La directive 97/66 sur la protection des données et
informations dans le secteur des télécommunications doit être
révisée. La discussion au Parlement européen aura lieu le 29 mai, et
le vote le 30 mai. Que dit cette directive, dans l'état actuel
?
Meryem Marzouki, présidente de l'association IRIS
(Imaginons un réseau Internet solidaire) : La révision vise
à adapter au secteur des communications électroniques la directive
européenne sur la protection des données personnelles dans le
secteur des télécommunications, en vigueur depuis 1997 (directive
97/66). Ce texte consacre le principe de suppression ou
d'anonymisation "des données relatives au trafic concernant les
abonnés et les utilisateurs traitées en vue d'établir des
communications et stockées par le fournisseur d'un réseau public de
télécommunications et/ou d'un service de télécommunications
accessible au public", dès que la communication est terminée.
Les seules exceptions autorisées sont encadrées par les principes
de finalité, de proportionnalité et de limitation dans le temps en
vertu du respect des textes fondamentaux de l'Union européenne. Ces
exceptions doivent être énoncées précisément dans les textes
législatifs ; c'est le cas notamment pour les besoins de
facturation, ou la poursuite d'infractions pénales, dans le cadre de
mesures exceptionnelles et encadrées par les autorités
judiciaires.
Comme pour la plupart des mesures sécuritaires adoptées dans
certains pays, dont la France par le biais de la loi sur la sécurité
quotidienne (LSQ), ce "tour de vis" sévère se réclame
aujourd'hui de la lutte contre le terrorisme mise en œuvre depuis le
11 septembre 2001, alors que les pressions en ce sens sont bien
antérieures à cette date.
Cédric Laurant, membre de l'Electronic Privacy
Information Centre de Washington (EPIC) : La
directive 97/66 vise a protéger la vie privée dans le cadre de
la fourniture de services de télécommunications accessibles au
public sur les réseaux publics de télécommunications, alors que la
nouvelle directive s'appliquerait à toute communication
électronique accessible au public, élargissant ainsi le champ
d'application potentiel de la directive à toute communication
électronique sur Internet et sur des réseaux de télécommunication
(téléphonie cellulaire, téléphonie classique vie le fil de cuivre,
courrier électronique et autres formes de communication sur
Internet, WAP, etc.). Dans la nouvelle proposition de directive
(art. 15(1)), proposée par le Conseil de l'UE et entérinée par la
Commission, une ligne a été ajoutée à l'ancien article 14. Il
autorise les Etats membres à conserver les données de communication
électroniques (de trafic et de localisation) pour une durée limitée
lorsque cela est justifié pour sauvegarder la sûreté de l'Etat, la
défense, etc., dans le respect des principes généraux du droit
communautaire.
La version proposée dans le rapport Cappato – parlementaire qui a
rédigé le rapport sur les modifications a apporter à la
directive communautaire (2000) 385 dans le cadre de la Commission du
Parlement européen responsable des questions justice et affaires
intérieures (Commission "LIBE") – propose de mentionner dans le
texte de l'article 15(1) une référence aux principes de base de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme concernant
la conservation des données (toute mesure dérogatoire doit être
exceptionnelle et sanctionnée au cas par cas par les autorités
judiciaires), et une référence au droit au respect de la vie privée
qui figure dans la Charte des droits fondamentaux de l'UE et la
Convention européenne des droits de l'homme et des libertés
fondamentales de 1950. Ce qui ne plaît pas au Conseil et à
certains gouvernements des Etats membres, qui veulent au contraire
se réserver la possibilité de conserver les données de trafic et de
localisation au cas où ils auraient à enquêter sur d'éventuelles
infractions commises dans le futur par les utilisateurs de services
de communications électroniques.
Sa position a, jusqu'à présent, toujours obtenu un vote de
confiance de la part de sa Commission parlementaire, ainsi qu'un
vote positif en novembre lorsque le Parlement européen a été appelé
à voter en séance plénière sur le premier rapport qu'il avait
rédigé.
En quoi cette révision menace-t-elle la confidentialité des
donnéesprofessionnelles et privées ? Quels sont les Etats qui
demandent cette révision ?
