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George Busch, de père en fils

• LE MONDE | 07.09.02 | 14h57

• MIS A JOUR LE 07.09.02 | 15h15

On ne mettra jamais assez en garde les hommes politiques contre la traîtrise des neiges du New Hampshire. George Bush père en savait quelque chose, lui qui, président aspirant à un deuxième mandat, assista impuissant à la montée de la droite ultra-conservatrice lors de l'élection primaire cruciale de février 1992, annonciatrice de sa défaite face à Bill Clinton en novembre. Huit ans après, le candidat George Bush fils subissait une humiliation pire encore aux mains des électeurs du New Hampshire. C'était la veille de la primaire et "Poppy" avait cru bien faire en venant donner un coup de main au fiston ; sur l'estrade, dans un froid glacial, "W" en bottes et blouson terminait un discours sans lustre, encadré par papa et maman. "Votez pour lui, c'est mon fils, c'est un brave garçon !", s'écria l'ancien président des Etats-Unis. Comme slogan électoral, on pouvait rêver mieux. Au loin, avant de céder la place à la Maison Blanche, Bill Clinton le self-made- man ironisait sur le CV de ce nouveau candidat Bush qu'il résumait en deux phrases assassines : "Mon papa était président et j'ai dirigé un club de base-ball."

Le lendemain, John McCain, le sénateur iconoclaste, le héros du Vietnam qui faisait redécouvrir la politique à l'Amérique, remportait triomphalement la primaire républicaine du New Hampshire. A l'héritier obligatoire de la dynastie Bush, les électeurs de ce petit Etat-clé de la Nouvelle-Angleterre avaient préféré le trublion. George W. Bush, alors gouverneur du Texas, encaissa le coup. Pour rectifier le tir aux primaires suivantes, il fit ce qu'il avait appris à faire avec succès pour son père pendant la campagne de 1988 et qui avait tant fait défaut à ce dernier en 1992 : courtiser la droite religieuse et raffermir sa base. Avant la primaire de Caroline du Sud, il accepta, toute honte bue, de prononcer un discours à l'université Bob- Jones, haut lieu du christianisme intégriste que d'autres jugeaient infréquentable. Et, surtout, on fit taire "Poppy".

Deux ans plus tard, solidement installé dans le bureau Ovale, George Walker Bush, le 43e président des Etats-Unis, affronte de nouveau, à propos de l'Irak cette fois-ci, l'ambiguïté de sa relation avec le 41e, George Herbert Walker Bush. "43" et "41": on les surnomme souvent ainsi à la Maison Blanche, où l'ombre de "41" reste formidablement présente, ne serait-ce que par le nombre de ses anciens collaborateurs légués à "43". Un net progrès par rapport à "Big George" et "Little George", comme on appelait le père et le fils au Texas, au temps du boom pétrolier. La relation est, aujourd'hui, beaucoup plus équilibrée et "43" ne craint plus de s'afficher avec "41", le temps d'un week-end de golf, de pêche et de bateau - sans oublier l'office du dimanche matin - comme il l'a fait le 4 août à Kennebunkport, le sacro-saint rendez-vous estival du clan Bush dans le Maine. De journées tragiques en semaines victorieuses, le 11 septembre, suivi de la guerre d'Afghanistan, a effacé les doutes que le fiasco post-électoral de novembre 2000 avait fait peser sur la légitimité de George Bush II et l'a imposé comme un leader à part entière : sa courbe de popularité n'a plus rien à envier à celle de George Bush I après la guerre du Golfe.

Mais voilà que les destins politiques du père et du fils se rejoignent à nouveau. Bush II se retrouve aujourd'hui face à l'homme qui a tant marqué la présidence de Bush I : Saddam Hussein. Critiqué pour ne pas avoir poursuivi jusqu'à Bagdad, en 1991, le dictateur qu'il venait de chasser du Koweït en une guerre éclair, Bush père assiste, onze ans plus tard, au spectacle de son fils tiraillé entre ceux qui le pressent d'achever la tâche que lui-même n'avait pas menée jusqu'au bout et ceux qui le supplient de temporiser. Se contente-t-il d'y assister ? Lui donne-t-il des conseils ? Cherche-t-il à l'influencer par l'intermédiaire de ses anciens conseillers ? Les deux hommes s'affrontent-ils sur deux positions opposées avec "Silver Fox" - Barbara Bush - comme unique arbitre ? C'est en ce moment le secret le mieux gardé de Washington, où, s'il est couramment admis que "41" et "43" se parlent régulièrement - "presque tous les jours", affirment certains - on est beaucoup moins disert sur le contenu de leurs conversations. "Du psychodrame politique de haut niveau, du pur Shakespeare", commente dans le New York Times l'une des plumes les plus acerbes de la droite, William Safire.

