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• LE MONDE | 14.01.03 | 13h16

Point de vue

Fahrenheit 451 à Moscou
par Galia Ackerman et Olivier Rubinstein.

Créé il y a deux ans à Moscou, Iduchtïï vmeste (Marcheurs ensemble) compterait déjà dans ses rangs, à en croire son site officiel, près de 100 000 personnes, essentiellement des étudiants.

Ce mouvement, que les intellectuels libéraux à Moscou ont baptisé "Putinjugend" (Les Jeunesses poutiniennes), organise des actions patriotiques, des rencontres avec des vétérans de la seconde guerre mondiale, des campagnes de soutien aux appelés au service militaire. Le mouvement a son propre code moral, ses membres lisent des livres et regardent des films recommandés par la direction, aident à l'éducation des enfants dans des orphelinats et font beaucoup de sport.

S'étant autoproclamés défenseurs de la morale publique, ils mènent depuis presque un an une campagne active contre des écrivains déclarés "marginaux", "pornographes" et "hooligans littéraires"; leurs livres sont qualifiés de "chiottorature".

Leurs foudres se sont abattues en particulier sur deux écrivains de renom, Viktor Pelevine et Vladimir Sorokine. Après avoir organisé, au printemps 2002, une bruyante campagne d'"échange" de livres de ces écrivains "dégénérés" et de quelques autres contre des œuvres de littérature classique, les Marcheurs ensemble ont porté plainte contre Sorokine et son éditeur, Alexandre Ivanov, pour "diffusion de la pornographie et pratiques sexuelles perverses". L'enquête est en cours et la maison d'édition Ad Marginem a déjà subi trois perquisitions. Dans le cas d'une condamnation, Sorokine et Ivanov risquent deux ans de prison ferme.

Sans attendre la décision de la justice, les Marcheurs ensemble ont organisé, pendant l'été 2002, une action spectaculaire contre Sorokine. Sans être le moins du monde dérangés par la milice, ils ont installé, en plein centre de Moscou, devant le théâtre du Bolchoï, une gigantesque cuvette de w.-c. Des retraités, amenés par cars de banlieues moscovites, et des activistes du mouvement jetaient dans la cuvette des livres de Sorokine après les avoir déchirés en morceaux. Une fois la cuvette en polystyrène remplie, elle fut brûlée.

Métaphoriquement, les Marcheurs ensemble ont concrétisé l'appel du président Poutine à "buter les terroristes tchétchènes jusque dans les chiottes", en "butant" l'écrivain...

Cet acte symbolique fut suivi d'autres formes virtuelles d'un meurtre rituel. Le site officiel de l'organisation propose aux visiteurs un "jeu populaire russe de la tomate". Son objectif : "Lors de la découverte d'un écrivain marginal et nocif, le buter à l'aide d'une tomate pourrie." Les Marcheurs ensemble considèrent toutes ces actions comme "le début d'un vaste processus d'assainissement qui ne laissera pas de place aux créateurs de la "chiottorature" dans l'espace culturel" et les poussera à "faire leurs valises".

Les agissements des Marcheurs ensemble sont souvent perçus en Russie comme une mauvaise plaisanterie qu'il ne faut pas prendre au sérieux. Cependant, le choix de Pelevine et Sorokine comme cibles est un véritable choix politique.

Viktor Pelevine, auteur culte de toute une génération postcommuniste, traduit dans le monde entier, a, dans son œuvre, soumis l'essence de l'idéologie communiste et de la mentalité soviétique à une critique dévastatrice. Dans son dernier roman, Homo Zapiens, il a ridiculisé "l'idée russe" et la "création" de leaders politiques russes par des spécialistes en image-making, anticipant ainsi l'apparition ex nihilo de Vladimir Poutine.

Quant au brillant postmoderniste Vladimir Sorokine, dont l'intérêt pour la physiologie humaine n'a rien à voir avec la pornographie, l'ire des Marcheurs ensemble contre lui s'explique certainement par la charge antitotalitaire de ses romans, mettant à nu la banalité de tyrans du passé, de Staline à Hitler jusqu'à des diablotins comme Khrouchtchev.

Dans une société qui se prononce massivement contre l'abolition de la peine de mort et souhaite l'introduction de la censure, le désir des Marcheurs ensemble, officiellement financés par des hommes d'affaires russes, de "nettoyer la société" risque d'avoir de graves conséquences.

De même que le sort des médias disgraciés sous Poutine a provoqué le retour à l'autocensure chez pratiquement tous les journalistes (les réflexes soviétiques sont tenaces !), la procédure judiciaire contre Sorokine, indépendamment de son issue, dissuade, on le comprend, de nombreux éditeurs ou propriétaires de galerie. Aujourd'hui, en Russie, l'espace de liberté se rétrécit dangereusement.

Et pendant que les "marginaux" effrayés se mettront à faire leurs valises, le peuple russe continuera à s'unir autour de son président. Ainsi, la guerre en Tchétchénie ou les affaires d'espionnage, devenues fréquentes, servent à l'"éducation sentimentale" de la haine, ciment si commode de la cohésion nationale. Ainsi, il y a à peine trois mois, à l'initiative du parti La Russie unie, les citoyens ont envoyé au président adoré quelques dizaines de milliers de cartes postales à l'occasion de son 50e anniversaire. Ainsi, trois jeunes femmes, du groupe Ceux qui chantent ensemble, ont produit un hit intitulé Je veux un gars comme Poutine. Une initiative due au secrétaire de presse du président de la Cour suprême de Russie, Nikolaï Gastello. Un bon exemple de musique "positive" qui s'oppose par son optimisme à la décadence de la musique occidentale.

Ces derniers temps, on est frappé par des annonces diffusées par haut-parleurs dans le métro de Moscou. "Citoyens, dit la voix métallique, n'avez-vous pas oublié, en partant au travail, d'éteindre la lumière, de débrancher le fer à repasser, la machine à laver, le téléviseur ? Les pompiers de Moscou vous avertissent que votre imprudence peut causer un désastre." Naturellement, un adulte n'a pas besoin qu'on lui rappelle de tirer la chasse d'eau ou d'éteindre la lumière. En revanche, c'est un excellent moyen d'infantilisation de la conscience qui est requise pour se détourner définitivement de la "bacchanale de la liberté", raillée par Sergueï Iastrjembski, le porte-parole de Vladimir Poutine. Le président et le peuple, une idéologie simple et claire avec le primat de l'Etat et de l'Eglise, littérature et arts "sains"? Telles sont les nouvelles réalités qui se profilent à l'horizon de la société russe.

Galia Ackerman est traductrice et journaliste à RFI et Olivier Rubinstein est directeur général des éditions Denoël

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.01.03

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