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• LE MONDE | 07.12.02 | 11h57


Les fuites du "Prestige" font redouter une catastrophe majeure
Contrairement à ce qu'indiquait la fiche technique du pétrolier, le fioul ne semble pas se figer à 3 500 mètres de fond. Le produit polluant, très difficile à traiter, devrait donc remonter progressivement, ou brutalement si les cuves cèdent sous la pression. Il risque de souiller tout le littoral atlantique.

Après le naufrage du Prestige, au large de l'Espagne, le 19 novembre, le pire de la marée noire pourrait être encore à venir. Alors que la Galice patauge déjà dans cette poisse et que d'autres points de la côte espagnole sont mouchetés de noir, quatre fuites ont été découvertes dans la proue du pétrolier, qui contient encore de 40 000 à 60 000 tonnes de fioul lourd. Au cours de son observation de l'épave, par 3 500 mètres de fond, le sous-marin de poche Nautile a aussi observé de fortes distorsions de la coque, soumise à la pression des profondeurs. Ce qui fait craindre aux experts une rupture progressive des cuves, surtout si celles-ci ne sont pas pleines : l'air prisonnier dans les compartiments peut en effet disloquer la tôle. Ces observations confirment le pronostic d'un expert d'une compagnie pétrolière : "Il ne faut pas leurrer les gens : le pétrole ne restera pas sagement au fond de l'eau ; un jour ou l'autre, il remontera."

Le processus est en cours. Deux semaines après le largage d'une partie de la cargaison, consécutif à la rupture en deux du navire, les autorités portugaises et françaises ont repéré, fin novembre, une nappe de 42 km2 à l'aplomb de la carcasse. L'information a été réfutée par le gouvernement espagnol. L'Institut hydrographique du Portugal a cependant récidivé jeudi soir et évoqué une nouvelle nappe, de 52 km2 cette fois, observée au-dessus de l'épave. Le vice-président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, a finalement confirmé, vendredi 6 décembre, à La Corogne la présence de deux nappes de fioul de moindre importance. "C'est notre Tchernobyl", a admis le ministre de l'industrie espagnol, Francisco Alvarez-Cascos.

"Le Prestige est devenu un foyer de risques de contamination constant pour tout l'Atlantique", estiment les experts lusitaniens. Cette crainte est partagée par leurs homologues français. La probabilité que le Prestige crache progressivement ou brutalement son poison est corroborée par les expérimentations sur la nature du produit effectuées par le Centre de documentation, de recherche et d'expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (Cedre).

PLUS LÉGER QUE L'EAU

Les scientifiques ont soumis des échantillons du fioul lourd, prélevé dans les soutes avant le naufrage, à une température de 3 °C et une pression de 350 bars. Ils ont constaté que, dans ces conditions très proches de celles observées à l'endroit de l'épave, le fioul reste plus léger que l'eau et aura donc tendance à remonter. Plus inquiétant, l'étude constate qu'à 2,5 °C le fioul du pétrolier bahaméen "reste fluide, capable de "fluer" lentement sous l'effet d'une contrainte". Cette analyse est corroborée par les images du Nautile, qui montrent le pétrole s'élevant en une interminable colonne noire.

Selon le Cedre, cette réaction contredit le certificat de qualité fourni par le laboratoire Saybolt, qui a examiné pour le compte de l'affréteur, Crown Resources, le fioul du Prestige, lors de son chargement dans le port de Tallinn, en Estonie. Cette fiche technique indiquait un durcissement du produit à partir de 6 °C, ce qui est donc contesté par le centre brestois. "En dépit des caractéristiques données par Saybolt-Letonia, la courbe de viscosité ne fait pas apparaître un point de figeage", indique le rapport du Cedre. Contactée aux Pays-Bas, la société Saybolt n'a souhaité ni confirmer l'expertise ni se prononcer sur ce différend, au nom de la confidentialité de ses relations avec les affréteurs.

Le professeur Jean Oudot, du Muséum national d'histoire naturelle, qui a également analysé le fioul du Prestige, insiste sur la faible dégradation de la cargaison. "Pour ce produit, l'évaporation ne dépasse pas 10 % à 15 % de la masse, quand elle atteignait 60 % à 70 % pour le brut de l'Amoco-Cadiz, explique le chercheur. Dans le cas présent, comme dans celui de l'Erika, le fioul lourd s'émulsionne avec l'eau de mer jusqu'à doubler de volume et prendre une teinte marron et une consistance qui le fait ressembler à du Nutella."

La perspective de neutraliser par le froid et par le temps la cargaison, qui avait provoqué la décision des autorités espagnoles de couler le navire à 250 kilomètres des côtes, est donc contredite par une partie des scientifiques. Pourtant le chef du gouvernement espagnol, José Maria Aznar, persistait, vendredi, à refuser l'hypothèse d'une remontée en surface, assurant que le pétrole se gélifierait avant d'atteindre la surface. M. Aznar a également relativisé les fuites, parlant de "filets" s'échappant des cuves. En 1999, les autorités françaises évoquaient de la même manière les "filaments", les "légères fuites" ou les "suintements résiduels" s'échappant des cuves du pétrolier maltais. Elles avaient admis plus tard, sous la pression de l'opinion, que le pétrolier perdait bel et bien sa cargaison, avant d'entreprendre un colmatage des fissures puis le pompage de la cargaison restante.

L'idée d'aller récupérer le contenu du Prestige semble, en revanche, exclue. En 2000, TotalFinaElf avait dépensé plus de 75 millions d'euros pour pomper la cargaison restante de l'Erika, environ 15 000 tonnes, par 200 mètres de fond. Mais les responsables de cette opération s'accordent à penser que sa réédition par 3 500 mètres de profondeur est techniquement impossible.

Une bombe à retardement est donc posée au fond de l'eau. Les experts ne peuvent prédire quand et comment elle explosera. Le Cedre rappelle plusieurs exemples de navires qui ont laissé échapper leur cargaison plusieurs mois, voire plusieurs années après leur naufrage. Au début des années 1990, les autorités californiennes, intriguées par une pollution récurrente de fioul lourd au large de San Francisco, ont découvert qu'elle provenait d'un cargo, le Jacob-Luckenbach, qui avait coulé, il y a un demi-siècle. La corrosion avait fait son œuvre et libéré le contenu des réservoirs. Mais la remontée de la cargaison du Prestige, si elle devait subvenir, en raison des quantités et de la nature du produit, provoquerait sans doute la plus grave marée noire de l'histoire.

Benoît Hopquin

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.12.02

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