Internet et les libertés
publiques
"Les ennemis d'Internet ont
profité des attentats"
Selon Loïck Coriou, responsable du
pôle "Les ennemis d'Internet" à l'association Reporters Sans
Frontières, le Web est, depuis le 11 septembre, la
principale victime des dérives sécuritaires.
 Loïck
Coriou |
RFI: Ce n'est pas la première
fois que RSF dénonce les tentatives de contrôle via
Internet. Un premier rapport "les Ennemis d'Internet" a
été publié en 2001. Que dit ce nouveau texte ?
Loïck Coriou:
Effectivement, il y déjà eu un
premier rapport "Les ennemis d'Internet" sorti en
2001. La seconde mouture sera disponible en janvier
2003. Il a été réalisé, cette année, avec l'organisation
anglo-saxonne de défense des libertés publiques "Privacy
International". Il nous semblait très important pour
marquer l'anniversaire des attentats du 11 septembre de
publier un texte qui, en fait, est un avant-goût de ce
que l'on pourra trouver dans "les Ennemis d'Internet"
version 2003. Dans ce document, nous avons essayé
d'établir un diagnostic des médias qui ont le plus
souffert de dérives sécuritaires liée à la croisade
anti-terroriste lancée au lendemain des attentats du 11
septembre. Il est apparu très clairement que le média
qui est la victime des dérives sécuritaires, c'est
Internet.
La conclusion que l'on peut
tirer de ce rapport, est double. Premier point. Les
Etats non démocratiques - la Chine, la Birmanie, la
Corée du nord, le Vietnam, la Tunisie, l'Arabie
Saoudite- qui étaient déjà des grands ennemis d'Internet
épinglés dans le rapport 2001, s'en donnent aujourd'hui
à cœur joie. Ces pays ont accru leur attitude
liberticide et n'hésitent pas à reprendre les arguments
des Etats-Unis qui sont les premiers à dire que les
terroristes utilisent Internet.
Second point, la grande
nouveauté encore plus alarmante : les Etats
démocratiques comme les Etats-Unis, le Canada, la
France, l'Allemagne, mais aussi des institutions comme
l'Union européenne, le Conseil de l'Europe ou le G8,
toutes ces organisations qui sont censées avoir une très
haute opinion de la démocratie, du respect de la liberté
d'expression, du respect du droit fondamental à la
confidentialité ont battu totalement en brèche ces
principes fondateurs. Ils ont légiféré, adopté des
mesures, interconnecté des bases de données. Résultat:
ce sont nos libertés numériques qui sont reniées.
RFI : Selon vous, en quoi
l'action d'une association comme RSF peut-elle être
utile pour limiter la portée des mesures sécuritaires
contre le réseau Internet?
LC : Comme disent les
Anglais, nous sommes une organisation "watch dog" (chien
de garde). Si nous ne dénonçons pas les atteintes qui
sont perpétrées depuis un an contre Internet, personne
ne le fera. Toutes les problématiques liées aux
nouvelles technologies, à Internet et aux libertés
numériques ne sont pas encore des choses qui sont
fondamentalement bien connues de l'opinion publique.
Seules les organisations militantes et les spécialistes
connaissent bien le sujet.
C'est pourquoi de manière assez
opportuniste un certain nombre d'Etats ou d'institutions
qui cherchaient pour d'autres raisons -économiques ou
politiques- à contrôler Internet, se disent finalement :
"le contexte n'est pas mauvais". L'opinion publique
n'est pas encore éveillée à toutes ses problématiques.
Notre tâche à RSF est de lister les atteintes portées
contre ces libertés numériques, de les dénoncer et de
faire de la vulgarisation pour faire comprendre aux
citoyens pourquoi c'est aussi important de préserver la
confidentialité de ses mails que celle de son courrier
postal.
RFI : Comptez-vous déposer
des recours en justice visant à obtenir l'invalidation
des textes réglementaires ?
LC : Dénoncer ne suffit
plus, il faut agir. Exemple : la loi d'orientation et de
programmation sur la sécurité intérieure, adoptée le 31
juillet 2002, qui contient un volet relatif aux libertés
numériques, à Internet et aux bases de données est,
selon RSF, très liberticide. Notre association a fait du
lobbying auprès du ministre de l'Intérieur, Nicolas
Sarkozy, pour qu'il retire un certain nombre de mesures.
Sans succès. Nous avons interpellé la Commission
nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) pour
qu'elle monte au créneau : idem.
En dernier recours, le jour même
du vote de la loi, RSF a écrit à l'ensemble des
parlementaires pour leur demander de déposer un recours
devant le Conseil constitutionnel. Soixante
parlementaires d'opposition ont répondu favorablement à
notre appel. Le Conseil va devoir se saisir de la loi
d'orientation et de programmation sur la sécurité
intérieure et se prononcer. Deux hypothèses : soit il
rend un avis négatif est la loi est de nouveau présentée
devant l'Assemblée, soit il rend un avis positif et la
loi est adoptée. D'ores et déjà, c'est une victoire pour
notre association. Cette saisine du Conseil permet de
gagner du temps jusqu'à septembre. On espère qu'à la
rentrée, le débat descendra sur le terrain de l'opinion
publique.
RFI : Envisagez-vous des
actions concrètes sur le plan international ?
LC : Aujourd'hui, tous
les Etats européens ont ou vont légiférer de la même
façon, puisqu'ils sont contraints de le faire suite à
une directive européenne votée le 30 mai dernier.
