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L'Internationale Situnaturiste
LES CHIENS DE GARDE SE RETROUVENT À POIL

12 juin 2002

par ARNO*, Lirresponsable

Sur l'internet, ce réseau où le CSA ne parvient pas à interdire que l'on profane nos valeurs les plus sacrées, une bande de canadiens décomplexés blasphèment quotidiennement en présentant la Grand-messe de l'information en tenue d'Adam. Pour accompagner vos vacances à la plage, nous vous proposons une analyse post-situ du phénomène de l'infotainment avec des photos de gens tous nus dedans et des citations de Baudrillard autour.

L'infotainment (information + entertainment) désigne le mélange de l'information et du divertissement. Le terme s'applique :
- aux programmes de divertissement qui adoptent les codes formels de l'information (Exclusif, sur TF1),
- aux informations qui adoptent les codes formels du divertissement (Le vrai-faux journal de Karl Zéro),
- plus rarement, aux organes d'information lorsqu'ils se consacrent au divertissement (l'omniprésence des résultats sportifs, les Unes consacrées à Loft Story, la vie des célébrités dans les journaux...).

L'infotainment est évidemment vanté par les marchands, pour son énorme succès d'audience, et vilipendé par les médias « sérieux » puisqu'il représenterait une perversion de l'information « sérieuse ». Notre point de vue est tout autre : l'infotainment n'est pas un avilissement du système médiatique, c'est au contraire sa forme la plus pure ; il n'y a pas d'un côté une bonne information de masse objective, et de l'autre un divertissement stupide que serait l'infotainment : l'ensemble n'est que l'imposition des « actualités » comme modèle autoréférentiel, un système purement spectaculaire. Lorsqu'il est réussi (et nous prendrons comme modèle le site NakedNews.com, dont nous pensons qu'il s'agit d'une des formes d'infotainment les plus abouties), l'infotainment devient, involontairement, un outil subversif en faisant apparaître l'information médiatique pour ce qu'elle est : un mauvais divertissement (au sens de la diversion) habillé d'une propagande autojustificatrice.

En France, le site NakedNews.com a plutôt rencontré le dédain des médias. Peu évoqué, sauf sous l'angle de la farce ou des impératifs de salubrité publique (une nouvelle dérive de l'infotainment). Naked News va cependant beaucoup plus loin.

Dans les pays anglo-saxons, le phénomène a fait l'objet d'un peu plus d'attention et, après un débat similaire en Russie, a provoqué sa petite polémique. En Sicile, au climat moins rigoureux que l'hiver sibérien, l'apparition d'une émission d'information présentée par de jeunes femmes dévêtues a néanmoins provoqué le courroux de l'Église et de la mafia (Nude news outrages Church and Mafia, Bruce Johnston, The Daily Telegraph, 12 novembre 2000)

 

Archéologie de l'objet


Description historique

L'origine semble être l'émission La vérité nue, lancée sur une chaîne de télévision de Moscou, M1. Peu avant minuit, une jeune femme présente des informations très sérieuses et des interviews d'hommes politiques tout en se déshabillant.

The Naked Truth - 8.2 ko
The Naked Truth
Svetlana Pesotskaya présente The Naked Truth sur la chaîne moscovite M1.

Arrivée aux informations sportives, elle ne porte plus que ses sous-vêtements, et à la fin de l'émission, elle est totalement nue, un objet judicieusement placé dans le décor ou une position appropriée permettant d'occulter la partie la plus intime de son anatomie.

Mais c'est avec Naked News, site Web né à Toronto, que le phénomène prend de l'ampleur. D'abord parce que c'est accessible sur l'internet depuis n'importe où dans le monde, qu'un programme quotidien y est visible gratuitement, que c'est en anglais, et que cette fois la nudité est absolument totale. Énorme succès, et une dot-com qui a semble-t-il très bien survécu à la crise.

Longtemps financé uniquement par la publicité et la vente de produits dérivés (casquettes, T-shirts...), le site offre à présent une version gratuite (proposant environ cinq minutes d'information quotidiennes, avec une qualité d'image passable), et une version payante constituée d'un programme d'information complet d'environ vingt minutes avec des qualités d'images d'excellente qualité (à condition d'avoir un accès haut-débit). Les informations existent en deux formats : le programme féminin, et les mêmes informations présentées par des hommes (au total, donc, pour ceux que les deux versions intéressent, dans les trente-cinq à quarante minutes de vidéo quotidienne).

Timing

L'ensemble se présente sous la forme d'un journal télévisé relativement classique : environ huit minutes consacrées à l'information internationale, et trois minutes aux informations nationales (nord-américaines), deux minutes pour le sport, une minute d'un programme « Life & Leisure » (questions médicales, gadgets inutiles...), un segment de deux minutes « In Focus » sur un sujet unique (généralement consacré au cinéma), deux minutes pour la météo et son indissociable « Image du jour », deux minutes d'information économique, et deux minutes diverses sur des infos improbables (« Fringe news »).

Grosse différence avec un journal télévisé : il n'y a aucune image vidéo illustrant un sujet (donc pas d'opinion des politiciens impliqués, pas de micro-trottoires...), pas de faits divers (le genre « un bus rentre dans une cabine téléphonique » suivi de sa mini-polémique à la noix, « indemnisation des victimes : les assureurs de France Télécom et de la RATP se renvoient la balle et réclament une aide de l'État »), pas d'interviews d'experts qui viennent d'écrire un livre ou de chanteurs qui viennent de sortir un disque. Évidemment, ces absences sont dues à des impératifs économiques, mais au final cela vous donne vingt minutes d'information extrêmement denses.

