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• LE MONDE | 13.09.02 | 12h29
• MIS A JOUR LE 13.09.02 | 16h24
L'après-11 septembre ou
l'autocritique de Dieu
L'historien polonais Bronislaw Geremek disait, le 1er septembre à Palerme, lors d'une rencontre interreligieuse à l'initiative de la communauté de Sant'Eugidio, que le monde était revenu à la situation antérieure à celle du traité de Westphalie (1648), qui avait marqué la fin de la guerre de Trente Ans et ouvert la voie à la suprématie des Etats-nations. Le système dit "westphalien" affirmait la primauté des institutions politiques sur les religions et assurait aux Etats-nations la responsabilité de l'ordre du monde. Selon Geremek, serait revenu ce temps de troubles, de conflits désordonnés, de violence généralisée et de guerres de religions. Il en voit la preuve dans le nombre de conflits recensés depuis la chute du mur de Berlin : cinquante-six, presque tous des conflits internes, des guerres civiles. Jamais Dieu n'avait été autant mis à contribution. Même s'il s'agit en premier lieu de guerres territoriales, postcoloniales, ethniques ou sociales, il est à l'œuvre, requis par la plupart des belligérants, en Palestine, au Cachemire, au Nigeria, au Soudan, en Tchétchénie, en Irlande, en Algérie, hier au Kosovo et en Bosnie. On le suspecte de sacraliser des frontières, des races ou des groupes ethniques, de bénir des méfiances ancestrales, de légitimer les pires passions partisanes ou nationalistes. Sans doute ne prête-t-on qu'aux riches : si ce n'est Dieu lui-même, c'est la maladie infantile de toute religion, le fondamentalisme, qui sécrète ou alimente ces conflits, autrement dit ce qui sacrifie à l'idolâtrie, sur la base d'une exégèse perverse, d'une race, d'un groupe, d'une classe, d'une nation, d'une confession. Les attentats du 11 septembre et la montée des radicalismes religieux au Proche-Orient ont révélé à quel niveau de haine et de fanatisme l'homme était capable de parvenir au nom d'une foi en un Dieu exclusive. L'humiliation collective, le désespoir social n'expliquent pas à eux seuls la fascination suicidaire des jeunes kamikazes perforant les tours du World Trade Center ou transformés en bombes humaines dans des bus de Haïfa ou de Jérusalem. Les enquêtes qui ont suivi le 11 septembre ont révélé des itinéraires autrement plus complexes de militants islamistes socialement insérés, intellectuellement doués. Pendant longtemps, on a dit et écrit que la religion n'était qu'un alibi à une protestation sociale et politique, qu'elle était mise en cause, à tort, dans les conflits, par des agnostiques ignorants. L'argument ne suffit plus. Chaque religion porte en elle une Vérité qui se veut, sinon exclusive comme dans le cas de l'islamisme, au moins suprême et universelle. Ce qui la met en porte-à-faux par rapport à un monde moderne et des démocraties voués à toutes les formes de relativisme ou de pluralisme. LE BIEN CONTRE LE MAL Le djihad du milliardaire Ben Laden a commencé par le refus de la présence américaine en Arabie saoudite, accusée de violer la terre sainte musulmane. Elle ne souffre aucun compromis avec la "souillure" chrétienne et juive. Elle porte en elle la logique d'une "séparation" entre les zones du permis et de l'interdit, entre le monde islamique et l'Occident. Une logique de séparation manichéenne qui devient piège pour des Américains qui, depuis le 11 septembre, identifient de plus en plus leur patriotisme au christianisme - 95 % des Américains affirment en 2002 croire en Dieu - et la lutte contre le terrorisme à la "guerre juste" du Bien contre le Mal. L'islam n'est pas la seule religion à affirmer cette vocation universelle, et c'est dans la capacité qu'elle manifeste à déjouer la tentation fondamentaliste, à entreprendre en son sein une véritable autocritique de son rapport à la Vérité, que chacune sera jugée. A cet égard, la récente rencontre interreligieuse de Palerme, qui avait précisément pour thème l'"autocritique" des religions, a montré qu'une lame de fond surgissait, capable de balayer des certitudes toutes