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"The Farm", d'Alexis Rockman (2000) - oeuvre d'art numérique exposée sur le site web Genomic Art Gallery | www.geneart.org
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Les pirates du génome
En Californie, des bio-informaticiens rebelles conçoivent et diffusent gratuitement sur Internet des données scientifiques permettant au grand public de faire des manipulations génétiques.

Dans le jardinet coincé entre sa véranda et la palissade du voisin, Eric Engelhard a installé trois ruches en bois blanc. Elles sont en pleine activité, des centaines d'abeilles volent en permanence autour de sa maison : "La saison dernière, elles ont produit 140 kg de miel, j'en donne à tout le monde autour de moi". Pourtant, ce n'est pas le miel qui intéresse Eric, mais les abeilles. Elles lui servent de cobayes pour effectuer des manipulations génétiques qu'il réalise seul, chez lui, en toute liberté, sans en référer à quiconque. Son but est de créer un animal qui n'existe pas dans la nature : l'abeille sans venin, dont la piqûre sera sans danger et presque indolore...

Eric, trente-six ans, n'est pas un amateur. Installé à Davis, ville universitaire au nord-est de San Francisco réputée pour ses centres de recherche en sciences de la vie, il exerce le métier de "bio-informaticien": après des études de biologie, il a décidé de se consacrer à l'informatique, car désormais la recherche génétique dépend entièrement des ordinateurs, seuls capables de compiler, assembler, représenter et analyser le flux gigantesque de données brutes produites nuit et jour par les laboratoires. Il travaille actuellement pour une société spécialisée dans la recherche sur le cancer : "Mon projet personnel, n'a rien à voir avec ce que je fais pour gagner ma vie, mais je possède les connaissances nécessaires grâce à mon expérience professionnelle".

Eric a installé un laboratoire de fortune dans la chambre de sa fille de trois ans, qui dort désormais avec son grand frère : "Quand on s'y connaît, on n'a pas besoin de grand' chose pour faire du génie génétique. Un établi, des récipients étanches, et des produits chimiques et de cultures bactériennes en vente libre. Et bien sûr, il me faut de l'ADN, en l'occurrence des abeilles" - ou plus exactement, des dards et glandes à venin broyés dans un mixer. A partir de cette pâte, Eric réussit à obtenir de l'ADN pur, grâce à une série de réactions chimiques réalisées dans des tupperware. Puis, pour identifier le gène responsable de la production de venin, il fait analyser ses échantillons par une société locale spécialisée dans le décryptage du code génétique : "Il s'agit d'une opération automatisée tout à fait banale, qui coûte à peine 25 dollars. Les résultats sont envoyés directement dans mes ordinateurs via Internet, je n'ai plus qu'à utiliser mes logiciels bio-informatiques pour les interpréter".

Par approximations, il finit par découvrir quel type de gène artificiel il faudra implanter dans le génome pour inhiber la production de venin. Il s'attaque alors à la conception puis à la duplication du gène modifié, toujours dans des petits bacs en plastique. Le tout aura coûté moins de 500 dollars.

Aujourd'hui, Eric possède plusieurs tubes remplis d'ADN modifié, tous rangés dans le congélateur familial. Il est prêt à passer à l'étape suivante : "Je vais extraire du sperme de bourdon - c'est assez cruel, il faut leur arracher les organes génitaux -, le déshydrater, puis le réhydrater dans une solution contenant les gènes modifiés, qui seront incorporés aux cellules de sperme". Ensuite, il se procurera une cinquantaine d'abeilles-reines, qu'il va inséminer artificiellement, une à une : "C'est un procédé ancien et désuet, mais l'université de Davis possède les instruments adéquats, ils vont me les prêter". Les ouvrières qui naîtront de cette manipulation possèderont, dans leur génome, une copie du gène modifié, qui neutralisera la glande à venin : "Avant l'été prochain, des abeilles sans venin voleront dans mon jardin. Pour le reste, leur aspect et leur comportement resteront inchangés - enfin, en théorie".

