faire plutôt confiance aux individus et aux collectivités locales est peut-être davantage le fait de la droite. La gauche est souvent plus dirigiste.

Propos recueillis par Jean-Michel Frodon, Franck Nouchi et Emmanuel de Roux

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 16.05.02

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