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Alvéoles de buis

• LE MONDE | 03.09.02 | 12h57

• MIS A JOUR LE 03.09.02 | 17h08

J'ai failli mourir. Rien de plus banal, direz-vous. Quand ça arrive aux autres, on plaint les proches, on tend le dos. Si c'est à soi, on change de regard sur la planète et sur ce qu'on y fiche. Surtout si l'événement se découvre à vous après trois semaines de coma en voie de dépassement. A quoi riment cette literie vert camping, ces buissons de tuyaux, ces chromes, ces douleurs inédites, ces compresses, ce défilé d'êtres chers déguisés en cosmonautes, consternés et chuchotants ? A qui sont ces bras fripés, ces balafres ? A moi, vraiment ? On dirait un film auquel a manqué une bobine.

A force de récits, le puzzle a pris tournure, mais comme si ce passé de réanimé concernait quelqu'un d'autre. Vous ne saviez pas ? Ce pauvre Untel, si costaud à voir, une douleur de dague sous la clavicule, les "urgences", "En cardio !", lance une voix avisée, six heures de billard, les côtes ouvertes au sécateur, l'aorte en charpie, une durite garantie trois cents ans, les poumons qui refusent de reprendre leur besogne... C'était donc bien moi, ce "Untel" devenu légume ? "Pas étonnant, quand on s'appelle Poirot", a plaisanté un visiteur. "Oui, mais un légume qui a la pêche !", a rectifié un autre, croyant le destin sensible aux gamineries. C'était bien la peine de bouder le tabac et l'alcool, de pratiquer vélo, moto, tennis et voile, pour en arriver à ce séisme, les entrailles béantes, des éboulis de silence, la durée abolie, la conscience en miettes, des visages aimés qui s'affolent, les bords du rien effleurés du bout des doigts déjà inertes et mauves comme des pointes d'asperge !

On a tout dit sur ces approches pâteuses du néant. Qu'ajouter qui échappe aux lieux communs de la résignation épouvantée ! Raconter l'effilochement de tout ? A quoi bon ! Risquer un bilan d'existence ? D'autres s'y emploieront, si ce n'est déjà fait, dans un tiroir, pour le "cas où". "Notre ami était sensible. Sous l'humour..." Je connais l'exercice, on me l'a souvent demandé.

Le Dieu de l'enfance ? L'au-delà ? Là-dessus, la perplexité reste totale. Le beau moyen de supplier le silence ! C'est ce qu'on va quitter qui tord le cœur : les chers visages réunis sur une photo jaunie, certaines navigations entre amis toutes voiles pleines, quelques causes demeurées justes, la beauté fugace d'un instant de théâtre, d'une page, la folie des mots... Allons, n'en parlons plus !

Puisque les dés sont tombés du bon côté, je continuerai à aligner des phrases ici et ailleurs. Comme si de rien n'était ? Est-ce possible ? On reconnaît la convalescence à ce que les lectures y redonnent le goût des questionnements extra-médicaux. Comment expliquer, par exemple, que l'attentat du 11 septembre ait valu aux Etats-Unis un tel regain d'acrimonie sous la compassion ? Que l'antiaméricanisme français date d'un antimachinisme séculaire et souvent droitier, comme le rappelle Philippe Roger (L'Ennemi américain, Seuil), ou qu'il masque un antilibéralisme postgauchiste, comme le démontre Jean-François Revel (L'Obsession antiaméricaine, Plon), c'est un fait que, de Bernanos à de Gaulle ou de Jean Cau à José Bové, nous nous acharnons, de longue date et de tous bords, à dénoncer l'impérialisme yankee. Pourquoi cette spécialité nationale ? "Par dépit de ne plus jouer le même rôle", m'expliquait un des membres de la délégation des Etats-Unis à Porto Alegre (la plus nombreuse, par inquiétude de l'hégémonie américaine plus que par délire anticapitaliste).

Autre interrogation, à feuilleter quelques romans de la rentrée : le narcissisme et l'hédonisme des auteurs y sont poussés jusqu'à l'obsession de s'affirmer supérieurs en tout à leurs contemporains. Les plus grands romans du passé sont-ils nés d'une telle hantise égotiste ? La relecture des Cerfs-volants de Romain Gary (Folio) et du Ravelstein de Bellow prouverait plutôt que les auteurs de fictions ont gagné à s'oublier - ou du moins à faire semblant...

Reste qu'il y aurait de la comédie à parler de choses et d'autres en faisant semblant de négliger une actualité personnelle qui me fut, qu'on m'en excuse !, quelque peu capitale. Au moment de poursuivre cette chronique à la date annoncée, il m'est impossible de taire l'admiration et la gratitude qui m'ont envahi pour tous ceux qui ont sauvé ma vie cet été, et qui continuent à sauver d'autres vies par centaines, nuit après nuit. C'est grâce à l'Assistance publique, à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière et à Broussais, grâce au professeur Gandjbakhch et aux soignants de tous grades que je peux reprendre ici un brin de causette auquel je ne croyais pas tenir autant.

La crainte de manquer ce rendez-vous avec vous n'était pas absente de mes insomnies, tandis que mon pouls hoquetait dans le noir, hésitant comme la roulette des casinos ; vous savez, ce moment où la boule tournoie autour des alvéoles de buis avant de retomber, par on ne sait quel caprice - quel remords, dirait-on -, au creux du chiffre gagnant qu'elle semblait éviter jusque-là, et qu'on n'attendait plus.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.09.02

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