Antifascisme new-look - 11.3 ko
Antifascisme new-look
Les médias français nous ont fait fort opportunément remarquer que CNN avait consacré un breaking-news aux élections présidentielles ; aucun ne semble cependant avoir remarqué que les canadiens de NakedNews y avaient aussi consacré un sujet.

Analyse

Ce qui frappe immédiatement, c'est le ton extrêmement professionnel dans le traitement et la présentation de l'information. Ainsi les voix sonnent exactement comme celles des journalistes de l'autre grand network d'information internationnal (CNN) - peut-être moins pour les hommes, le ton très typique des news américaines est beaucoup plus marqué chez les femmes. Malgré l'absence d'inserts vidéo d'illustration (« nous retrouvons Machin devant la permanence de Jacques Chirac, allô Machin vous nous entendez ? », « oui Patrick, je vous entends, ici l'ambiance est à la fête mais Jacques Chirac et son épouse ne sont pas encore arrivé », « merci Machin, n'hésitez pas à intervenir si du nouveau advenait »...), l'ensemble est réalisé avec professionnalisme : les présentateurs sont filmés sur fond bleu et insérés dans des décors en image de synthèse, des changements de plans rythment les séquences, et les sujets sont suffisamment variés ;

Vous l'avez déjà remarqué : tout le monde est tout nu. Du coup, contrairement au plan rapproché qui transforme les présentateurs des JT en hommes-troncs, ici c'est un plan américain (cadré en bas à mi-cuisses) qui permet de montrer ce qu'on ne voit pas d'habitude (comme les bas-résille d'Alain Chabat ou les pantoufles de Joseph Poli).

Les présentatrices n'ont rien de mannequins californiens à la Playboy. Seins de toutes tailles et toutes formes, hanches plus ou moins larges, proportions diverses et variées ; ce sont certes de jolies personnes, mais relativement communes. Les hommes, eux, correspondraient plus aux critères de beauté habituels des news magazines (abdominaux reluisants, pectoraux reluisants, etc.).

Rayons maquillage et coiffure, c'est limite quelconque. On est loin des choses très élaborées ou caricaturales de la télévision (essayez la Rai Uno pour ses VIP en collagène, c'est assez épatant). Du côté de la garde-robe, c'est aussi plutôt médiocre mais là, c'est compréhensible.

Les pauses des présentateurs n'ont à première vue rien d'érotique, dans le sens d'aguicheur, comme peut l'être l'exhibition d'une excitation sexuelle (réelle ou feinte). Ce qui correspond sans doute à la différence de contexte culturel entre le monde latin et le monde anglo-saxon, et plus particulièrement sans doute à l'érotique des canadiens anglophones. La gestuelle est minimaliste. Et lorsqu'il faut se déshabiller (certains présentateurs commencent leur segment habillés, et enlèvent leurs vêtements au fur et à mesure de l'énoncé des infos), les gestes ne sont pas du tout élaborés. Comme le note Chronic'art, « Dans des mouvements précis et aiguisés, les présentatrices du JT se débarrassent mécaniquement de leurs oripeaux. Le degré zéro de l'excitation. ». Bref pas de strip-tease avec dramatisation (pas musique langoureuse type l'ange bleu ou les choeurs de l'armée rouge, pas de gestuel suggestive, etc.).

 

L'érotisme de l'information ou du désir d'être informé


Une fois le principe posé (des gens tous nus qui présentent des informations sérieuses), la question d'être choqué par la nudité semble peu intéressante, car relevant principalement de jugements culturels, qui valorisent ou dévalorisent la nudité [1]. Puisque c'est le principe fondamental de Naked News, le « concept », au sens de procédé narratif et dispositif de présentation, s'étonner de la nudité dans Naked News reviendrait à s'étonner que les personnages ont envie de faire l'amour dans un film porno ou qu'il y a des explosions et plein de flingues dans un film d'action.

Cependant, on peut bien sûr trouver le principe choquant en lui-même en ceci qu'il mélange deux genres qui semblent opposés : l'information relevant du genre journalistique (défini par une charte de déontologie, les notions de véracité, d'objectivité, etc.) et le strip-tease relevant du genre divertissement (marqué par les notions de plaisir, d'audience, de bénéfice), sous catégorie « spectacle pour adultes ». Il y aurait là confusion des genres et le pire monstre hybride, c'est-à-dire l'infotainment.

L'intérêt de Naked News est qu'il pose la question du désir d'information et montre par une juxtaposition surprenante et à la fois d'une simplicité biblique que l'information relève par nature du divertissement. Thèse forte que nous allons essayer d'établir, contrairement au présupposé qui veut que l'information ne soit pas du spectacle, le spectateur est conduit à cette révélation : le journal de Naked News l'informe aussi bien qu'un journal traditionnel, mais en plus lui démontre par le disposif de diversion (l'oeil observe le corps nu) l'extrême relativité du contenu informatif.

On peut objecter que le journal de Naked News ne serait en fait que l'alibi pour jouir de la contemplation de corps nus, bref l'intérêt et le plaisir seraient celui du voyeur qui se donne bonne conscience à peu de frais : je ne regarde pas des corps nus (je ne suis pas un pervers, un obsédé, etc.), c'est seulement le journal télévisé en ligne (je suis quelqu'un de responsable qui se tient au courant des nouvelles du monde). C'est-à-dire que l'intérêt intellectuel pour l'information (ce qui est jugé noble pour la conscience et du point du vu social) joue le rôle de rempart à la censure moral qui réprouve ce type de spectacle (prendre du plaisir à contempler des corps nus).

