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«C'était une grande dame», a-t-on envie
d'écrire, mais on reste là, face à la page blanche, plume en l'air.
C'était une grande dame, de fait. Un monument national. Une icône.
Une femme d'exception. Pourtant, on rengaine le chapelet de
truismes. Car, immédiatement, on croit entendre jaillir le rire de
Françoise Giroud, le rire sardonique de l'éditorialiste, le rire
perlé de l'élégante, le rire teigneux de la Parisienne, le rire armé
de la combattante, le rire captieux de la séductrice plus belle que
son image, le rire gros de soupirs de la journaliste à qui on ne la
fait pas. Le rire d'une femme qui, au détour d'un destin magnifique,
incarnera, pour toutes les autres et pour l'Histoire, un féminisme
triomphant, alors qu'elle n'était pas vraiment féministe, en tout
cas beaucoup moins qu'elle ne le laissait dire, et sans doute
beaucoup plus qu'elle ne le croyait.
©
L'Express
 Sur le tournage de La Grande
Illusion (1937).
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Elle aurait détesté, Françoise Giroud,
être réduite à cette image pieuse. Elle était bien trop intelligente
pour être dupe, bien trop orgueilleuse pour supporter qu'on la crût
dupe. En principe, c'était elle qui décidait de l'image qu'elle
voulait donner. Physiquement, moralement, intellectuellement. Tirée
à quatre épingles. Le cheveu court, mais coiffé. Le chic tailleur,
sur le tard. Ses éditos lissés, pesés, taillés au scalpel. Elle
jouait habilement de ses phrases cinglantes, de ses manières
policées, de son regard tour à tour charmeur ou polaire, et de son
sourire étincelant - «Perpétuellement en batterie», disait Jean Cau.
«Le pistolet n'est jamais loin», ajoutait Jacques Julliard. Mais
sous contrôle, toujours sous contrôle. Qui était-elle sous le masque
de «Françoise», comme on la nommait à L'Express? Quelle est l'essence de cette femme
qui a commencé à travailler à 15 ans, et fut tour à tour
vendeuse, script, scénariste, journaliste, rédactrice en chef,
ministre, chroniqueuse télé, romancière, essayiste? Qu'aurait-elle
écrit d'elle-même, cette petite Françoise Gourdji qui, sous le nom
de Giroud, s'est forgé un destin au forceps? Elle ne laissait rien
dépasser et n'acceptait pas d'être débordée par les êtres ni par les
événements. Avec l'âge, elle s'était mise à apostropher durement
l'«obscénité de la vieillesse» afin que nul n'ignore qu'elle n'était
pas tout à fait cette Françoise-là, cette vieille dame chancelante,
toute frêle dans son fauteuil de cuir, tremblante d'indignation. Il
fallait que cela se sût: cette fois, il y avait trahison -
«Vieillir, c'est dégoûtant!» clamait-elle. Le 16 janvier, à
l'Opéra-Comique, il y a eu une trahison de trop. Elle assistait à la
première de La Toujours Belle et la Petite
Bête, spectacle avec Arielle Dombasle, femme de son ami
Bernard-Henri Lévy. Florence Malraux, qui l'accompagnait, avait omis
de lui donner le bras, à cet instant. Ou bien Françoise Giroud ne le
lui avait pas offert. La grande dame a roulé sur l'escalier
d'honneur, de marche en marche vers sa mort, le 19 janvier. Elle a
fait ses adieux en Parisienne. Un soir de première, qui fut sa
dernière.
«Je suis devenue gaie.
Lorsqu'un jour, je n'ai plus rougi de moi-même. D'être femme,
d'être pauvre» |
Jusque-là, toute sa vie, elle avait fait
mine de mener son destin à la baguette: elle était ce qu'elle
voulait être, et elle ne tenait pas à devenir ce qu'elle n'était
pas. S'il le fallait, elle corrigeait sa biographie d'un coup de
gomme ou d'une brève rature. Il y a quelques zones d'ombre dans
l'histoire de cette grande prêtresse de l'objectivité, et un peu de
flou dans la légende. Mais c'était sa politesse à elle, et sa
rigueur. Cette journaliste à qui toutes les cartes de presse de
France vouent un véritable culte se méfiait de ses confrères: «Ce
que je trouve frappant (...), c'est la fantastique capacité de nuire
dont disposent un certain nombre de journalistes médiocres, mal
informés, ou mal formés, tout simplement.» Au fond - et c'est là le
paradoxe - si Françoise Giroud incarne aujourd'hui aux yeux de la
France toutes les conquêtes du féminisme, c'est parce qu'elle fut
une imparable patronne de presse au pays des machos, mais surtout un
être humain doté d'une volonté de fer. Une femme, il se trouve. Une
femme, entre autres qualités. Une femme, et ce fut pour elle un
formidable tremplin.
