
Lawrence Lessig : "Les dinosaures veulent faire main basse
sur Internet"
Où allons-nous ? L'Internet était un espace où la créativité et
l'innovation n'avaient pas de limite parce que personne n'avait le
contrôle du réseau. Mais la contre-révolution est en cours, prévient
Lawrence Lessig, célèbre professeur de droit à l'Université Stanford. Des
acteurs puissants - entreprises de télécommunications, maisons de
disques... - tentent de reprendre la main, utilisant la loi et la
technologie pour dompter le processus d'innovation et protéger leurs
intérêts.
ENTRETIEN
DOMINIQUE BERNS
Après le crash de la nouvelle économie la chute brutale des actions
des entreprises dites « dot.com » , nombreux sont ceux qui ont
demandé : « Qu'y avait-il de réellement nouveau dans la nouvelle
économie ? », en suggérant souvent que son importance avait été
exagérée. Quelle est votre opinion ?
Cela dépend de ce que vous entendez par « nouvelle
économie ». A mes yeux, la nouvelle économie fait référence à la
créativité et à l'innovation permises par l'architecture de l'Internet,
qui a été bâti en respectant un principe baptisé « end-to-end »
(e2e), selon lequel le réseau ne doit fournir qu'un service simple, le
transport de données. Il n'y a donc « personne » à l'intérieur
du réseau qui puisse décider quelles sont les applications qui tournent,
quelles sont celles qui sont autorisées, quelles sont celles qui ne le
sont pas. Ce déplacement de pouvoir du centre vers les marges du réseau a
permis à des gens qui n'étaient pas associés aux grandes entreprises de
télécommunication, de développer de nouvelles manières d'utiliser
l'Internet.
Pensez à quelques unes des innovations les plus importantes pour
l'Internet : le World Wide Web (1), la messagerie instantanée (2) et le
Web-mail (3). Le World Wide Web a été développé en Suisse, au laboratoire
du Cern (Centre européen de recherche nucléaire) ; le logiciel le plus
connu de messagerie instantanée ICQ (NDLR : phonétiquement, I seek you, je
te cherche) a été développé par un jeune israélien, avant d'être vendu à
AOL ; le Web-mail a été développé par un immigrant indien aux Etats-Unis.
C'est parce que l'Internet était ouvert à ces « outsiders » que
nous avons pu bénéficier de ces innovations extraordinaires. Et de bien
d'autres. On entrevoit par exemple la possibilité de faire coopérer des
millions d'ordinateurs à travers le monde. L'exemple le plus fameux est le
projet SETI@home. Le projet SETI Search for Extraterrestrial Intelligence
, qui scanne les fréquences radio à la recherche d'une vie intelligente
dans l'univers, exige une immense puissance de calcul pour interpréter les
signaux en provenance de l'espace : louer des ordinateurs à cette fin
serait extrêmement onéreux. Les chercheurs de Berkeley ont eu l'idée de
faire réaliser le travail par des millions d'ordinateur connectés à
l'Internet, d'où SETI@home (4). On n'y aurait pas pensé il y a dix ans…
Pour prendre la mesure de la « nouvelle économie », il faut
se souvenir qu'avant l'Internet, les innovations dans les
télécommunications étaient uniquement celles qui étaient autorisées par
l'industrie des télécommunications. Ces innovations ne changeaient pas
fondamentalement la nature des communications. Quand l'Internet a retiré
ce pouvoir de contrôle des mains des propriétaires des réseaux, nous avons
pu bénéficier d'une explosion extraordinaire de nouvelles technologies de
communication. C'est cela la nouvelle économie. Et cette nouvelle économie
fut également extrêmement importante parce qu'elle réaffirmait une valeur
centrale, au moins dans la tradition américaine : la méfiance vis-à-vis
des monopoles et la préférence donnée à une créativité diverse et
décentralisée.
Mais le Net n'a pas de nature propre, il n'est que ce que nous en
faisons. Or, nous sommes, dites-vous, à la croisée des chemins, face à
deux futurs pour le Net...
L'un est facile à décrire : vous prenez le Net ; vous ajoutez la TV et
la possibilité d'acheter des biens et services ; et vous y êtes. L'autre
est plus difficile à décrire, puisqu'il réaliserait les promesses
originelles de l'Internet, dont la caractéristique est la suivante :
personne ne pouvait prévoir dans quelle direction il allait se développer.
La distinction n'est pas : commercial versus non-commercial. Des
innovations commerciales furent permises par l'Internet, tout autant que
des innovations non-commerciales. eBay est une innovation commerciale
extraordinaire : sans l'Internet, un tel système d'enchères n'était pas
imaginable. Il ne s'agit donc pas d'être opposé au commerce, mais à
l'existence d'acteurs puissants qui, de manière, oserait-on dire ?,
soviétique, ont le pouvoir d'autoriser certaines innovations et d'en
interdire d'autres. L'architecte originelle de l'Internet avait libéré
l'innovation ; si le principe de neutralité du réseau, le principe e2e
(voir plus haut), n'est pas remis en cause, la créativité et l'innovation
ne seront pas bridées. Mais ce principe est progressivement compromis dans
la mesure où les propriétaires de réseau et les grands acteurs contrôlent
de plus en plus le développement de l'Internet : câblo-opérateurs,
propriétaires de lignes DSL (NDLR : lignes téléphoniques à haut débit),
entreprises de télécommunication et grands
fournisseurs de contenus (5) Hollywood pour faire court tentent de
s'approprier le pouvoir de décider quelles seront les nouvelles
technologies légales de production et de distribution de contenus et
quelles seront les technologies illégales. Elles veulent tenir en laisse
le processus d'innovation.