Or, premièrement les corps nus sont communs, contrairement au sens spectaculaire des programmes érotiques ou pornographiques que l'on trouve en ligne (nous l'avons indiqué, les corps ne sont pas ceux de playmates californiennes, et la gestuelle est minimaliste), et deuxièmement le contenu informatif du programme est véritablement comparable aux autres journaux, il ne s'agit pas d'un simple texte-alibi de piètre qualité.

Le problème du genre pornographique

On objecte alors que c'est justement le mélange des genres qui est érotique, dans le sens où la modalité sérieuse comme négation de l'érotisme renforce la dimension érotique de la scène. Recette que l'on trouve dans le goût pour les films pornographiques amateurs (jugés plus vrais, réalistes car non-fictifs et donc plus excitants) ou même dans le procédé narratif des films pornographiques, dont les scénarios jugés souvent indigents comportent tout de même une occultation de leur nature fictive et donc fabriquée (on ne filme pas l'équipe, les acteurs et actrices jouent des rôles [2]). Ce qui les classe donc bien comme oeuvre cinématographique.

Or pour en revenir à Naked News, il n'y a pas d'actes sexuels filmés, ni, on l'a vu, à proprement parler de strip-tease. Le spectateur est donc reconduit à la nature même du spectacle qu'est l'information. Aux signes de sérieux et de légitimité habituels (l'apparence de cadre de direction des présentateurs) est substitutée la nudité qui symbolise ici la vérité comme l'absence d'artifice.

Contrairement d'ailleurs aux journaux classiques qui utilisent des procédés de dramatisation, afin de maintenir l'audience : direct sur l'événement, quand bien même il n'y a aucune image, aucun commentaire informatif, aucune information, type Guerre du Golf, Afganisthan, ou les mêmes images en boucle (les avions qui percutent les tours du WTC), montage, reconstitution, musique, ton grave du présentateur, etc.

On a donc une épure du spectacle, au delà du slogan « nothing to hide » (rien à cacher) : les informations en elles-mêmes sont aussi inintéressantes qu'ailleurs, c'est pourquoi l'intérêt explicite est dans la nudité du présentateur (le differentiel produit du côté de la chaîne) ou le ce pour quoi le spectateur désire dans un premier temps regarder ce journal.

D'où l'intérêt paradoxal de ce spectacle : voilà un dispotif qui démontre, par la simplicité des moyens, l'effort de mise en scène de l'actualité (les « vraies » informations) qui rigoureusement n'a de sens qu'en tant que musique d'accompagnement du spectacle.

L'expérience Naked News, interprétation

On pourrait donc conclure que l'ensemble n'est absolument pas érotique au sens usuel ou vulgaire (« de la fesse »), mais évoque en quelque sorte la dialectique platonicienne, sur l'éducation du désir (eros) dans le Banquet : « Voilà donc quelle est la voie qu'il faut suivre dans le domaine des choses de l'amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c'est, en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du Beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi. »

De l'attirance pour les beaux corps, mouvement naturel et légitime (et aujourd'hui normatif sous des dehors de constestation), un deuxième mouvement critique interroge la nature du premier par un examen portant sur les opinions, sur ce qui est véritablement désirable. Les informations sont-elles désirables ? Sont-elles des connaissances profitables à l'âme ? Méritent-elle d'être l'objet de mon désir ?

Le présupposé moderne et répété sur toutes les fréquences est une réponse affirmative : oui les informations sont importantes, elles sont un vecteur de connaissances d'où l'impératif médiatique « il faut suivre l'actualité », « être au courant de l'actu » (dans le sens large : aussi bien « avoir un avis sur le conflit entre l'Inde et le Pakistant », que « être d'avis que M-O. Fogiel est un pitt-bull »). Et plus la réceptivité à ce flux médiatique est parfaite, plus celui qui est au courant de la vie des médias est socialement reconnu. Attitude comparable à celle que Platon raille dans la République avec la célèbre allégorie de la caverne : « Et s'ils [les prisonniers de la caverne] se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme [celui qui a été libéré de la caverne] fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? » (516d).

Or ici, grâce au dispotif de Naked News, le spectateur prend conscience de l'extrême relativité d'une telle assertion, justement par le référentiel : la nudité qui signale le dispositif (comme absence de dispositif habituel). Ceci est légèrement paradoxal, car on croit d'ordinaire que le dispositif (la mise en scène) est uniquement du côté de Naked News, qui ferait du spectacle (mauvais strip tease) comme si le journal télévisé des autres chaînes lui n'était pas un spectacle. Or bien-sûr, rien n'est plus faux : le journal est un dispositif technique et narratif (les sujets sont choisis, construits, élaborés, présentés, ordonnés - cf. « Leçon pratique : comment préparer un sujet pour le 20 heures », in Florence Aubenas & Miguel Benasayag, La fabrication de l'information, La découverte, 1999) -, le présentateur est une star du prompteur, etc. Illusion qui consiste à croire que des personnes habillées sont plus naturelles ou sincères que des personnes nues. Naked News renverse cette manière de voir.

Les signes ostentatoires de légitimité sont inversés, par rapport au modèle classique (même si l'équation « vérité = nudité » est elle-même déterminée), de telle sorte que le spectateur perçoit directement la nature spectaculaire de l'information. Mouvement dialectique donc, saisie de l'essence du divertissement qui est le genre dans lequel tombe l'information, par la diversion qu'est la nudité. L'opinion selon laquelle l'information est de nature différente du divertissement, et même son opposé, ne résiste alors pas à l'examen proprement libératoire de l'expérience Naked News. Dévoilement de l'essence de l'information qui est en même temps saisie de ma liberté ; et de quitter la caverne si possible...

