vendredi 3 janvier 2003
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Les chroniques de Jacques Attali
L'Express du 02/01/2003
Clonage
Le plaisir et l'éternité
j@attali.com
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Au-delà de son caractère grotesque, la course de vitesse entre une secte américaine et un gynécologue italien pour réussir la première reproduction clonée d'un être humain met en lumière l'une des tendances les plus profondes de nos civilisations.

Car le clonage ne constitue pas, comme beaucoup le prétendent, une rupture par rapport aux fondements de nos sociétés. Il en constitue au contraire le prolongement naturel.

L'une des pulsions les plus profondes de l'humanité, qui anime ses conceptions religieuses comme ses projets scientifiques, est en effet de tout faire pour creuser un fossé entre sexualité et reproduction.

Bien des civilisations ont commencé par nier le lien entre l'une et l'autre: l'homme ne pouvait pas naître de «ça». Et, quand il est devenu impossible de le soutenir, d'innombrables cosmogonies ont maintenu cette distinction pour les naissances divines: le propre des dieux était de naître sans relation sexuelle entre des géniteurs, par une sorte de clonage théologique à partir d'autres dieux.

Pour beaucoup d'Eglises, la sexualité est restée une contrainte bestiale, imposée aux hommes par les forces du mal, dont il fallait à tout prix se délivrer en la limitant aux nécessités reproductives. Et tout ce qui pouvait faire de la sexualité un plaisir en soi, indépendant de la procréation, était soigneusement proscrit par les codes religieux, jusque dans les moindres détails, du coitus interruptus à l'avortement.

On peut lire toute l'histoire de la Renaissance et des Lumières comme une inversion des priorités, irrésistible progrès de l'instant contre la durée, lente réhabilitation du plaisir et de l'amour. Mais sans pour autant que soient réconciliés Eros et maternité: le bien et le mal s'inversent, mais restent séparés. Cette bataille se joue désormais à découvert: la sexualité est une source de plaisir revendiquée; la natalité est subie par beaucoup comme une contrainte individuelle et sociale, qu'il faut tenter d'artificialiser, sous de multiples prétextes thérapeutiques, par des techniques de plus en plus sophistiquées: la pilule, la fécondation in vitro constituent des exemples parmi d'autres de cette séparation croissante entre l'acte et ses conséquences.

Le clonage ne fait que prolonger cette évolution. Avec lui, la procréation évitera non seulement l'acte sexuel (comme c'est déjà le cas avec la fécondation in vitro), mais aussi la complémentarité sexuelle.

Bientôt, on ira plus loin encore, en séparant le fœtus de sa matrice, faisant de l'être humain un artefact, fabriqué sur mesure, avec des caractéristiques choisies à l'avance; et, peut-être, un jour, avec une mémoire et une conscience de soi prédéterminées. En devenant ainsi peu à peu des objets comme les autres, les êtres humains deviendront, pour ceux qui les achèteront (car ils se vendront), des objets de consommation, abandonnés dès qu'un modèle nouveau viendra exciter leur désir.

L'humanité aura alors achevé son cycle: en se concentrant sur ses plaisirs immédiats, en renonçant à toute responsabilité à l'égard de l'avenir, elle aura perdu sa raison d'être.

 
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