Exemple : les députés espagnols ont voté en juin dernier
la loi sur la société de l'information et le commerce
électronique, une loi assez similaire à la loi sur la
sécurité quotidienne française (*). "Kryptopolis", une
organisation espagnole qui travaille dans le domaine des
libertés numériques dont RSF est proche, a lancé une
campagne pour faire déclarer cette loi
inconstitutionnelle à l'image de ce qui s'est passé en
France. "Kryptopolis" a obtenu que l'équivalent du
Conseil constitutionnel en Espagne se saisisse de ce
texte pour le valider ou l'invalider.
En juin dernier, nous avons
lancé une campagne auprès de tous les fournisseurs
d'accès à Internet des quinze pays de l'Union
européenne. RSF a appelé les fournisseurs d'accès à
Internet à ne pas se plier aux nouveaux textes
réglementant la rétention généralisée de données, de
communications téléphoniques et Internet. RSF demande
aux opérateurs de ne communiquer ces données de
connexion aux services de police, de renseignements et à
certaines administrations que sur demande officielle
d'un magistrat. Deux fournisseurs d'accès en France:
GlobeNet et l'AutreNet ont déjà suivi notre appel de
désobéissance civile en France.
Le bras de fer doit continuer au
travers de nouvelles actions. Nous avons également lancé
un appel en ligne sur la page d'accueil de notre site
web où l'on invite les internautes à crypter au maximum
leurs échanges sur Internet. Avec la collaboration d'une
organisation spécialisée dans la cryptographie Open PGP,
nous avons réalisé un manuel très simplifié sur la
cryptographie. Nous proposons également en ligne une
logithèque dans laquelle les internautes peuvent
télécharger le logiciel phare de la cryptographie. RSF
se rapproche également de groupes de
développeurs américains qui sont en train de
développer des
solutions pour surfer anonymement.
RFI : Peut-on envisager une
concertation entre les différentes organisations de
défense des libertés publiques pour mener de telles
actions ?
LC : RSF est engagé dans
la défense de la liberté d'expression sur le Net depuis
très longtemps. Nous nous sommes rapprochés d'autres
organisations qui, elles, étaient peut-être plus
pointues dans le domaine des libertés numériques,
d'Internet, de la vie privée ou de la cryptographie.
L'idée est de réunir un certain nombre de compétences au
travers d'une Fédération Nous sommes rassemblés au sein
d'une Fédération Informatique &
Liberté (Fil).
Près de 25 organisations -pour
l'instant essentiellement françaises- adhèrent à cette
fédération. Mais parmi elles figurent déjà quatre ou
cinq associations, dont une espagnole, une anglo-saxonne
et une italienne. La Fil est née pour dénoncer les
menaces qui pèsent sur Internet, les atteintes à la
confidentialité professionnelle et à la vie privée et,
en dernier recours s'il le faut, engager des actions
juridiques. C'est-à-dire attaquer des textes de loi, des
entreprises ou des institutions qui ne respectent pas
les textes fondateurs de nos démocraties. Internet est
un média jeune. Il n'y a pas de rivalités. On travaille
ensemble, on est tous complémentaires. L'intérêt d'une
telle fédération, c'est que toutes les organisations
peuvent parler d'une seule voix car, dans son ensemble,
le grand public n'est pas informé des enjeux.
RFI : Justement, vous
cherchez à l'informer, mais la population dans son
ensemble, trouve légitime ces mesures qui assurent la
sécurité. La Cnil n'a pas constaté d'effet 11 septembre.
La Commission n'a pas enregistré une augmentation des
plaintes liés aux mesures sécuritaires. Quelle est votre
marge de manœuvre?
LC : Il est très bien
qu'en France nous ayons une autorité comme la Cnil.
Beaucoup de pays -y compris des régimes démocratiques -
n'en sont pas dotés. Mais il est malheureux que la Cnil
n'ait pas toujours les moyens de faire son travail. Je
suis fort étonné des propos du président de la Cnil,
Michel Gentot, qui déclare qu'il n'y a pas d'effet 11
septembre sur Internet.
Premier point. La loi sur la
sécurité quotidienne est arrivée devant les
parlementaires en novembre dernier en réponse aux actes
terroristes du 11 septembre. A cette époque, la
Commission avait fait son travail d'alerte. Elle avait
formulé des critiques très précises qui était, peu ou
prou, les mêmes que les nôtres. A savoir : faire de la
rétention généralisée d'informations personnelles peut
être dangereux, voire être source de dérapages. Nous
étions d'accord sur l'essentiel des points. Une fois que
la loi a été votée, la Cnil s'en est lavée les mains.
Second point. Cette loi a été
votée fin novembre ; certains décrets d'applications ne
sont pas encore passés. Comment la Cnil pourrait avoir
des plaintes pour une loi qui, pour une grande partie,
n'était pas encore entrée en action. Elle a été votée
fin novembre, le rapport est sorti début juillet. Cela
fait sept ou huit mois de loi, dont des pans entiers ne
sont pas applicables, parce qu'il n'y a pas de décrets
signés. Il faut attendre de voir ce qui va se passer. Le
dernier point c'est quand, en l'espace de quelques mois,
le gouvernement fait passer la loi sur la sécurité
quotidienne et la loi d'orientation et de programmation
sur la sécurité intérieure. On ne peut décemment pas
dire qu'il n'y a pas eu d'effet 11 septembre constaté
sur Internet, que cela soit en France ou
ailleurs.
05/09/2002
Propos recueillis
par Myriam Berber
(*) La loi sur la sécurité
quotidienne, adoptée en urgence en octobre 2001, n'était
au départ qu'un texte réglementant la vente d'armes et
sanctionnant les excès de vitesse et les fraudes à la
carte bancaire. Ce texte est devenu après les attentats
du 11 septembre une loi accroissant considérablement les
pouvoirs des policiers contre le terrorisme et plaçant
Internet sous haute surveillance.