 

Les avis de la profession ou de la défense catégorielle


Mon dieu, elle est nue !

Cependant, une certaine Eliza Gano, sur le site « Online Journalisme » de l'université de Californie du Sud, semble très choquée : « J'ai vraiment essayé d'écouter, et de regarder, une émission complète. Vraiment. Mais j'ai été un peu choquée quand la caméra a reculé et montré la nudité frontale de la présentatrice sportive. Je me suis dit, "Mon dieu, elle est nue !" ». Arran Yarmie, dans le magazine « Thunderbird » consacré au journalisme, de l'université de Colombie britannique, se demande carrément s'il s'agit d'une évolution vers la pornographie.

L'érotisme n'est bien entendu pas totalement absent. Il y a bien d'ailleurs un souci esthétique : les présentatrices sont soigneusement épilées là où il faut, ou totalement rasées, les hommes sont bien dégagés derrières les oreilles, et présentent une avantageuse, quoique discrète, turgescence. Pour l'anecdote, une des présentatrices est apparue pendant les neufs mois de sa grossesse (on se souviendra du scandale provoqué par les photographies de l'actrice Demi Moore nue et enceinte) ; certains petits sujets sont tournés dans la rue (ce que les ricains nomment « flashing »). Ce qui nous éloigne du simple naturisme sauvage (le corps à l'état brut).

Sur cette question, la porte-parole du site, Kathy Pinckert, explique au site Acid Logic que « la nudité est à un certain niveau un choix vestimentaire, comme vous pourriez poster une jupe, ou une chemise et une cravate, ou un T-shirt et un short. Cela fait seulement partie de l'image et rien de plus ». La mauvaise foi est évidente, le télescopage entre l'information sérieuse et une nudité même peu sophistiquée produisant une charge érotique minimale. Lorsqu'il n'y avait pas encore de présentateurs masculins, 80% des visiteurs étaient des hommes. Mais justement, ce choc érotique confronté à l'information donne tout son intérêt à l'émission.

La météo à Paris - 14.6 ko
La météo à Paris
13°, des nuages et de la pluie.

Même pas journalistes !

Une critique sous-jacente commune aux différents articles consacrés à Naked News consiste à rappeler systématiquement que les présentateurs ne sont pas des journalistes. Ils se contentent de lire les informations rédigées par d'autres membres de l'équipe.

La BBC rappelle que Lucas Tyler était un conseiller en investissement dans une banque canadienne, Wired indique que Paul Fitzgerald était peintre en Floride et a tenu de petits rôles d'acteur à Hollywood, que Kitana Baker a travaillé pour une émission de la chaîne de Playboy, Night Call 411, etc. Tout, sauf des journalistes.

Ce qui permet à Samantha Shatzky, reporter d'informations nationales pour la CTV, d'asséner (sans rire) que « l'entraînement au journalisme est absolument impératif. Un homme-tronc peut faire un excellent présentateur, mais cela ne suffit pas. S'ils ne connaissent pas leur affaire, ça se voit et le public s'en rend compte ».

Exemple pratique de l'information la plus attendue : la météo. Depuis très longtemps, des « journalistes » ont supplanté les ingénieurs de Météo France à la télévision française (en Italie, ce sont les carabiniers). Journalistes qui aiment à utiliser le jargon de la météorologie (front froid, front chaud, anticyclone, cumolo-nimbus...) afin d'assoir la légitimité de leur discours. Et, c'est la moindre des choses, à se congratuler annuellement dans un « Festival international de Météo », forme qui mime la reconnaissance des pairs comme instance de validation dans le champ du savoir, auquel ils n'appartiennent pas. La jeune femme de Naked News vous donne le temps qu'il fera demain, elle sourie et elle est nue. Il est vraissemblable que le public se soucie peu de savoir si celle ou celui qui annonce « Paris, 13°C, demain nous fêterons les Mathilde » lorsqu'à l'écran s'affiche « Paris 13°C » possède ou non une carte de journaliste.

Eliza Gano enfonce le clou : ce qui compte, c'est l'information, pas le présentateur : « Voir la main de Peter Jennings ou le front de Tom Brokaw me suffit. Je ne m'intéresse pas à la personne qui me donne les informations - elle n'est pas le sujet. » La contradiction est évidente : on peut tout à la fois reprocher aux présentateurs déshabillés de Naked News d'être plus importants que l'information et citer les noms de journalistes vedettes, tout en prétendant que la personne n'a pas d'importance. Il va donc, à en croire Eliza Gano, falloir revoir à la baisse les salaires de Peter Jennings et Tom Brokaw, puisqu'ils n'ajoutent aucune valeur au produit information et ne contribuent en rien à la richesse de la chaîne. De plus, si l'on veut véritablement l'information brute, la consultation des dépêches d'agence en ligne suffit.

Autre tonalité, le magazine Time se fait provoquant, en expliquant que Naked News est « Sous-estimé : le site canadien Naked News offre la meilleure couverture de l'information internationale après la BBC ; la nudité est la cerise sur le gateau ».

Avec environ huit minutes d'informations internationales quotidiennes présentées à un rythme soutenu et sans interruptions (pas de sujets illustratifs), le site fait effectivement largement aussi bien que nos journaux télévisés. On remarque par exemple que le passage de Le Pen au deuxième tour des présidentielles françaises a été évoqué, avec une mention à la montée des droites extrêmes en Europe.

Jacques Chirac appelle les français à lui donner une majorité aux législatives - 12.7 ko
Jacques Chirac appelle les français à lui donner une majorité aux législatives
Attitude réellement professionnelle : une belle information qui n'intéresse personne.

