Lawrence Lessig : "Les dinosaures veulent faire main basse sur Internet"

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Le Soir en Ligne, le 14/08/2002, 06 h 00


Lawrence Lessig : "Les dinosaures veulent faire main basse sur Internet"

Où allons-nous ? L'Internet était un espace où la créativité et l'innovation n'avaient pas de limite parce que personne n'avait le contrôle du réseau. Mais la contre-révolution est en cours, prévient Lawrence Lessig, célèbre professeur de droit à l'Université Stanford. Des acteurs puissants - entreprises de télécommunications, maisons de disques... - tentent de reprendre la main, utilisant la loi et la technologie pour dompter le processus d'innovation et protéger leurs intérêts.

ENTRETIEN

DOMINIQUE BERNS

Après le crash de la nouvelle économie la chute brutale des actions des entreprises dites « dot.com » , nombreux sont ceux qui ont demandé : « Qu'y avait-il de réellement nouveau dans la nouvelle économie ? », en suggérant souvent que son importance avait été exagérée. Quelle est votre opinion ?

Cela dépend de ce que vous entendez par « nouvelle économie ». A mes yeux, la nouvelle économie fait référence à la créativité et à l'innovation permises par l'architecture de l'Internet, qui a été bâti en respectant un principe baptisé « end-to-end » (e2e), selon lequel le réseau ne doit fournir qu'un service simple, le transport de données. Il n'y a donc « personne » à l'intérieur du réseau qui puisse décider quelles sont les applications qui tournent, quelles sont celles qui sont autorisées, quelles sont celles qui ne le sont pas. Ce déplacement de pouvoir du centre vers les marges du réseau a permis à des gens qui n'étaient pas associés aux grandes entreprises de télécommunication, de développer de nouvelles manières d'utiliser l'Internet.

Pensez à quelques unes des innovations les plus importantes pour l'Internet : le World Wide Web (1), la messagerie instantanée (2) et le Web-mail (3). Le World Wide Web a été développé en Suisse, au laboratoire du Cern (Centre européen de recherche nucléaire) ; le logiciel le plus connu de messagerie instantanée ICQ (NDLR : phonétiquement, I seek you, je te cherche) a été développé par un jeune israélien, avant d'être vendu à AOL ; le Web-mail a été développé par un immigrant indien aux Etats-Unis. C'est parce que l'Internet était ouvert à ces « outsiders » que nous avons pu bénéficier de ces innovations extraordinaires. Et de bien d'autres. On entrevoit par exemple la possibilité de faire coopérer des millions d'ordinateurs à travers le monde. L'exemple le plus fameux est le projet SETI@home. Le projet SETI Search for Extraterrestrial Intelligence , qui scanne les fréquences radio à la recherche d'une vie intelligente dans l'univers, exige une immense puissance de calcul pour interpréter les signaux en provenance de l'espace : louer des ordinateurs à cette fin serait extrêmement onéreux. Les chercheurs de Berkeley ont eu l'idée de faire réaliser le travail par des millions d'ordinateur connectés à l'Internet, d'où SETI@home (4). On n'y aurait pas pensé il y a dix ans…

Pour prendre la mesure de la « nouvelle économie », il faut se souvenir qu'avant l'Internet, les innovations dans les télécommunications étaient uniquement celles qui étaient autorisées par l'industrie des télécommunications. Ces innovations ne changeaient pas fondamentalement la nature des communications. Quand l'Internet a retiré ce pouvoir de contrôle des mains des propriétaires des réseaux, nous avons pu bénéficier d'une explosion extraordinaire de nouvelles technologies de communication. C'est cela la nouvelle économie. Et cette nouvelle économie fut également extrêmement importante parce qu'elle réaffirmait une valeur centrale, au moins dans la tradition américaine : la méfiance vis-à-vis des monopoles et la préférence donnée à une créativité diverse et décentralisée.

Mais le Net n'a pas de nature propre, il n'est que ce que nous en faisons. Or, nous sommes, dites-vous, à la croisée des chemins, face à deux futurs pour le Net...

L'un est facile à décrire : vous prenez le Net ; vous ajoutez la TV et la possibilité d'acheter des biens et services ; et vous y êtes. L'autre est plus difficile à décrire, puisqu'il réaliserait les promesses originelles de l'Internet, dont la caractéristique est la suivante : personne ne pouvait prévoir dans quelle direction il allait se développer. La distinction n'est pas : commercial versus non-commercial. Des innovations commerciales furent permises par l'Internet, tout autant que des innovations non-commerciales. eBay est une innovation commerciale extraordinaire : sans l'Internet, un tel système d'enchères n'était pas imaginable. Il ne s'agit donc pas d'être opposé au commerce, mais à l'existence d'acteurs puissants qui, de manière, oserait-on dire ?, soviétique, ont le pouvoir d'autoriser certaines innovations et d'en interdire d'autres. L'architecte originelle de l'Internet avait libéré l'innovation ; si le principe de neutralité du réseau, le principe e2e (voir plus haut), n'est pas remis en cause, la créativité et l'innovation ne seront pas bridées. Mais ce principe est progressivement compromis dans la mesure où les propriétaires de réseau et les grands acteurs contrôlent de plus en plus le développement de l'Internet : câblo-opérateurs, propriétaires de lignes DSL (NDLR : lignes téléphoniques à haut débit), entreprises de télécommunication et grands

fournisseurs de contenus (5) Hollywood pour faire court tentent de s'approprier le pouvoir de décider quelles seront les nouvelles technologies légales de production et de distribution de contenus et quelles seront les technologies illégales. Elles veulent tenir en laisse le processus d'innovation.

