Chroniques

Sur le fil de la démesure
Notre chroniqueur californien revient sur l'éviction de Michel Bon de France Télécom et sur l'éclatement –prévisible– de la bulle des télécommunications.

Par Jean-Louis GASSEE
lundi 23 septembre 2002 (Liberation.fr - 15:20)

Jean-Louis Gassée est, depuis janvier 2002, le PDG de CATC, une petite société cotée au Nasdaq [CATZ], spécialisée dans les analyseurs de protocoles de communication en Californie. Son adresse est jlg@gassee.com.
Réagissez à cette chronique.

ichel Bon, PDG limogé de France Télécom, pouvait-il sauver sa tête? Étrange question qui suppose que cet homme réfléchi soit enclin à la perdre, à lire son CV, on en doute. S'agit-il de refaire le match au comptoir du Café du Silicium? J'espère plutôt vous donner à penser que repasser le film n'est pas sans intérêt –sans aller toutefois jusqu'à imaginer que ce retour en arrière puisse contribuer à éviter à l'avenir la répétition de telles erreurs, nous saurons de toutes façons en inventer de nouvelles…

Conseillers. Rappelons que mon fonds de commerce n'a pas de vérités en inventaire, juste des opinions dont il me faut maintenant donner le contexte. Je reviens du pays natal avec un détour dans une ville d'Europe où se tenait la réunion d'un groupe de conseillers d'un fond d'investissement dans ce qu'on appelait autrefois la haute technologie. Ce fond est l'œuvre d'une banque privée européenne dont le patron, encore plus moderne que ses confrères, réunit autour de lui un petit groupe de conseillers scientifiques. Sept personnes sont présentes: un Français, élégant et généreux futurologue, un Italien bien connu dans la Vallée pour ses exploits dans le domaine des semi-conducteurs, un Canadien doté d'une connaissance intime du monde des opérateurs de télécommunications, un Allemand-Grec directeur d'un institut de recherche, un Italien-Suisse ancien dirigeant de plusieurs multinationales, votre serviteur, le tout dirigé de façon diplomatique et ferme par un Chilien familier des couloirs de Bruxelles et de ceux d'une grande entreprise de logiciels. Le cliché veut que j'écrive éclectique, disons que le groupe fonctionne bien tant intellectuellement qu'affectivement.

Il y a deux ans, je vous rapportais ici certaines remarques de notre collègue du Canada. Il prédisait que la prochaine catastrophe financière serait celle des opérateurs de télécommunications. Plus précisément, notre ami prédisait une énorme crise de liquidités, les opérateurs n'allaient pas être en mesure de payer leurs dettes. Quand je lui demandais pourquoi des dirigeants réputés intelligents, voire honnêtes, acceptaient de payer des prix aussi déraisonnables pour les maintenant infâmes licences UMTS (aussi appelées 3G), il me répondait que ces PDG n'avaient guère le choix. Un, parce que les gouvernements leur tenaient la dragée haute avec leur monopole de concession de ces licences, trop heureux de faire rentrer de coquettes sommes pour compenser (un peu) les déficits budgétaires. Deux, parce que les opérateurs étaient mis sur la défensive: «Si je n'acquiers pas une licence UMTS, c'est fichu, je suis exclu du marché de l'avenir.»

Oracle. Deux ans plus tard, le sujet France Télécom vient sur la table, non sans que le groupe ne complimente notre oracle pour la malheureuse justesse de ses prévisions. Il répond: «Je peux maintenant vous expliquer le pourquoi de mes prévisions et pourquoi Michel Bon s'est fait coincer. Un beau matin, un analyste financier est venu me voir, nous passons mes chiffres en revue et le jeune homme me reproche de ne pas assez dépenser. Plus précisément, pas assez de dépenses en capital Capex, pas assez d'investissements dans mon réseau. Je lui rétorque que je n'en ai pas besoin. Il me répond alors qu'il ne pourra pas recommander d'acheter des actions de ma firme car il préfère valoriser les entreprises en multiple de leurs dépenses en capital.» Ce jour-là, notre collègue canadien a décidé de vendre son entreprise. Et c'est ce qu'il fit, avant la débâcle.