Banaliser l'information

La critique la plus intéressante concerne le risque de banaliser l'information en la transformant en spectacle. Ainsi, Attan Yarmie : « La popularité mise à part, il y a des critiques évidentes à Naked News, la principale étant qu'il banalise les événements actuels et risque d'éloigner l'attention des spectateurs de sujets de société importants. »

La porte-parole de Naked News tente de faire croire (Acid Logic) qu'« on peut fournir une information avec dignité et classe avec ou sans vêtements. Nous partons simplement sur des bases totalement différentes, et ce que nous faisons, c'est attirer l'attention des gens. Un des aspects les plus sympathiques des mails que nous recevons proviennent de gens qui ne suivaient pas les informations, ou qui s'étaient détournés des news. [...] Et avec Naked News, ils s'y intéressent à nouveau. Au départ, c'est "je regarde pour voir", et ensuite ils s'y intéressent. »

Semblant confirmer cette idée, un certain monsieur Saliyi (« And now stay tuned for the latest nudes », Marc Warren, The Daily Telegraph), expert en fraude électorial, justifie son passage dans l'émission russe « La vérité nue », en prétendant qu'il essayait de briser le tabou des grands médias russes face aux problèmes de détournement de votes.

Sergei Moskvin, directeur de la chaîne moscovite M1, qui diffuse le show, est nettement moins faux-cul (ibid.). Il explique carrément qu'« une femme qui se déshabille et des informations sérieuses sont totalement incompatibles. Ensemble, cela donne de la comédie. Les spectateurs arrêtent d'écouter et restent la bouche ouverte. » Au moins c'est clair, celui-là sait ce qu'il vend.

Non seulement il y aurait un risque de banalisation, mais certaines informations particulièrement dramatiques rendraient la nudité moralement inacceptable. Un jeune homme présente Naked News sur le site StudentCanada : « La première fois que j'ai regardé le programme, j'ai été littéralement choqué lorsqu'une des présentatrices parlait d'un horrible accident d'un volcan en Amérique latine tout en enlevant son soutien-gorge ».

Réponse de la porte-parole : « Nous faisons attention aux informations sérieuses, ou aux informations dramatiques, ou à celles qui sont poignantes. Si cela fait partie des informations internationales, que Victoria Sinclair présente, elle peut garder ses vêtements. Lorsque le premier ministre Trudeau est mort - je sais qu'elle était une de ses grandes fans —, elle a présenté l'information en gardant ses vêtements. ». Porte-parole n'est certes pas un métier facile...

Nous y reviendrons : cette critique du risque de banalisation de l'information et sa transformation en spectacle ne constituent pas un « risque » ; c'est tout l'intérêt de l'affaire.

 

L'information nue se retourne contre l'information pas nue


La critique contre Naked News se retourne finalement contre l'information « noble ». Le pire de l'infotainment est-il en effet tellement plus mauvais que l'information normale ?

On constate par exemple que les journalistes qui critiquent Naked News ne se hasardent pas trop sur le terrain de la qualité de l'information diffusée. Ils insistent sur l'absence de compétences journalistiques des présentateurs, mais pas sur celle de ceux qui rédigent leurs textes ; ils critiquent le détournement d'attention, mais jamais ils ne disent que l'information est mauvaise (Time prétendant même le contraire).

Si l'on se contente d'écouter l'émission, et notamment la partie des informations internationales, elle se révèle aussi complète que les journaux télévisés normaux ou que les bulletins d'information de la radio. Huit minutes extrêmement denses sur un ton très professionnel. Objectivement, si l'on écoute l'information diffusée, on est largement aussi bien informé qu'en regardant la télé ou en écoutant la radio.

Et pourtant, c'est une information de très mauvaise qualité. Il s'agit ni plus ni moins que d'une compilation de dépêches d'agences. La lecture quotidienne des dépêches sur Yahoo vous en apprendra plus. Seul travail vaguement journalistique : le tri et le choix de ces dépêches, rien de plus. Sachant que ce copier-coller de dépêches représente l'essentiel du travail des journalistes dans les grands médias normaux, et plus particulièrement dans les médias audiovisuels, on ne s'étonnera pas de l'absence de cette critique à l'encontre de Naked News. Bref, des commentaires qui feignent de ne pas constater qu'il s'agit d'une information de la même qualité.

Du coup, la critique se focalise sur la banalisation due au mélange des genres. C'est réellement la critique importante face à l'infotainment. Un étudiant renvoit la critique journalistique dans ses cordes sur l'« Online Journalism Review » : « Il est plutôt difficile d'accuser Naked News de prostitution journalistique quand les journaux télévisés ont déjà mis leur propre intégrité en vente. Le réseau CBS et les stations locales consacrent une large partie de leur temps d'information au suivi du reality-show "Survivor en Australie" ; MSNBC fait souvent la promotion croisée de la prétendue analyse politique du Saturday Night Live et du monologue de Jay Leno ; et ABC hésite rarement à vanter la dernière offre Disney ». Si l'on veut devenir un dictateur célèbre, il vaut mieux éviter de massacrer ses opposants le jour de la finale de la coupe du monde...

À ce stade, l'existence de Naked News pose déjà une énigme intéressante : comment le critiquer sans désavouer tout ce qui, en fin de compte, constitue l'information audiovisuelle et une bonne partie de la presse ? La nudité est-elle un argument suffisant pour désavouer un tel programme ? Est-ce son aspect raccoleur et purement mercantile ? Est-ce réellement plus mauvais que les journaux télévisés et leurs centaines d'heures consacrées à l'insécurité ?