Vous pensez qu'il faut encourager les logiciels « libres », en d'autres termes des logiciels que les utilisateurs peuvent copier, diffuser, utiliser et modifier sans devoir demander d'autorisation à quiconque (6), à l'exemple de Linux, le concurrent le plus sérieux de Windows NT, le système d'exploitation professionnel de Microsoft. Pour un informaticien, la possibilité de modifier un logiciel, de l'adapter à ses besoins est certainement un avantage substantiel. Comment convaincre Monsieur Tout-le-monde, que, même s'il ne peut tirer profit de cette possibilité, le développement des logiciels libres est bénéfique pour la collectivité ?

Nous devons concevoir l'architecture de l'Internet et le « code » qui gouverne l'Internet (NDLR : le « code » étant, pour Lawrence Lessig, l'infrastructure d'Internet, hardware et logiciels) comme une sorte de droit, parce que ce code contrôle la manière dont vous vous comportez sur Internet, ce que vous pouvez faire, ce que vous ne pouvez pas faire, d'une manière parfois bien plus efficace que les lois et règlements du monde réel (NDLR : par analogie, le « code » peut être comparé à une constitution, au sens juridique du terme). Si le consommateur veut comprendre l'intérêt des logiciels libres, il doit se poser la question suivante : préfère-t-il que les lois qui règlent sa conduite dans le monde réel soient publiques, connues, publiées dans le journal officiel ? Ou bien, qu'elles soient secrètes ? L'idée que le gouvernement puisse diriger un pays via des lois secrètes est profondément antidémocratique. Mais, en un certain sens, c'est exactement de cette manière que fonctionnent les logiciels « propriétaires » : ils permettent de réaliser certaines tâches, ils ne permettent pas de réaliser d'autres tâches, mais personne, hormis les entreprises qui possèdent les droits, n'est autorisé à étudier la manière dont ils fonctionnent. Je ne dis pas qu'il faut bannir les logiciels propriétaires, mais je pense que nous avons de bonnes raisons de

favoriser le développement des logiciels « libres » ou, plus exactement de garantir un équilibre entre logiciels libres et logiciels propriétaires. Les logiciels libres, livrés avec leur code source, préservent la liberté d'innover, alors que les logiciels « fermés » préservent la capacité du propriétaire de décider qui peut innover, et quelles innovations sont permises.

Parmi les innovations qu'Internet a suscité, on citera la technologie permettant l'échange de fichier musicaux au format MP3. Avec le succès de Napster, la question du droit d'auteur, du « copyright » est venue sur le devant de la scène, l'industrie du disque étant parvenue à convaincre la justice que Napster n'était qu'un système permettant de voler des œuvres protégées par le droit d'auteur. Vous avez critiqué cette décision. Pourquoi ?

L'industrie du disque a réussi à convaincre le monde entier qu'à chaque fois que vous utilisez une « propriété intellectuelle » sans l'autorisation du propriétaire, vous violez la loi, vous volez le propriétaire. Poussez cette logique à l'extrême : vous violez la loi quand vous chanter sous votre douche ou quand vous lisez un livre à haute voix à vos enfants, parce que vous n'avez pas demandé l'autorisation du bénéficiaire du droit d'auteur ! C'est une manière erroné de comprendre la portée du droit d'auteur. Si, sans me le demander, vous prenez ma voiture pour aller vous promener, vous avez effectivement violé mon droit de propriété. Mais la propriété intellectuelle n'a jamais était comprise comme accordant un droit de contrôle absolu. Elle doit donner suffisamment de contrôle, un droit exclusif limité afin que le détenteur de ce droit soit incité à produire, tout en favorisant la créativité au bénéfice de la collectivité. Quand une nouvelle technologie rend possible une autre manière de produire ou de distribuer du contenu, le législateur doit alors se poser la question suivante : quelle est la meilleure façon de garantir ou de rétablir l'équilibre entre rémunération du bénéficiaire du droit d'auteur et accès de la collectivité ? Pour moi, rééquilibrer ne signifie pas donner, légalement, un droit de contrôle absolu au détenteur du droit d'auteur. Napster est