Vous pensez qu'il faut encourager les logiciels
« libres », en d'autres termes des logiciels que les
utilisateurs peuvent copier, diffuser, utiliser et modifier sans devoir
demander d'autorisation à quiconque (6), à l'exemple de Linux, le
concurrent le plus sérieux de Windows NT, le système d'exploitation
professionnel de Microsoft. Pour un informaticien, la possibilité de
modifier un logiciel, de l'adapter à ses besoins est certainement un
avantage substantiel. Comment convaincre Monsieur Tout-le-monde, que, même
s'il ne peut tirer profit de cette possibilité, le développement des
logiciels libres est bénéfique pour la collectivité ?
Nous devons concevoir l'architecture de l'Internet et le
« code » qui gouverne l'Internet (NDLR : le « code »
étant, pour Lawrence Lessig, l'infrastructure d'Internet, hardware et
logiciels) comme une sorte de droit, parce que ce code contrôle la manière
dont vous vous comportez sur Internet, ce que vous pouvez faire, ce que
vous ne pouvez pas faire, d'une manière parfois bien plus efficace que les
lois et règlements du monde réel (NDLR : par analogie, le
« code » peut être comparé à une constitution, au sens juridique
du terme). Si le consommateur veut comprendre l'intérêt des logiciels
libres, il doit se poser la question suivante : préfère-t-il que les
lois qui règlent sa conduite dans le monde réel soient publiques, connues,
publiées dans le journal officiel ? Ou bien, qu'elles soient secrètes ?
L'idée que le gouvernement puisse diriger un pays via des lois secrètes
est profondément antidémocratique. Mais, en un certain sens, c'est
exactement de cette manière que fonctionnent les logiciels
« propriétaires » : ils permettent de réaliser certaines tâches,
ils ne permettent pas de réaliser d'autres tâches, mais personne, hormis
les entreprises qui possèdent les droits, n'est autorisé à étudier la
manière dont ils fonctionnent. Je ne dis pas qu'il faut bannir les
logiciels propriétaires, mais je pense que nous avons de bonnes raisons de
favoriser le développement des logiciels « libres » ou, plus
exactement de garantir un équilibre entre logiciels libres et logiciels
propriétaires. Les logiciels libres, livrés avec leur code source,
préservent la liberté d'innover, alors que les logiciels
« fermés » préservent la capacité du propriétaire de décider qui
peut innover, et quelles innovations sont permises.
Parmi les innovations qu'Internet a suscité, on citera la
technologie permettant l'échange de fichier musicaux au format MP3. Avec
le succès de Napster, la question du droit d'auteur, du
« copyright » est venue sur le devant de la scène, l'industrie
du disque étant parvenue à convaincre la justice que Napster n'était qu'un
système permettant de voler des œuvres protégées par le droit d'auteur.
Vous avez critiqué cette décision. Pourquoi ?
L'industrie du disque a réussi à convaincre le monde entier qu'à chaque
fois que vous utilisez une « propriété intellectuelle » sans
l'autorisation du propriétaire, vous violez la loi, vous volez le
propriétaire. Poussez cette logique à l'extrême : vous violez la loi quand
vous chanter sous votre douche ou quand vous lisez un livre à haute voix à
vos enfants, parce que vous n'avez pas demandé l'autorisation du
bénéficiaire du droit d'auteur ! C'est une manière erroné de comprendre la
portée du droit d'auteur. Si, sans me le demander, vous prenez ma voiture
pour aller vous promener, vous avez effectivement violé mon droit de
propriété. Mais la propriété intellectuelle n'a jamais était comprise
comme accordant un droit de contrôle absolu. Elle doit donner suffisamment
de contrôle, un droit exclusif limité afin que le détenteur de ce droit
soit incité à produire, tout en favorisant la créativité au bénéfice de la
collectivité. Quand une nouvelle technologie rend possible une autre
manière de produire ou de distribuer du contenu, le législateur doit alors
se poser la question suivante : quelle est la meilleure façon de garantir
ou de rétablir l'équilibre entre rémunération du bénéficiaire du droit
d'auteur et accès de la collectivité ? Pour moi, rééquilibrer ne signifie
pas donner, légalement, un droit de contrôle absolu au détenteur du droit
d'auteur. Napster est
l'une de ces nombreuses entreprises qui ont essayé de développer de
nouvelles manière de distribuer du contenu. Dès le début, Napster s'est
dit prêt à rémunérer les bénéficiaires des droits d'auteur. Mais la jeune
société voulait conserver sa liberté par rapport aux grandes maisons de
disques. La solution légale, c'était la licence non volontaire (NDLR : ou
licence obligatoire, en anglais, « compulsory licencing
right » ; l'utilisation est permise à condition que l'on
compense le propriétaire du droit d'auteur, mais sans qu'il soit
nécessaire d'obtenir son autorisation). Mais l'industrie du disque n'en
voulait pas. En donnant raison à l'industrie (NDLR : en ordonnant la
fermeture de Napster), la justice a conforté le pouvoir des grandes
maisons de disques de contrôler la production et la distribution de
contenu, donc leur pouvoir de monopole. La décision juridique est un
signal indiquant que la production et la distribution de musique sur
l'Internet sera essentiellement celle qui est approuvée par les labels
existants. En d'autres termes, les dinosaures du passé contrôlent le futur
de la musique sur Internet.