 

Du dernier obstacle


Mais il reste un obstacle que la critiques des médias n'arrive pas à franchir : elle repose sur l'idée :
- que l'existence d'un « bon » média est possible,
- que le suivi quotidien d'une « bonne » information est indispensable à la vie du citoyen (donc qu'un « bon » média est nécessaire).

La critique habituelle des médias porte donc sur les tares supposées par rapport à un média idéalisé, par rapport à une rigueur journalistique objectivée. Il s'agit donc de corriger un système médiatique en critiquant sa forme, non de l'abolir en critiquant son essence même [3].

Comme si le citoyen n'avait pas lui-même la possibilité d'être un média, c'est-à-dire sa propre source d'information, parce qu'il est témoin et analyste de certains événements qui lui sont très proches, et en tout cas infiniment plus proche que l'homme-tronc du vingt heures et tout son staff. Et ensuite d'organiser lui-même la diffusion de cette information.

Une bonne information de masse est-elle possible ?

La critique des médias de masse fait comme si de bons médias étaient non seulement souhaitables mais possibles sans changer leur nature.

Comme si l'information fournie par un système médiatique pouvait être autre chose qu'une marchandise. Comme l'écrit Jean Baudrillard (La société de consommation), « L'événement brut est échange : il n'est pas matériel d'échange. Il ne devient "consommable" que filtré, morcelé, réélaboré par toute une chaîne industrielle de production, les mass média, en produit fini, en matériel de signes finis et combinés - analogues aux objets finis des productions industrielles. [...] On "fabrique" un modèle en combinant des traits ou des éléments du réel, on leur fait "jouer" un événement, une structure ou une situation à venir, et on en tire des conclusions tactiques à partir desquelles on opère sur la réalité. [...] Dans les communications de masse, cette procédure prend force de réalité : celle-ci est abolie, volatilisée, au profit de cette néo-réalité du modèle matérialisée par le medium lui-même. » Baudrillard analyse alors la publicité, « un des points stratégiques de ce processus » : « Journalistes et publicitaires sont des opérateurs mythiques : ils mettent en scène, affabulent l'objet ou l'événement. Ils le "livrent réinterprété" - à la limite, ils le construisent délibérément. [...] On pourrait pousser plus loin l'analyse du discours publicitaire dans ce sens, mais aussi élargir cette analyse aux différents media modernes, pour voir que partout, selon une inversion radicale de la logique traditionnelle de la signification et de l'interprétation, fondée sur le vrai et le faux, c'est ici le mythe ou le modèle qui trouve son événement, selon une production de la parole désormais industrialisée au même titre que la production de biens matériels. »

L'ouvrage de Baudrillard, poursuivant dans cette logique, est consacré au « plus bel objet de consommation : le corps ». Ce qui renforce l'idée que la nudité associée au journalisme dans Naked News n'est pas une perversion de l'information, mais la manifestation de son essence même. Le corps est à la fois capital, et objet de consommation, fétiche (même si l'analyse de l'esthétique des mannequins n'est pas directement applicable aux modèles de Naked News).

On connaît l'aphorisme de Noam Chomsky. À la question d'un étudiant : « J'aimerais savoir comment au juste l'élite contrôle les médias ? », il répondit : « Comment l'élite contrôle-t-elle General Motors ? La question ne se pose pas. L'élite n'a pas à contrôler General Motors : cela lui appartient. » (cité par Serge Halimi, les nouveaux chiens de garde, p.32)

En tant que processus et enjeu industriel, l'information de masse n'est donc ni bonne ni mauvaise selon des critères d'objectivité journalistique, car là n'est pas son essence (d'où les discours incantatoires sur une déontonlogie jamais appliquée en France). L'information de masse ne cherche pas à témoigner des événements bruts, elle ne peut livrer que sa propre réinterprétation du monde (un mythe) selon ses propres intérêts ; c'est par définition un spectacle, ou un discours publicitaire, voire une propagande.

Il convient donc d'introduire une distinction entre l'information comme représentation médiatisée et la connaissance. Classiquement le premier obstacle à la connaissance, c'est l'opinion, c'est-à-dire le jugement non explicitiment fondé qui se présente comme une connaissance et qui est reçu sans problème par une large partie du corps social. Une véritable démarche de connaissance suppose autre chose que la réception de données déjà mises en forme par d'autres selon leurs finalités et leurs contraintes, les informations, mais la constitution critique de ces données. L'enjeu qui motive la critique du système médiatique est donc brièvement politique : une diffusion large de la connaissance qui doit permettre un jugement éclairé, parce que la vie politique repose sur l'isonomie et la participation de tous à la vie politique, la démocratie. Le rôle antinomique de l'information médiatique est alors de fournir un erzatz de connaissance : tant que je crois savoir (être informé), je ne désire pas savoir. Il ne s'agit pas seulement de la réception critique des informations (apprendre à critiquer les informations) mais bien plutôt d'apprendre à produire ses propres informations, en dehors et donc souvent contre le modèle médiatique existant (qui détermine la forme et le contenu des messages). Encore faut-il, à titre préalable, se défaire de l'emprise de ce modèle

L'information certifiée qualité française - 7.8 ko
L'information certifiée qualité française
« Marie, hotesse de l'air, est la grande gagnante du Bikini Casting ! », organisé par... TF1.