faites autant que des attitudes frileuses. L'autocritique de l'Eglise catholique a commencé dès son concile Vatican II, dont elle va célébrer, le 11 octobre, le quarantième anniversaire. La reconnaissance de la liberté religieuse, qui mettait fin au vieil adage "Hors de l'Eglise point de salut" et qui, depuis, indispose les intégristes catholiques, en est l'un des piliers. Elle a ouvert la voie à tous les dialogues œcuméniques et à la "repentance" dans laquelle le pape Jean Paul II s'est illustré. Cette autocritique n'est pas achevée dans les Eglises chrétiennes. Elle est encore rare ou inexistante ailleurs. Jonathan Sachs, le grand rabbin de Grande-Bretagne, vient de soulever une tempête en Israël et dans le monde juif en déclarant, le 27 août au Guardian, que la politique d'Israël dans les territoires occupés était "incompatible avec les idéaux juifs les plus profonds" et que le risque était de "corrompre toute la culture juive". En France, des hommes ouverts - mais minoritaires - comme l'ancien grand rabbin René-Samuel Sirat, qui, à Palerme, a défendu des positions identiques, ou Théo Klein, sont également mûrs pour une autocritique qui vise à distinguer la nature propre d'Israël et des options politiques et militaires prises en son nom. "Qu'avons-nous fait sérieusement pour montrer au monde combien nos consciences étaient assaillies ?", interroge le rabbin Sirat. FOI TRANSCENDANTE Pris en otage par l'islamisme, l'islam est le moins bien placé dans cet effort d'autocritique. Non seulement l'autorité religieuse y est-elle dispersée, mais en outre elle est contrôlée, dans les Etats musulmans, par la main d'appareils politiques et militaires, qui interdisent toute forme d'émancipation, y compris libérale. L'autocritique est difficile dans la religion musulmane, explique Mehmet Aydin, théologien turc de la faculté d'Izmir, parce que l'Occident confond toujours la " norme" de l'islam avec ses formes historiques et politiques. Le même ajoutait, à Palerme, que l'Occident ne pouvait pas comprendre à quel point le musulman souffrait aujourd'hui d'entendre parler de "terrorisme islamique", de "vengeance islamique", etc. Dans ces expressions, il n'y a aucune prise en compte de l'islam comme foi transcendante, métahistorique et universelle. D'accord pour une réforme de l'islam, avertissait-il, mais pas sous la pression, ni aux conditions imposées par l'Occident. Avec la plupart des observateurs, une personnalité comme Bernard Kouchner s'est étonnée, en Sicile, de la "faible réaction" des religions officielles depuis le 11 septembre face aux manipulations extrémistes dont toutes, selon lui, sont les victimes. Sans doute l'ancien représentant spécial des Nations unies au Kosovo oubliait-il la conférence d'Alexandrie qui, en janvier, a réuni pour la première fois des délégations religieuses d'Israël et de pays musulmans ou les efforts répétés d'un Jean Paul II qui, à Assise, également en janvier, implorait le monde de renoncer à la violence pour des motifs religieux. Mais Bernard Kouchner, qui se présente comme "agnostique convaincu", n'avait pas tort de provoquer ses auditoires en les interrogeant sèchement : "Mais qui, dans vos religions, se charge des extrémismes ?" Au-delà des invocations pieuses ou des politiques répressives, la question est en effet de savoir qui traite et soigne les déviations religieuses, les manipulations textuelles, les dérives idéologiques ? Quel cordon sanitaire mettre en place pour freiner la dérive extrémiste, la contagion terroriste au nom de Dieu ? Une instance interreligieuse - observatoire mondial ou ONG - capable de prévenir et de contrôler toute forme d'instrumentalisation de la religion à des fins politiques ou terroristes pourrait-elle voir le jour ? Mais avec quelle représentativité et quelle capacité d'action ? Autant de questions qui, un an après le 11 septembre, sont régulièrement soulevées, mais n'ont pas encore reçu le moindre début de réponse. Henri Tincq • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU
14.09.02
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