En dépit de tout ce qui les unit, l'héritage d'une grande famille politique et financière de la Côte est et une vraie tendresse, George H. W. Bush et George W. Bush sont deux hommes politiques très différents. "George W. a longuement réfléchi à la défaite de son père en 1992 et en a tiré les leçons. Il était déterminé à ne pas commettre les mêmes erreurs", assure un vieil observateur texan de la famille. Bush II a commencé par tout faire pour évacuer le "wimp factor" et cette fameuse cuillère d'argent avec laquelle naissent les Bush depuis des générations. Il a, certes, vu le jour à New Haven, au royaume des WASP (White Anglo Saxon Protestants), mais c'est au Texas, où la famille a immigré lorsqu'il avait deux ans, qu'il a appris la vie. "W" a donc cultivé ses racines et son accent texans avec d'autant plus de zèle qu'il en allait de son identité. Bush I symbolisait l'Amérique d'en haut ? Bush II serait l'Amérique d'en bas. Bush I passait ses vacances dans la brise huppée de Kennebunkport ; Bush II transporte la Maison Blanche à Crawford, dans le désert brûlant du Texas, où il tient des conférences de presse sur un chemin rocailleux, en jeans, ceinturon et bottes texanes, l'inévitable podium de la Maison Blanche posé devant lui, le non moins inévitable pick-up garé derrière, dans la benne duquel on serait à peine surpris d'apercevoir quelques carabines. C'est d'ailleurs une autre différence : Bush I avait renvoyé sa carte de la NRA (National Rifle Association) après l'attentat d'Oklahoma City, en signe de protestation contre la complaisance du lobby des armes à feu à l'égard des milices d'extrême droite. Bush II, lui, a autorisé son ministre de la justice, John Ashcroft, à faire une énorme concession à la NRA en interprétant le second amendement de la Constitution comme le droit individuel à porter une arme.

"George W. est simplement plus conservateur que son père, en partie sans doute parce qu'il est moins expérimenté", observe aujourd'hui Bill Minutaglio, biographe de l'actuel président (First Son, George W. Bush and the Bush Family Dynasty, Times Books 1999). Ce manque d'expérience est surtout flagrant dans le domaine militaire et diplomatique : pilote dans l'US Navy pendant la seconde guerre mondiale, le premier président Bush avait été blessé au combat, tandis que son fils, pilote dans la Texas National Guard pendant la guerre du Vietnam, n'a jamais subi l'épreuve du feu ; plus tard, les activités du premier dans le pétrole puis dans le secteur public (ambassadeur à Pékin, à l'ONU, patron de la CIA) l'ont maintenu en contact permanent avec le reste du monde. George W., lui, est arrivé à la Maison Blanche sans avoir posé le pied dans plus d'une demi-douzaine de pays. Mais il n'a pas échappé au fils que ce qui avait fait la force du père, sa passion de la politique étrangère, avait aussi causé sa perte, puisque dix-huit mois après avoir gagné la guerre du Golfe, il perdait l'élection sur fond de crise économique. Moins intellectuel, plus pragmatique, Bush II sait mettre à profit l'expérience de Bush I - très présent par exemple lors de la visite de son ami le prince saoudien Abdullah, en avril dernier, dans le ranch de Crawford -, mais il ne craint pas non plus de la prendre à rebours : non seulement il n'a pas développé les liens privilégiés de son père avec les régimes du Golfe, mais son soutien sans faille à Israël depuis deux ans lui a permis de se rapprocher de la communauté juive américaine comme peu de présidents républicains l'ont fait, sous l'œil bienveillant de la droite religieuse, qui y trouve pour l'instant son intérêt. Et alors que le père s'était fait fort d'assembler une solide coalition internationale avant de lancer la guerre du Golfe et passait son temps à "consulter les alliés", au moins en apparence, le fils, lui, s'est fait une réputation de champion de l'unilatéralisme.