La vertu pédagogique (involontaire et contradictoire) de l'infotainment est, en adoptant aussi fidèlement que possible la forme et le fond de l'information médiatique, d'en faire apparaître l'aspect purement spectaculaire. Plus Naked News que les autres : là où la plupart des émissions d'infotainment retiennent la forme de l'information pour traiter du divertissement (le plateau de Exclusif, sur TF1, présenté par un couple reprenant les tics et le rythme des news américaines, pour présenter la vie des célébrités du spectacle), Naked News à l'inverse présente une information « sérieuse » en lui appliquant une forme délirante ; débarassée de l'habillage crédibilisant du JT, l'information « sérieuse » présentée apparaît pour ce qu'elle est (ce qu'elle reste), un spectacle. En effet, par rebond, pourquoi la même information, présentée par un PPDA habillé, ne serait-elle plus un spectacle, pourquoi le même fond présenté sous une autre forme deviendrait-il une connaissance objective ? Répondre à cette question, c'est se débarrasser de l'emprise de l'information.

L'auto-justification

Le deuxième présupposé médiatique constitue l'essentiel du message des médias : les médias sont importants et ce qu'ils vous disent est important pour vous. Les journalistes qui invitent des journalistes et des directeurs de journaux pour donner leur opinion éclairée le rappellent : quelqu'un de bien informé (et quoi de mieux informé qu'un patron de presse) a une opinion pertinente sur tout. Véritable polytechnicien des temps modernes, il est compétent dans tous les domaines, et en tout cas est capable de donner la parole à un spécialiste. Comment quelqu'un d'incompétent peut choisir un spécialiste est un autre mystère... (« Ayant jadis étudié la sagesse dans des livres traduits du grec, du chinois ou du sanscrit, j'ai un certain désavantage par rapport aux ignorants qui n'ont pris de leçons que dans les journaux sportifs ou les magazines de mode. Lorsque nous nous affrontons sur un sujet ardu, je suis intimidé par la conscience de mon insuffisance, ce qui freine mes emballements, quand eux, propulsés par le booster de leur ignorance, sont sûrs d'avoir trouvé avant même d'avoir cherché. [...] On voit que l'ignorance n'exclut pas la fermeté d'opinion. », Georges Picard, Petit traité à l'usage de ceux qui veulent toujours avoir raison.)

Lorsque Samantha Shatzky (ci-dessus) explique qu'il faut un vrai journaliste, et pas seulement un présenteur (sinon « le public s'en rend compte »), elle démontre en fait que celui qui énonce les informations a un rôle aussi important que les informations : de par la crédibilité qu'il incarne et qu'il monnaie, il signifie que ce qu'il va dire est important.

Extradition des slips - 10.9 ko
Extradition des slips
« La lecture du journal est la prière du matin de l'homme moderne », Hegel.

Toute la forme des médias et une bonne part de leur contenu consistent en leur autojustification. Non seulement, « c'est vrai parce qu'ils l'ont dit à la télé », mais surtout « c'est important parce que c'est dans le journal ». D'où, d'ailleurs, cette part énorme de l'« information », intitulée « la vie des médias » : les médias parlent des médias, affirmant fondamentalement l'importance de l'information médiatique.

Or rien n'est moins prouvé que (1) l'importance de l'information qu'on nous distille, (2) l'importance de l'information en soi. Le suivi quotidien de l'information médiatique a-t-il une réelle importance sur la vie des citoyens : le journal sert in fine à emballer le poisson sur les marchés, et la grand-messe du vingt heures permet d'avoir un sujet de conversation le lendemain autour de la machine à café... L'importance de l'information, et même d'une « bonne » information, n'est jamais démontrée : c'est un postulat indispensable sur lequel repose une énorme industrie, des centaines de milliers d'emplois et un ordre social (les contenus télévisuels comme lien de sociabilité universel). Baudrillard : « [La publicité] fait de l'objet un pseudo-événement qui vient définir l'événement réel de la vie quotidienne à travers l'adhésion du consommateur à son discours. On voit que le vrai et le faux sont ici insaisissables - tout comme dans les sondages électoraux, où l'on ne sait plus si le vote réel ne fait qu'entériner les sondages (et alors il n'est plus un événement réel, il n'est plus que le succédané des sondages qui, de modèles de simulation indiciels, sont devenus agents déterminants de la réalité) ou si ce sont les sondages qui reflètent l'opinion publique. Il y a là une relation inextricable. [...] Et cette tautologie du discours, comme dans la parole magique, cherche à induire la répétition tautologique par l'événement. Le consommateur par son achat ne fera que consacrer l'événement du mythe. »

L'exemple du sondage

La distanciation face à l'information est donc quasi impossible, ou du moins très difficile, puisque elle est systématiquement fournie, par tautologie, avec la justification de sa propre importance (c'est important parce que c'est important). Consommer de l'information c'est avant tout consacrer au sens fort ce qui est consommé. Non pas consacrer comme l'on consacre ses loisirs à jouer à la pétanque par exemple (organiser son emploi du temps), mais plutôt établir un domaine comme sacré, l'établir comme lieu de culte. Ainsi des sondages, comme le montre Baudrillard : la simulation de la réalité devient la réalité représentée de telle sorte qu'il est impossible d'établir si la projection est la cause déterminante de ce qu'elle anticipe ou une simple projection aléatoire (la question de savoir si les sondages ont une influence sur le vote). En effet, si le sondage anticipe correctement, l'événement réel (le vote) est confirmation du modèle. Dans ce cas, affirme Baudrillard, l'événement réel perd de sa réalité, il n'est que succédané, répétition ou traduction attendue qui n'apporte rien (« c'est déjà joué »). De prévu par les sondages, l'événement disparaît médiatiquement car il n'a plus d'intérêt (d'une certaine manière, il a déjà été representé). Si l'événement ne se conforme pas à ce qui est attendu d'après les sondages, et bien médiatiquement, nous savons ce que cela donne : « La suprise », « le choc », « le séisme »...C'est-à-dire qu'au lieu de remettre en cause la validité du modèle et donc pratiquement les heures consacrées à la publication et commentaires des sondages, de dire que les prévisions sont erronées et qu'il faut donc revoir la place médiatique accordée au modèle, les journalistes s'étonnent de cette non-conformité, qu'ils jugent suprenante, voire incompréhensible (« les vraies raisons du vote machin »).