Eric sait qu'aux Etats-Unis, il est illégal de lâcher dans la nature des organismes génétiquement modifiés sans autorisation officielle, mais cela ne l'inquiète pas : "Je vais lire les nouvelles lois, pour savoir ce que je risque. Au pire, je ferai mon expérience dans une serre, où mes abeilles resteront prisonnières - en attendant mieux. Mais récemment, l'agence fédérale de protection de l'environnement a donné à une grande firme des autorisations de dissémination pour des organismes bien plus dangereux, notamment des virus modifiés porteurs de gènes de scorpion, destinés à tuer les chenilles dans les champs de coton".

Il sait également que l'Etat ne sera pas le seul à s'intéresser à ses travaux : "Ici à Davis, il y a une forte communauté de militants écolos, je ne sais pas ce qu'il vont penser de mes abeilles. Je peux aussi craindre des réactions de la part des églises protestantes conservatrices, qui sont violemment opposées à toute forme de génie génétique. Cela dit, moi aussi, je suis prêt à me battre pour mes idées. Je suis partisan de la liberté absolue de la recherche scientifique, mon projet ira à son terme".

Eric a la conviction de travailler dans l'intérêt de la science, car il a décidé de diffuser gratuitement sur Internet les résultats de ses recherches, sa méthodologie et ses logiciels. Il fera même cadeau de ses abeilles à d'autres chercheurs désireux de poursuivre son œuvre. En fait, il s'est lancé dans une croisade contre l'esprit de mercantilisme et de concurrence acharnée qui règne dans les entreprises de biotechnologies américaines : "Mon projet-abeilles est une passion personnelle, comme d'autres font de la musique, mais c'est aussi une libération, une réaction contre le climat de secret et de surveillance qui sévit sur mon lieu de travail, contre la propagande qu'on nous assène à longueur de journée sur le caractère sacro-saint de la propriété intellectuelle". Eric s'insurge en particulier contre la pratique, courante aux Etats-Unis, consistant à déposer des brevets sur des gènes : "Un gène humain n'est pas une invention, il est le produit de trois milliards d'années d'évolution, et il réside dans chaque cellule de chacun d'entre nous : comment une société privée peut-elle prétendre en devenir propriétaire ?".

Eric n'est pas isolé dans son combat. Sa collègue Katherine Nelson, qui fut l'une des responsables du grand projet international de séquençage du génome humain à Berkeley avant de rejoindre le secteur privé, est encore plus catégorique : "Nos patrons se fichent éperdument de guérir le cancer, ils veulent gagner beaucoup d'argent très vite, c'est tout. Notre entreprise a breveté 800 gènes responsables de certains cancers, et désormais elle confisque cette information pour son seul usage. Si nous partagions nos résultats, d'autres labos se joindraient à nous, et ensemble, nous trouverions des remèdes plus rapidement, mais on nous l'interdit. Au contraire, nos chefs nous ordonnent souvent d'abandonner des pistes prometteuses parce qu'ils ont peur que ce ne soit pas rentable. Tout le système est pervers : les laboratoires privés collectent des informations scientifiques du domaine public, ils y rajoutent un petit quelque chose, puis ils déposent un brevet couvrant la totalité des données. C'est du vol légalisé. ".

Eric et Katherine ont créé une association baptisée CVBIG (groupe d'intérêt de bio-informatique de la Vallée Centrale), qui organise des conférences mensuelles : "Nous espérions une quinzaine de membres, nous en sommes à 180 en moins d'un an".Tous ne partagent pas les convictions des deux fondateurs, loin de là, mais Eric remarque que de nombreux bio-informaticiens sont favorables au principe de l'entraide et du partage : "La contagion avec Internet a joué. Quand je me suis mis à l'informatique, j'ai découvert l'esprit de coopération désintéressée des hackers et de la communauté du logiciel libre, qui travaille en "open source" (source ouverte) : les auteurs publient l'intégralité du code constituant leurs logiciels. Aujourd'hui, la majorité des ordinateurs utilisés en bio-informatique fonctionnent avec le système d'exploitation libre Linux. Il est bien meilleur que les produits commerciaux équivalents, car il est le fruit d'une entraide entre des milliers de bénévoles passionnés".

