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Entretien avec Manuel Castells

• LE MONDE | 31.05.02 | 11h21

Barcelone de notre envoyé spécial

Professeur de sociologie à l'université de Berkeley (Californie), Manuel Castells occupe actuellement un poste de directeur de recherche dans une université virtuelle mondiale, l'Internet Interdisciplinary Institute de Barcelone. Cette expérience pionnière mobilise 20 000 élèves dans quinze pays pour des cours uniquement sur Internet.

Dans votre précédent livre, L'Ere de l'information (éditions Fayard, 1998), vous vous êtes attaché à montrer comment nos sociétés s'organisaient en réseau. Aujourd'hui, vous consacrez un ouvrage entier à Internet. Pourquoi ?

Les banalités et les fausses idées qui circulent sur le Web m'irritent. Nous disposons aujourd'hui d'assez d'éléments pour démontrer que le Web n'isole pas et qu'il n'est pas non plus un instrument du pouvoir ou du monde des affaires. Au contraire. C'est un espace décentralisateur et citoyen. Internet est un phénomène économique, social et politique, mais il n'est ni une technologie qui apporte une solution globale aux problèmes de l'humanité ni un système qui crée des inégalités sociales.

Vous insistez sur l'"esprit hacker" qui a marqué les premières années du Net. Que reste-t-il de cette culture ?

Par "hackers", je veux parler des passionnés d'informatique qui inventent et innovent pour le plaisir, pas des crackers qui font du mal. Je crois qu'il reste énormément de choses de la culture originelle d'Internet. Le fonctionnement même du Web, par exemple, se fait encore avec des logiciels à codes ouverts mis en place par cette communauté. Deux tiers des serveurs du monde utilisent le système Apache, développé et maintenu par un réseau coopératif d'informaticiens. A l'inverse, les pratiques de Microsoft me semblent aller à l'encontre de cette culture. Microsoft est une entreprise géniale pour la commercialisation, sans innovations.

Mais ce qui me paraît plus fondamental, c'est que la "culture hacker" imprègne aujourd'hui une grande partie de la société. Elle se diffuse auprès des nouvelles générations et pas uniquement dans des domaines technologiques. Les organisations non gouvernementales (ONG) en sont une bonne illustration. Elles déploient des capacités d'innovation formidables pour arrêter la pauvreté en s'affranchissant des pesanteurs technocratiques des gouvernements. Plus une société est une société d'information et d'économie de la connaissance, plus la capacité d'innover à l'intérieur du système, avec des moyens créatifs, est importante. C'est ça la culture héritée de l'éthique des hackers.

Comment le grand public s'approprie-t-il Internet et qu'apporte-t-il, à son tour, au Réseau ?

La question qu'il faut toujours se poser est la suivante : une technologie oui, mais pour quoi faire ? En cela, Internet n'est pas différent des autres grandes technologies de l'histoire. Il se diffuse donc plus vite dans les milieux qui en ont l'usage. Or une technique ne devient un instrument majeur des pratiques sociales que lorsque la société dans son ensemble en a besoin pour avancer. Aujourd'hui, les gens construisent le Web à leur image. C'est la pagaille, car tout coexiste sur Internet : usages sociaux, expressions politiques, réseau de sociabilité personnel, quête d'informations, mouvements associatifs, mais aussi propagande nazie, pédophilie et pornographie. De quoi inquiéter les hommes politiques, car cet espace ne peut être totalement contrôlé. Tout juste peut-on le réprimer.

Le grand public a donc son rôle à jouer dans son développement. D'ailleurs, il ne s'en est pas privé. Les internautes ont en effet produit les chats, les newsgroups, les forums... Les enchères en ligne, l'art numérique ou le téléchargement de musique ont été inventés de cette façon, puis ont été récupérés ensuite par des entreprises.

Le récent forum de Porto Alegre, au Brésil, a montré les prémices d'une société civile mondiale capable de se mobiliser pour de grandes causes. Internet joue-t-il un rôle majeur dans ce processus ?

On voit poindre en ce moment les embryons d'une société civile planétaire. Le rôle du réseau mondial est essentiel, car il permet de faire exister dans leurs identités locales des gens qui viennent de cultures et d'horizons divers. Il y a une société civile qui se structure davantage au niveau mondial que national.

Aujourd'hui, l'intérêt du public pour des problèmes mondiaux comme les droits de l'homme ou les questions d'environnement a fait éclore une série de réseaux et d'interventions sur les structures et les institutions qui déterminent la vie des gens. La chose intéressante est que la société civile a pour cible l'Etat afin d'essayer d'obtenir des changements dans ses conditions de vie. Elle n'a pas de point de référence dans un état global. Elle passe donc par les moyens de communication qui sont à sa disposition. Les médias, mais aussi Internet, sont très utiles car, à travers eux, les acteurs de la société civile créent une sensibilité qui, indirectement, influence les institutions politiques. C'est comme cela qu'Internet se transforme actuellement en une sphère politique qu'il n'était pas auparavant.

Malgré cette appropriation du Web par un nombre croissant d'internautes, le thème de la fracture numérique n'a jamais été aussi important. Pourquoi ?

Tout le monde devrait avoir le droit d'utiliser Internet et personne ne devrait être pénalisé pour des questions de géographie ou d'argent. En dehors de ces considérations, il y a d'autres éléments qui font que la fracture numérique subsiste. La vitesse d'Internet en est un. La manière dont ceux qui sont sur Internet façonnent le réseau à leur image en est un autre. Plus la démocratisation d'Internet sera retardée, plus le Web se développera autour de valeurs qui ne sont pas celles de l'ensemble de la société.

La diffusion d'Internet sur l'ensemble de la planète demandera une action forte des Etats avec des actions publiques nationales et internationales. Les différences culturelles, financières et infrastructurelles, sont aujourd'hui telles que l'on peut avoir un tiers de la planète structuré autour d'Internet et deux tiers exclus avec tout ce que cela signifie en termes d'accès à l'information ou aux ressources d'affaires. Le développement de la Toile, qui était exponentiel, trouve actuellement sa limite.

Propos recueillis par Guillaume Fraissard (Le Monde interactif)

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 01.06.02

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