Et les autres? On sait ce qui s'est produit. Les banques d'affaires et leurs analystes convainquirent les opérateurs de voir grand, très grand. S'ils s'endettaient pour développer leurs réseaux, soit en construisant, soit en achetant des concurrents, pas de problème, le cours de l'action allait monter suivant le multiple des dépenses, des Capex déjà vantées, les affaires allaient se développer de telle façon que les dettes deviendraient faciles à rembourser. On vend quelques blocs de ces actions qui ont tant monté, et le tour est joué. Dans l'abstrait, ce n'est pas nouveau. Quand une entreprise emprunte pour acheter une machine-outil, elle compte sur une augmentation de ses revenus pour rembourser la dette. L'autre possibilité est de transformer la dette en actions, il y a plusieurs façons de le faire, elles supposent toutes que l'achat de la machine à l'origine de la dette rende les actions de l'entreprise plus attrayantes qu'auparavant.

Où est donc le problème? Dans l'excès, dans la destruction mutuelle assurée par une concurrence effrénée, par des investissements colossaux qui, pour être viables, supposaient qu'un pays de l'Europe de l'Ouest verrait une pénétration moyenne de 1,8 téléphone cellulaire par habitant. Quand deux entreprises prévoient chacune de conquérir 75% du marché, une d'entre elles est sûre d'aller au tapis. Quand une dizaine d'opérateurs font des prévisions qui reviennent à un cumul supérieur à 20 fois le marché raisonnablement prévisible, tous peuvent chavirer. C'est alors que les rapaces mentionnés plus haut interviennent. Une compagnie en faillite comme Worldcom doit se séparer d'actifs à environ 10% de leur prix de revient. Qui les achète? Des fonds d'investissement qui pourraient être en mesure de concurrencer les opérateurs restants car fonctionnant sans dettes, sur une base de coûts très inférieure aux anciens. Ou bien une compagnie comme Vodafone, l'exception, très peu endettée.

Dette. En ce qui concerne Michel Bon, il a bénéficié d'un avantage supplémentaire, d'un actionnaire de référence, l'Etat, à qui la loi en vigueur interdit, pour le moment, de devenir un actionnaire minoritaire. Arrive l'occasion d'acquérir Orange, une belle affaire qui, notons-le, marche très bien. Que faire? Le mieux est de payer en actions, le vendeur serait preneur. Ah, non, pas possible, cela ferait descendre l'Etat en dessous de 50%, par la dilution résultante des actions à émettre pour l'acquisition. Donc France Télécom s'endette, des milliards et des milliards d'euros. La dette totale est de 70 milliards à ce jour, la plus haute de l'industrie. Et, aujourd'hui, l'Etat possède plus de 50% d'une entreprise incapable de faire face à ses dettes, alors que cela aurait pu être un peu moins de 50% d'une entreprise viable car bien moins endettée. Pour ce qui est d'aider à payer les dettes, nous savons d'où viendra l'argent, de notre poche.

Cela ne nous dit pas comment Michel Bon aurait pu sauver sinon sa tête, je veux dire sa position à la tête de l'entreprise. Pendant que nous, l'Etat, finançons, pourquoi ne pas aussi acheter quelques actifs juteux, chez Worldcom ou ailleurs et assurer à une entreprise dont, rappelons-le, le compte d'exploitation est bénéficiaire, une base encore élargie pour ses activités rentables. J'imagine la tête du conseil d'administration. Quoi, vous voulez encore emprunter? Non, non, pas du tout, demandons un ou deux milliards de plus à notre actionnaire de référence. Mauvaise plaisanterie.

Bref, entre la mode frénétique créée par les banquiers d'affaires et leurs analystes et un actionnaire difficile, aucune solution. Des leçons à en tirer? A part de fausses évidences du genre pour maigrir il faut manger moins et faire plus d'exercices, il faut trouver un bon équilibre entre la prudence et la prise de risque, l'excès de l'un ou de l'autre est à éviter, je ne vois guère ce que nous avons vraiment appris, j'entends par là ce que nous ferons de plus à l'avenir.

 

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