Meryem Marzouki : Le principe d'interdiction de toute
surveillance systématique des communications, notamment par la
rétention des données de communication, est largement battu en
brèche. Ce principe est inscrit dans la directive de 1997. Les
représentants des Etats et les autorités policières et judiciaires
invoquent la nécessité des enquêtes ; les porte-parole des lobbies
industriels mettent en avant la sécurisation de leurs réseaux
(opérateurs et fournisseurs d'accès) et la poursuite d'infractions à
la propriété intellectuelle (industrie du logiciel, majors de la
musique et du cinéma). Nous n'avons pas le détail des discussions
entre Etats membres, mais la décision du conseil des ministres de
l'UE représente la décision commune des représentants des
Quinze.
Cédric Laurant : Le danger provient de la
conservation systématique par les fournisseurs d'accès à l'Internet,
les opérateurs de télécommunication, sur la demande des services de
police. Si la police peut avoir accès aux communications que vous et
moi avons écrites il y a un an, trois ans, voire plus longtemps, en
fonction des législations des Etats membres et alors que nous
n'avons commis aucune infraction, notre liberté d'expression, notre
droit au secret de la correspondance et à la confidentialité de nos
communications privées sont substantiellement atteints.
Le droit au respect de la vie privée figurant dans les textes
fondamentaux protégeant les droits de l'homme (Convention européenne
des droits de l'homme, Charte des droits fondamentaux de l'UE)
risque de perdre de sa substance si la manière dont les autorités
gouvernementales peuvent avoir accès à nos communications privées
consiste à demander, par avance, une conservation systématique des
communications afin de pouvoir y accéder plus tard pour une raison
ou une autre. Comme la lettre de la Global Internet Liberty Campaign
(GLIC) le souligne, permettre une conservation systématique et
générale des communications est un danger pour la liberté
d'expression, le droit au respect de sa vie privée et le principe
fondamental de droit pénal de la présomption d'innocence.
Aux Etats-Unis, même après le passage en octobre 2001 d'une loi
anti-terrorisme (USA Patriot Act) très restrictive, aucun texte
n'autorise la conservation des communications privées, sauf sur
demande, au cas par cas, faite par la police auprès d'un juge
spécialement habilité à connaître des demandes d'interception de
communication ("wiretapping"). Les Etats les plus prompts à
demander la conservation des données, ou qui ont déjà légiféré en la
matière pour permettre cette conservation, sont, notamment, la
France, la Belgique, la Grande-Bretagne et l'Allemagne.
En quoi l'article 15 de la directive pose-t-il problème
?
Meryem Marzouki : Ce qui pose problème est que les
gouvernements veulent imposer la possibilité de conservation des
données de communication, pendant une durée qui serait définie par
les lois nationales, et pour des fins autres que les seules fins de
facturation ou de maintenance des systèmes. Cela signifie la
possibilité de conservation généralisée des données de
communication, à des fins exploratoires (renseignement, par
exemple). En pratique, on va pouvoir surveiller qui communique avec
qui, et qui consulte quoi sur Internet, sans possibilité
d'information ni de recours, comme avec la LSQ (loi sur la
sécurité quotidienne) en France.
Le rapport Cappato, au contraire, exclut cette possibilité, en
référence à la Convention européenne des droits de l'homme, à la
Charte des droits fondamentaux de l'UE, et à la jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l'homme. Il stipule que de telles
mesures de conservation des données doivent être exceptionnelles, et
soumises à la demande d'une autorité judiciaire statuant au cas par
cas (par exemple dans le cas d'une enquête judiciaire ouverte). Il
stipule aussi qu'une telle mesure doit être "appropriée,
proportionnée et temporaire, au sein d'une société
démocratique".
Cédric Laurant : La position du Conseil de l'UE
est de dire que les Etats membres devraient être en mesure de
décider pour eux-mêmes s'ils acceptent le principe de la
conservation des données dans leur législation nationale. Cependant,
le Conseil, de concert avec certains Etats membres, est déjà en
train de rédiger une nouvelle proposition de décision-cadre (dans le
cadre du troisième pilier de l'UE) qui instaure le principe de la
conservation comme s'imposant à tous les Etats membres.