Il y a trente ans, le biologiste Garrett Hardin introduisait la
métaphore de la « tragédie des communs » pour expliquer qu'une
ressource détenue collectivement était, presque par nature, surexploitée
jusqu'à l'épuisement (7). C'est devenu un lieu commun justifiant
l'appropriation privée des ressources. Pour vous, la métaphore de la
tragédie des communs n'est pas d'application générale. Dans certains cas
spécialement celui de l'Internet , vous pensez qu'une ressource peut au
contraire être sous-utilisée parce que de multiples propriétaires ont
chacun le droit d'en interdire l'usage aux autres.
Un « commun » est une ressource que chacun est libre
d'utiliser ou de développer sans demander la permission à quelqu'un
d'autre. Ainsi, des routes et autoroutes (NDLR : pour Lawrence Lessig, le
fait de devoir payer un droit d'accès n'est pas un critère déterminant),
de la langue française ou de la théorie de la relativité d'Einstein.
L'Internet était aussi une sorte de « commun » puisque
l'architecture e2e permettait à n'importe qui de développer de nouvelles
applications ou d'offrir de nouveaux contenus sans se soucier du point de
vue des propriétaires de réseau. Cela a favorisé l'innovation. Nous devons
préserver cette ressource commune si nous voulons que le rythme
d'innovation reste élevé. Cela ne veut pas dire que tout doit être en
commun : ce n'est pas du communisme. Cela veut dire que nous devons
maintenir un certain équilibre entre propriété et « communs ».
L'idéologie ambiante veut nous convaincre que tout devrait faire l'objet
d'un droit de propriété. Ce à quoi je réponds que nous avons de bonnes
raisons économiques de penser que plus de propriété n'est pas toujours
mieux : l'espace le plus important pour l'innovation à notre époque,
l'Internet, était construit sur une plate-forme libre. C'est la leçon
principale de la nouvelle économie (8).·
(1)Le World Wide Web est un ensemble de protocoles informatiques
permettant d'afficher des documents reliés entre eux par des
« hyperliens » (des liens qui permettent d'accéder à d'autres
documents, qui peuvent être sur d'autres sites Web)
(2)La messagerie instantanée permet 'envoyer des messages qui
apparaissent quelques secondes plus tard sur l'écran du correspondant et
autorise, en autre chose, le « chat », la discussion en temps
réelle.
(3)Par exemple, Hotmail.
(4)Voir www.seti.org.
(5)Contenus (contents, en anglais) est un terme générique qui
recouvre les textes, images, vidéos, fichiers musicaux,…
(6)Quand vous achetez un logiciel commercial, vous achetez seulement
le code exécutable. Vous n'avez pas accès au code source, qui permet de
modifier le programme afin de l'adapter à ses besoins, de corriger un
défaut (« bug ») éventuel, de développer de nouvelles
fonctionnalités,... Un logiciel libre est distribué avec son code source.
Il y a deux grands types de licence pour les logiciels libres : la licence
GPL (General Public Licence) et la licence « open source », la
première exigeant que les« développements soient eux-mêmes libres
(sous licence GPL). Un logiciel libre n'est pas nécessairement gratuit.
(7)Les économistes traduisent l'anglais « commons » par
« communs ». L'ancien mot « communaux » (c'est-à-dire
les prés et bois communaux) serait plus fidèle, mais trop restrictif. Pour
expliquer la tragédie des communs, Hardin imagine un pâturage communal.
Chaque éleveur, explique-t-il, a intérêt à accroître son troupeau sans
limites, alors que personne n'a d'incitants à entretenir ou augmenter la
productivité du pâturage, ce qui conduit à sa destruction.
Solution de Hardin : privatiser les ressources.
(8)Selon M. A. Heller et R. S. Eisenberg, de la faculté de droit de
l'Université du Michigan, la prolifération des droits de propriété
intellectuelle pourrait également conduire à une sous-utilisation des
connaissances en génomique, au détriment du progrès de la médecine dans
son ensemble. Voir « L'anti-tragédie des communs », sur le site
www.solagral.org/publications/cdp/cdp57.
Demain, Jacques Gravereau :
Le XXIe siècle sera asiatique
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