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• LE MONDE | 21.01.03 | 12h48


Françoise, Michèle et les autres, par Bertrand Poirot-Delpech

A un signe, on se doutait qu'allait se dérouler le générique de fin : son casque de cheveux acajou, dont elle laissait s'allonger, depuis peu, les racines grises. Françoise Giroud n'était pas femme à livrer des batailles vaines. La dernière, la lutte contre le temps, elle la savait perdue d'avance. "Pourvu que je m'en aperçoive avant tout le monde", répétait-elle. La voilà exaucée. L'image qui nous quitte est intacte : le coup d'œil n'aura pas faibli, ni le coup de crayon, ni le coup de patte.

De la championne des conquêtes féminines devenue ministre de sa cause, les consœurs journalistes ont fait leur modèle de réussite méritée. Les hommes n'avaient pas moins à apprendre d'elle. A travers la loupe de la télévision, elle a poursuivi l'exercice où elle excellait : observer les tactiques des ambitieux, dont elle était, sans complexe.

Puisque le ciel était vide, et creuse la politique, elle s'était inventé des combats de terrain, et elle les avait gagnés, à l'entêtement. Dans la lignée de Louise Weiss, elle traquerait les injustices de son époque à l'égard des femmes. Dans son art des formules tranchantes, on retrouvait le regard souriant de malice, la voix chaude, le courage têtu, l'humour caustique. Le premier Express, une passion blessée, les bousculements d'une psychanalyse, l'éditeur Alex Grall, discret complice, les nouveaux venus au cirque des notoriétés : elle avait un ton pour chaque événement d'une vie sans cesse réinventée. Il est rare que le silence d'une voix publique creuse un vide durable : ce sera vrai, cette fois, parce que chacune de ses pensées se doublait d'une confidence d'amie, d'un trait mémorable.

A quelques heures de cette déchirure dans nos vies, paraît un livre d'une des filles spirituelles de Giroud, Michèle Manceaux, qui puise aussi dans l'aveu intime le secret de ses engagements (Histoire d'un adjectif, Stock). Comme sa devancière, elle avait recouru au divan, il y a vingt ans, pour se guérir d'une mère trop futile, à ses yeux, par rapport à sa propre vocation de témoin et de justicière (Grand reportage, Grasset 1980). Elle avait négligé l'autre source de ses combats : ce qu'on s'est mis à appeler la "judéité" et qu'elle préfère cerner par autant de questions aux stéréotypes. Qu'est-ce qu'être juif quand on ne pratique ni religion ni aucun rite communautaire ? Les lieux communs sont passés au crible, impropres ou criminels selon les époques. Doit-on accepter que la solidarité avec le peuple d'Israël interdise de condamner ce qui se fait en son nom et d'épouser tant soit peu la cause palestinienne ?

Parce que sa nature la porte aux affirmations tranchantes, on pourrait croire l'auteur réfractaire au doute. Il n'en est rien. Par un réflexe de curiosité et d'équilibre qui a inspiré nombre de ses articles et de ses livres, elle demande à des personnalités diverses de s'expliquer sur l'adjectif qu'elles partagent et sur leur vision du drame du Proche-Orient, qu'elle ne partage pas toujours.

Le dernier week-end a vu coïncider le silence de Françoise Giroud, c'est-à-dire d'une de nos grandes privilégiées de l'expression, de nos plus éclatantes faiseuses d'opinion, avec l'apparition de formes nouvelles de manifestations collectives et anonymes : les défilés de rue contre la menace de guerre en Irak.

En deux générations, ces démonstrations de masse ont changé de caractère, de contenu, de poids sur l'événement. Ce ne sont plus les cortèges de millions d'anonymes exaltés par leur nombre plus que par leur cause, souvent en forme de riposte tardive (Cf. les "morts de Charonne"). Ce ne sont pas davantage les parades bariolées en faveur d'avancées dans les mœurs, dont slogans rimés et battages d'estrade obéissent moins à des convictions qu'à des défoulements ludiques et à des recettes de médiatisation.

Les nouveaux rassemblements semblent numériquement plus modestes, mais ils ont le mérite de devancer les drames, de viser à les empêcher à temps. Surtout, ils ont pris le caractère simultané et planétaire que se réservaient jusqu'alors les colloques de décideurs économiques et les protestations de la base sociale. Comme si le rapport des forces se rééquilibrait.

La mondialisation des réactions de masse démode et relativise les prises de position individuelles de "leaders" d'influence de la famille des Giroud. Mais on dirait qu'elle les prolonge, qu'elle s'inscrira longtemps dans le sillage de la Grande Dame disparue, dont ce rôle historique s'ajoutera aux mérites d'un talent insolent.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.01.03

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