l'une de ces nombreuses entreprises qui ont essayé de développer de nouvelles manière de distribuer du contenu. Dès le début, Napster s'est dit prêt à rémunérer les bénéficiaires des droits d'auteur. Mais la jeune société voulait conserver sa liberté par rapport aux grandes maisons de disques. La solution légale, c'était la licence non volontaire (NDLR : ou licence obligatoire, en anglais, « compulsory licencing right » ; l'utilisation est permise à condition que l'on compense le propriétaire du droit d'auteur, mais sans qu'il soit nécessaire d'obtenir son autorisation). Mais l'industrie du disque n'en voulait pas. En donnant raison à l'industrie (NDLR : en ordonnant la fermeture de Napster), la justice a conforté le pouvoir des grandes maisons de disques de contrôler la production et la distribution de contenu, donc leur pouvoir de monopole. La décision juridique est un signal indiquant que la production et la distribution de musique sur l'Internet sera essentiellement celle qui est approuvée par les labels existants. En d'autres termes, les dinosaures du passé contrôlent le futur de la musique sur Internet.

Il y a trente ans, le biologiste Garrett Hardin introduisait la métaphore de la « tragédie des communs » pour expliquer qu'une ressource détenue collectivement était, presque par nature, surexploitée jusqu'à l'épuisement (7). C'est devenu un lieu commun justifiant l'appropriation privée des ressources. Pour vous, la métaphore de la tragédie des communs n'est pas d'application générale. Dans certains cas spécialement celui de l'Internet , vous pensez qu'une ressource peut au contraire être sous-utilisée parce que de multiples propriétaires ont chacun le droit d'en interdire l'usage aux autres.

Un « commun » est une ressource que chacun est libre d'utiliser ou de développer sans demander la permission à quelqu'un d'autre. Ainsi, des routes et autoroutes (NDLR : pour Lawrence Lessig, le fait de devoir payer un droit d'accès n'est pas un critère déterminant), de la langue française ou de la théorie de la relativité d'Einstein. L'Internet était aussi une sorte de « commun » puisque l'architecture e2e permettait à n'importe qui de développer de nouvelles applications ou d'offrir de nouveaux contenus sans se soucier du point de vue des propriétaires de réseau. Cela a favorisé l'innovation. Nous devons préserver cette ressource commune si nous voulons que le rythme d'innovation reste élevé. Cela ne veut pas dire que tout doit être en commun : ce n'est pas du communisme. Cela veut dire que nous devons maintenir un certain équilibre entre propriété et « communs ». L'idéologie ambiante veut nous convaincre que tout devrait faire l'objet d'un droit de propriété. Ce à quoi je réponds que nous avons de bonnes raisons économiques de penser que plus de propriété n'est pas toujours mieux : l'espace le plus important pour l'innovation à notre époque, l'Internet, était construit sur une plate-forme libre. C'est la leçon principale de la nouvelle économie (8).·

(1)Le World Wide Web est un ensemble de protocoles informatiques permettant d'afficher des documents reliés entre eux par des « hyperliens » (des liens qui permettent d'accéder à d'autres documents, qui peuvent être sur d'autres sites Web)

(2)La messagerie instantanée permet 'envoyer des messages qui apparaissent quelques secondes plus tard sur l'écran du correspondant et autorise, en autre chose, le « chat », la discussion en temps réelle.

(3)Par exemple, Hotmail.

(4)Voir www.seti.org.

(5)Contenus (contents, en anglais) est un terme générique qui recouvre les textes, images, vidéos, fichiers musicaux,…

(6)Quand vous achetez un logiciel commercial, vous achetez seulement le code exécutable. Vous n'avez pas accès au code source, qui permet de modifier le programme afin de l'adapter à ses besoins, de corriger un défaut (« bug ») éventuel, de développer de nouvelles fonctionnalités,... Un logiciel libre est distribué avec son code source. Il y a deux grands types de licence pour les logiciels libres : la licence GPL (General Public Licence) et la licence « open source », la première exigeant que les« développements soient eux-mêmes libres (sous licence GPL). Un logiciel libre n'est pas nécessairement gratuit.

(7)Les économistes traduisent l'anglais « commons » par « communs ». L'ancien mot « communaux » (c'est-à-dire les prés et bois communaux) serait plus fidèle, mais trop restrictif. Pour expliquer la tragédie des communs, Hardin imagine un pâturage communal. Chaque éleveur, explique-t-il, a intérêt à accroître son troupeau sans limites, alors que personne n'a d'incitants à entretenir ou augmenter la productivité du pâturage, ce qui conduit à sa destruction. Solution de Hardin : privatiser les ressources.

(8)Selon M. A. Heller et R. S. Eisenberg, de la faculté de droit de l'Université du Michigan, la prolifération des droits de propriété intellectuelle pourrait également conduire à une sous-utilisation des connaissances en génomique, au détriment du progrès de la médecine dans son ensemble. Voir « L'anti-tragédie des communs », sur le site www.solagral.org/publications/cdp/cdp57.

Demain, Jacques Gravereau :

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© Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2002

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