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Une vraie insolence

• LE MONDE TELEVISION | 20.09.02 | 13h39

Par Daniel Schneidermann

Sur le front de

la mortalité routière, Pujadas avait un scoop : on pourrait bien prochainement – qui sait, l'idée fait son chemin, pourquoi pas – brider les moteurs des voitures. Frisson dans l'assistance. Brider les moteurs ! Ça, ce serait un geste, un signe, un signal ! Ça, ce serait du gouvernement, de l'acte fort. D'ailleurs, France 2, comme tous les journaux télévisés ce même soir, préparait le terrain avec des reportages sur des victimes de la "criminalité routière", des enfants fauchés, des familles endeuillées.

Mardi, c'était le jour de la sécurité routière, à la télé. Vies brisées. Trémolos de Raffarin. Formules. Voix qui tremble. Nœud dans la gorge. Radars automatiques pour bientôt. Programme pluriannuel d'action. Résolution inébranlable. Volontarisme. Brochette de ministres au premier rang. On sentait l'opération préparée plusieurs semaines à l'avance, des bataillons de chargés de relations publiques dans la coulisse. L'Etat et les médias terrassant l'infâme lobby automobile, fauteur de criminalité routière : la belle allégorie !

Pour attester la fermeté de ces résolutions, Pujadas avait invité Geneviève Jurgensen, présidente de la Ligue contre la violence routière, combattante de longue date contre les constructeurs automobiles. Quelle audace ! Quel pied de nez au redoutable "lobby automobile"! Aucun doute, si la télé invite Geneviève Jurgensen, cela signifie que quelque part dans la mystérieuse bulle politico-médiatique où se fabriquent les ballons d'essai, l'idée de brider les moteurs fait son chemin. Comme toujours, Geneviève Jurgensen se montra convaincue, un peu fatiguée évidemment de répéter sans cesse la même chose, mais pas lasse, magnifiquement prête à se battre jusqu'à son dernier souffle.

On allait s'endormir satisfait, fier des médias intrépides et de ce gouvernement qui prenait énergiquement le dossier en main quand, en fin de soirée, on tomba sur "Soir 3". Grave, évidemment grave, le ministre des transports était sur le plateau : "Y a-t-il une volonté politique dans ce pays ? Le premier ministre et le président ont répondu oui, etc." France 3 avait aussi interviewé Geneviève Jurgensen : "Ça n'a pas de sens de construire des véhicules qui vont jusqu'à 250 kilomètres-heure." Jusque-là, aucune différence.

Mais soudain une autre séquence changea tout. Pour relativiser la croisade du jour, "Soir 3" avait décidé de reparcourir en images quelques décennies de vains efforts contre la mortalité routière. Et retrouvé un document d'archives : un monsieur, sous les lambris d'un ministère, sans doute après la remise d'un rapport (avec foule de journalistes et escouade de chargés de relations publiques), expliquant qu'il fallait... brider les moteurs des voitures. Avec cette phrase, presque mot pour mot la même que l'on venait d'entendre : "Quand on voit des voitures atteindre 250 kilomètres-heure, on se demande..." C'était en 1989. Et tout d'un coup, le spectacle de 2002 changea de nature. En exhumant cette phrase de 1989 qui faisait cruellement écho aux trémolos du présent, "Soir 3", mine de rien, dynamitait la grand-messe du jour, la faisant apparaître comme ce qu'elle était : un remake d'une très vieille pièce, inscrit à l'agenda servile des télés par Chirac et Raffarin, et n'ayant d'autre fonction que d'instrumentaliser un combat nécessaire pour jouer à l'Etat fort comme à la dînette.

C'est magique, les archives. Magique et insolent. Et si elle était là, d'ailleurs, la vraie insolence ? D'Ardisson à Fogiel en passant par Karl Zéro, la télé déborde d'insolence apparente. Une blague de cul, un reportage sur les sans- papiers, un ricanement devant un ministre, et vous voilà détenteur du brevet d'insolent télé. C'est de l'insolence officielle, celle qui fournit un bruit de fond aux obscénités de l'époque et occupe les têtes comme une mauvaise herbe.

Mais la vraie insolence, si elle était ailleurs ? Dans l'utilisation toute bête de quelques secondes d'archives, par exemple. Et si les vrais insolents de la télévision étaient les documentalistes ? Dans ce désert d'amnésie où la télé nous condamne à vivre, dans cette dictature sonore des effets d'annonce toujours recommencés, la vraie dissidence, la vraie transgression impardonnable, c'est la mémoire.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.09.02

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