Eric milite aussi dans l'association locale des utilisateurs de Linux (LUGOD), qui compte plus de 500 membres. Il fait tout son possible pour favoriser les contacts entre les deux groupes, qui ont commencé à se mélanger. Ainsi, Mike Simons, vice-président de LUGOD, est devenu un membre actif de CVBIG : "Je viens promouvoir l'usage des logiciels libres de bio-informatique. Il y en a de plus en plus, car la philosophie "open source" progresse dans ce milieu. Les universités californiennes avaient pour habitude de déposer des copyright sur tous les logiciels créés par leurs chercheurs, mais désormais certains d'entre eux exigent que leurs logiciels soient distribués en open source".

L'un des pionniers de la "bio-informatique libre", Jim Kent, fait des recherches pour l'université de Santa Cruz, à trois heures de route de Davis. Il travaille surtout chez lui, une grande maison à demi-restaurée dans un quartier d'ateliers et d'entrepôts. Au printemps 2000, il s'était rendu célèbre en créant en un temps record un logiciel permettant d'assembler et de présenter sous forme graphique les données brutes provenant des différents laboratoires participant au projet international de séquençage du génome humain. La base de données gratuite de Santa Cruz n'est pas aussi complète que celle de Celera, mais elle s'en rapproche. Par ailleurs, Jim Kent a diffusé gratuitement plusieurs autres logiciels : "je les ai écrits pour mes propres recherches sur le génome de l'homme et de la souris, puis je les ai prêtés à des confrères, et ils se sont répandus naturellement. Certains chercheurs les adaptent ou les améliorent, d'autres m'appellent pour me demander d'ajouter telle ou telle fonction. Quand je peux, je le fais, pour rendre service".

En revanche, Jim ne sait que penser du projet-abeille d'Eric : "Le généticien de garage, travaillant isolément, sans aucun garde-fous, est une nouveauté, il n'y a aucun précédent. Quand on fabrique un être vivant et qu'on le lâche dans la nature, il va se reproduire, interagir avec son milieu. Comment évoluera une abeille si son arme principale ne fonctionne plus ? Mystère... Espérons que les généticiens sauvages seront moins irresponsables que ceux qui travaillent dans les multinationales".

A sa connaissance, Eric n'a pas encore fait d'émules, mais cela ne saurait tarder. Dans la région de San Francisco, le débat sur la "génétique libre" est sorti du ghetto des spécialistes, grâce notamment à l'action de différents mouvements culturels avant-gardistes. Des groupes de plasticiens, de sculpteurs et de vidéastes, qui se sont baptisés "bio-artistes", ou " biopunks" - en référence au mouvement cyberpunk également né à San Francisco -, ont décidé d'intervenir à leur façon. Ils multiplient les expositions picturales ludiques ou provocatrices, les conférences et même les interventions dans les écoles. Ils mettent en garde l'opinion contre les agissements des firmes de biotechnologie, mais s'opposent aussi aux traditionalistes, religieux ou laïques, qui voudraient empêcher l'avènement d'un monde nouveau, refaçonné par le génie génétique. Déjà, ils militent pour la légalisation de toutes les formes de manipulations génétiques "consensuelles", c'est-à-dire pratiquées sur un adulte consentant ou sur soi-même.

Eric ne fréquente pas de bio-punks, mais comme eux, il rêve de voir apparaître au sein de la jeunesse américaine une génération de "bio-hackers", qui se passionneront pour la génétique, comme leurs aînés se sont passionnés pour Internet et les jeux vidéo : "Cela arrivera, si on leur donne accès à tous les outils et à toute l'information. Bientôt, les adolescents surferont sur le génome humain en toute liberté, et Dieu sait ce qu'ils découvriront... Une bande de gamins s'amusant sur Internet peut faire avancer la connaissance plus vite qu'un grand projet pyramidal et bureaucratique. Je suis sûr que mes abeilles sans venin vont être adoptées : leur avenir est assuré, même s'il est imprévisible".

Yves Eudes

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 18.09.02

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