Or une décision-cadre est prise par le Conseil et les
gouvernements des Etats membres sans laisser aux parlements
nationaux la possibilité de s'exprimer. Une décision-cadre fixe les
conditions dans lesquelles les Etats membres doivent mettre en œuvre
les principes de base de la décision-cadre. Le fait que cette
décision soit rédigée alors même que la directive
communautaire(2000) 385 n'est pas encore adoptée montre le peu de
respect que le Conseil a pour l'opinion et le vote du 30 mai du
Parlement européen. Si cette décision-cadre est adoptée, aucun
Parlement des Etats membres n'aura la possibilité de s'opposer au
principe de la conservation. C'est la raison pour laquelle la Global
Internet Liberty Campaign (GILC) est d'avis que les membres du
Parlement européen ont une opportunité historique lors du vote du 30
mai pour rejeter le principe de la conservation des communications,
sans s'en laisser conter par le Conseil quand il affirme dans ses
déclarations officielles que chaque Etat membre pourra, plus tard,
avoir la possibilité de se prononcer sur cette question.
Les parlementaires européens vont-ils nécessairement suivre la
révision proposée par le conseil des ministres de l'Europe ?
Meryem Marzouki : Il y a tout lieu de s'inquiéter depuis
que les groupes PPE (droite) et PSE (socialistes) se sont alliés
pour déposer un amendement dit de compromis, mais qui, en fait, va
dans le sens de la position du conseil des ministres. Or PPE + PSE,
cela signifie une large majorité des députés européens.
Cédric Laurant : Notre organisation ne pense pas que
les parlementaires européens qui comprennent bien les enjeux du
principe de la conservation des communications pour nos droits et
libertés fondamentales vont voter en faveur de la position du
conseil. Nous pensons qu'ils vont voter à nouveau – comme ils l'ont
déjà fait en novembre dernier – en faveur du rapport Cappato,
du fait qu'il s'oppose au principe de la conservation des
données.
Quel peut-être l'impact des ONG sur le processus législatif
?
Meryem Marzouki : Nous espérons, par cette campagne, et sa
médiatisation, peser sur la discussion et le vote des parlementaires
européens. La lettre des ONG a reçu le soutien de plus de 12 000
citoyens de l'UE.
Notre association a adressé une lettre en ce sens à tous les
députés français – à l'exclusion des députés du Front national –
élus au Parlement européen dont les adresses étaient disponibles.La
lettre d'IRIS adressée aux députés européens rappelait les
circonstances de l'adoption de la LSQ en France, et la plainte
déposée par IRIS contre la France auprès de la Commission européenne
à ce sujet. Cette lettre se terminait ainsi : "En
approuvant, le 29 mai prochain, la position de la commission des
libertés et des droits des citoyens sur le premier alinéa de
l'article 15, vous affirmerez aux citoyens européens, et aux
citoyens français en particulier, que l'Union et son Parlement
peuvent demeurer les garants de la démocratie et des libertés,
au-dessus des contingences politiciennes qui prévalent parfois à
l'échelle nationale. Les résultats du premier tour des élections
françaises le 21 avril 2002 ont montré la nécessité de telles
garanties."
Cédric Laurant : Des organisations comme l'EPIC
aux Etats-Unis, LSIJolie en France ou Quintessenz en Autriche sont
très actives depuis l'année dernière pour alerter le public et la
presse au sujet de la conservation des données. Diverses
actions ont vu le jour depuis le 11 septembre dernier. La dernière
action dans laquelle la Global Internet Liberty Campaign (http://www.gilc.org/)
s'était illustrée était l'envoi d'une lettre au premier ministre
belge, Guy Verhofstadt, à l'époque président du conseil des
ministres de l'UE, dans le cadre de la présidence belge de l'UE.
Cette lettre visait a souligner l'ingérence du président
américain George W. Bush par son envoi à M. Verhofstad d'une
liste des actions à mener en matière de lutte contre le terrorisme.
L'un des points sur lesquels la lettre de la Global Internet
Liberty Campaign s'insurgeait était la volonté de la Maison Blanche
de s'ingérer dans le processus de décision politique au sein de
l'UE, en demandant que le principe de la protection des données dans
les communications électroniques fasse l'objet de dérogations pour
permettre la conservation par les fournisseurs de services de
communications électroniques de ces données "durant une période
raisonnable", et pour des motifs autres que la facturation.
Propos recueillis par Pierre Bouvier
Site de l'association IRIS : http://www.iris.sgdg.org/
Site de l'Electronic Privacy Information Center : http://www.epic.org/#about
Texte de la lettre envoyée à Pat Cox par la Global
Internet Liberty Campaign : http://www.gilc.org/cox_fr.html