Plus populiste, moins cultivé, plus politique. Il se serait bien vu, dit-on, en héritier de Reagan plutôt que de Bush. Mais si jamais "W" tente de sortir de l'ombre de son père, les circonstances le rattrapent aussitôt. C'est à un ami de Bush I, fidèle parmi les fidèles, qu'il a dû son salut lorsque l'élection présidentielle a mal tourné, en novembre 2000. Dépêché en Floride par son ancien patron, James Baker a pris les opérations en main et ne les a plus lâchées jusqu'à la victoire, cinq semaines plus tard. Dick Cheney vice-président ? C'était une idée de Bush I, qui l'avait beaucoup apprécié comme secrétaire à la défense. De l'avis général, Dick Cheney est aujourd'hui l'un des vice-présidents les plus puissants de l'histoire américaine. Arrivé à la Maison Blanche, Bush II était bien décidé à se concentrer sur la politique intérieure : l'éducation, la relance économique par une réduction d'impôts, le "conservatisme de la compassion"... La partition a volé en éclats le 11 septembre.

La tragédie lui a permis d'établir le lien qui lui manquait avec le peuple américain. Enfin, la connexion s'est faite. Directement, entre lui et la nation, sans chaperons, sans James Baker ni Dick Cheney. Mais, paradoxalement, elle l'a aussi remis sur les rails de la présidence de son père. "Piégé par l'histoire", dit un familier des deux. Le discours sur l'état de l'Union prononcé le 29 janvier 1991 par Bush I à mi-mandat, en pleine guerre du Golfe, aurait pu être prononcé par Bush II cette année : il y était question d'hommes et de femmes qui "luttent bravement pour apporter à l'Amérique, au monde et aux générations futures, une paix juste et durable", du "leadership indispensable" d'une Amérique qui prend sur elle "le dur labeur de la liberté", et d'une "cause juste et morale". A la tribune des invités, Mme Bush (Barbara, connue pour ses efforts d'alphabétisation - sa belle-fille, Laura Bush, s'illustre, elle, par son combat contre l'illettrisme) avait à ses côtés Mme Colin Powell. "Nous retrouverons bientôt la croissance", promettait le président. Mais la croissance ne reviendrait que sous la présidence Clinton et l'aura de la victoire dans le Golfe allait rapidement se dissoudre dans les difficultés économiques, les polémiques sur les augmentations d'impôts et les reproches d'une tâche inachevée à Bagdad. Saisissant parallèle, George W. Bush voit lui aussi ces jours-ci sa courbe de popularité fléchir devant les scandales des fraudes comptables, une croissance en berne, la chute des revenus boursiers... et les incertitudes de l'Afghanistan, dont le scalp de Ben Laden n'a pas été rapporté.

C'est là que ressurgit Saddam Hussein. A Washington, les dissensions sont étalées au grand jour, un étalage que n'aurait jamais permis Bush I. D'un côté les "faucons", Dick Cheney, Donald Rumsfeld (un ancien des présidences Nixon et Ford, pas de la première présidence Bush), Paul Wolfowitz, le reaganien Richard Perle, des conservateurs purs et durs. De l'autre les "internationalistes", Colin Powell, Brent Scowcroft, James Baker, Larry Eagleburger, tous des hommes du premier président Bush. Alors, Bush I contre Bush II ? "41" contre "43"? Rien n'est si simple. Ceux qui les connaissent ne doutent pas "une seconde" que l'actuel président continue de consulter son père sur les affaires mondiales. Les interventions récentes des "internationalistes" dans les médias, spéculent-ils, pourraient bien être commanditées par le père avec l'accord du fils. Bill Minutaglio suggère de ne pas sous-estimer la relation père-fils dans une dynastie aussi forte que celle des Bush. "George W. n'est pas un visionnaire, souligne-t-il. Donc, à son niveau, ce qui le pousse, c'est sa stature dans la famille, par rapport au père, par rapport au grand-père [le sénateur Prescott Bush]. C'est une famille où la compétition est intense. Dans tout ce qu'il fait, depuis toujours, il se mesure à son père. Il est le fils aîné, il est le portrait de son père, il porte le même nom, il a fait les mêmes études, il a voulu être pilote comme lui. Mais, jusqu'ici, le père a mieux réussi que lui : plus intellectuel, plus riche, plus longtemps serviteur de l'Etat. George W. ne sera en paix que le jour où il sera réélu pour un deuxième mandat", là où son père a échoué. Ou alors, ajoute le biographe... "quand il aura renversé Saddam".

Sylvie Kauffmann

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.09.02

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