On a le droit alors à une nouvelle représentation de la réalité, où l'on va sommer les gens dans des reportages, sur une modalité plus ou moins moralisatrice (il est bien question de foi), de dire pourquoi ils n'ont pas voté comme prévu par les sondages (« vous êtes malheureux, c'est ça ? »). Non pas que cela soit intéressant en soi, ce n'est intéressant dans la logique médiatique que parce que l'événement réel (le vote) est en décalage avec l'événement prévu (le sondage). D'où ce qui fait un nouvel événement : le décalage, à son tour médiatisé et représenté. Or bien entendu, ce nouvel événement occulte par sa construction référentielle l'événement réel qui perd de sa réalité, quand bien même paradoxalement il occupe tout l'espace médiatique. Il ne s'agit pas de s'interroger réellement sur le sens du vote mais de passer par les figures obligées du spectacle :
- ceux qui ont perdu les élections entonnent : « il faut nous interroger sur les raisons de notre défaite, et être à l'écoute de ce que nous ont dit les français » ;
- ceux qui ont gagné les élections entonnent : « c'est une marque formidable de confiance, et un espoir qu'ont voulu manifester les français dont nous sommes à l'écoute » ;
- ceux dont le métier est d'en parler en parlent tous ;
- les consommateurs achètent en masse ce type de produit.

D'où les sujets redondants qui vont déployer cette dramaturgie jusqu'au prochain scrutin. Comme le dit Baudrillard, ce ne sont pas les critères du vrai et du faux qui ont cours, mais ceux de l'oeuvre d'art, ici de la mise en scène (« allez voter » = « venez nombreux à ce spectacle »). Le mieux est bien-sûr la participation du public.

Ainsi il y a plus, quand le décalage médiatisé va à son tour produire des événements réels, par exemple des manifestations. Parce que désigné médiatiquement comme important, le décalage entre le sondage et le résultat de l'élection est reçu comme un événement réellement nouveau auquel il convient de répondre sur le terrain, non plus du système médiatique, mais dans celui de la vie quotidienne. Il faut alors se « mobiliser » contre le résultat des élections, voire en réclamer l'abolition dans la rue ; et des individus se mobilisent alors en toute bonne foi, et en tant que démocrates réclament l'annulation du scrutin. Ce qui donne lieu à son tour à un traitement médiatique (les images de la mobilisation), qui fournit de la réalité aux manifestations dans la rue. Système de feed-back qui donne son unité à l'ensemble. A aucun moment de cette logique spectaculaire ne seront traitées les questions pratiques que le vote, en tant que modalité d'organisation de la vie politique, avaient pourtant fait surgir.

Tant que demeure l'idée d'une « bonne » information (le journalisme rigoureux), d'une non-information (le divertissement ou l'entertainment) et de la « mauvaise » information (l'infotainment), on manque totalement la nature du modèle médiatique, qui a un intérêt fonctionnel au maintien de ces distinctions. Y compris dans les faux débats du type : « avons-nous accordé trop d'importance à tel sujet », « le traitement médiatique de tel sujet a-t-il eu des conséquences sur la perception des gens et donc sur l'organisation réelle de leurs rapports ? ». Les réponses sont là-aussi déjà connues : « nous oeuvrons avec professionnalisme sur les sujets qui intéressent les gens ».

Or Naked News peut être l'un des instruments involontaire d'une sortie du modèle médiatique : un site par lequel les utilisateurs font l'expérience inattendue de l'inutilité de l'information quotidienne. En effet, de par son aspect érotique, il est impossible, même en se concentrant, de ne pas penser, comme Eliza Gano, « Mon dieu, elle est nue ! ». La distance à l'information est imposée par le dispositif. Voyez l'image de Chirac serrant des mains, avec au premier plan une grande fille aux seins un peu tombants... elle peut bien nous expliquer que Chirac appelle à voter utile, contre la cohabitation, qui peut bien croire que cela a la moindre importance ?

Le visiteur qui vient pour les corps nus, somme toute plutôt tristes, se rend compte que l'information n'est pas plus nulle qu'ailleurs (alors, tant qu'à rentabiliser son abonnement, autant continuer à « être informé » par ce biais), et, vu l'éloignement imposé par la nudité des présentateurs, se rend compte que même cette information « sérieuse » n'a finalement qu'un intérêt très limité : par l'adoption du code formel décalé qu'est la nudité, et l'absence des codes habituels des médias « sérieux » (autojustification et crédibilisation), l'information apparaît pour ce qu'elle est fondamentalement : une recréation mythifée et autoréférérencielle du monde, enrobée d'un emballage stéréotypé crédibilisant... bref, une forme fadasse du divertissement publicitaire.

ARNO*, Lirresponsable

P.S. Prochainement, nous étudierons la relecture de la médecine de Galien chez Michel Foucault appliquée aux Smooth and Cut Naturists.


[1] Lire à ce propos Le nudisme révolutionnaire de E. Armand

[2] A titre d'exception, en France, citons Projet X de Fred Coppula où la fabrication du film ainsi qu'une critique formelle du genre pornographique sont le sujet du film

[3] Lire à ce propos « Le credo médiatique fin de siècle » de Hakim Bey