©
L'Express
 En 1943, peu avant son arrestation par la
Gestapo.
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Car, au fond, elle n'a jamais eu qu'une
idée fixe: en sortir. Echapper à la soumission, s'évader de la
féminité gémissante, se soustraire au cercle de celles qu'elle
nommait sèchement «les bonnes femmes». Mais ce ne fut pas la seule
fatalité qu'elle voulut tromper, à sa façon têtue et crâne. Elle
raconte qu'elle a mis du temps à apprendre à rire: «D'enfant triste
et farouche, je suis devenue gaie. Lorsqu'un jour, je n'ai plus
rougi de moi-même. D'être femme, d'être pauvre.» Pour n'importe qui
d'autre, il n'y aurait pas eu de quoi avoir honte. La féminité n'est
pas un péché, la pauvreté n'a rien d'une tare. Françoise Giroud ne
supportait pas ces handicaps sociaux. Elle était persuadée, depuis
son enfance, qu'elle avait déçu ses parents en naissant fille, le
21 septembre 1916 à Genève: «Quel malheur, une fille!» s'est
écrié Salih Gourdji. Elle avait été traumatisée, toute jeune, par la
ruine de sa mère après la disparition de son père. Elle aurait dû
être un garçon, et sa famille, riche. Jamais elle ne pardonnera au
destin ces scandales, cette double faute de goût. Toute sa vie, elle
tentera de les venger. Aiguillonnée par la culpabilité, parfois,
elle se mélange drôlement dans ses sentiments, fière de ce qui
l'avait humiliée, liquéfiée par ce qui aurait pu la remplir
d'orgueil. Elle en devient émouvante. L'humiliation? «J'en ai eu
l'échine droite pour l'éternité», lance-t-elle en redressant le
menton. Alors, on se souvient de l'ironie meurtrière de son
éditorial sur Jacques Chaban-Delmas, au moment où il s'écroulait
dans les sondages, pendant la campagne pour la présidentielle de
1974: «On ne tire pas sur une ambulance.» Et l'on comprend aussi la
réaction glaciale de la directrice de L'Express lorsqu'une jeune journaliste voulut
la réconforter au moment de la mort de son fils, disparu dans une
tempête de neige en 1972: «Ecoutez, ma petite fille, on travaille.»
Quand on s'appelait Françoise Giroud, on savait se tenir. Les autres
devaient en faire autant.
Elle rêvait d'être médecin, comme son
grand-père, qui soigna le sultan de Constantinople. Elle deviendra
journaliste, comme Salih Gourdji, son père, Turc né à Bagdad qui -
déclare-t-elle parfois, mais pas toujours - dirigea l'Agence
télégraphique ottomane avant de fonder un journal politique à Paris,
en 1908. Mais d'abord, elle apprendra de sa mère, Elda, et de sa
gouvernante qu'il est inconvenant de parler de soi. «De cette
éducation puritaine», elle gardera un souvenir cuisant qu'elle
racontera dans l'un de ses livres (La Comédie
du pouvoir, Fayard, 1977). A 7 ans, elle se laisse
entraîner hors de la propriété familiale par son cousin, qui
s'évapore lorsqu'elle se fait agresser par des romanichels: «Je suis
rentrée clopinante, saignante et sanglotante, vitupérant le cousin.
“Il a été lâche, mais tu as été sotte, dit ma mère. Va te faire
soigner et ne te plains pas.”»
On ne doit pas se plaindre, et il ne
faut pas compter sur les hommes, qu'elle aimera beaucoup tout en
considérant, confia-t-elle à Libération,
que ce sont «des gens très gentils, avec des grands pieds et des
petites lâchetés». Sa mère était une belle femme, au type un peu
oriental, intelligente et digne, dont Françoise Giroud est
constamment restée très proche, et qui lui répétait: «Il te manquera
toujours 2 centimètres entre la cheville et le genou.» La
directrice de L'Express avait une façon
bien à elle, souvent, de s'asseoir sur ses jambes repliées.
Françoise a également une sœur aînée,
Djenane - dite aussi «Douce» - à laquelle elle sera étroitement liée
jusqu'à la mort de cette dernière. «Profondément bonne, affectueuse,
très belle, très conventionnelle, elle s'est révélée pendant la
Résistance.» Et sera déportée. «Moi, j'étais l'homme de la maison»,
lâche-t-elle volontiers. C'était comme ça. Après avoir vu sa mère se
retrouver seule, et en proie à des déboires financiers, Françoise
décide de travailler le plus vite possible. A 14 ans et demi, elle
décroche, à l'école Remington, un certificat de sténo - son seul
diplôme - et finira par être employée dans une librairie du
boulevard Raspail. Le réalisateur Marc Allégret, un ami de ses
parents, la reconnaît et l'encourage à venir travailler avec lui:
«Le cinéma, tu verras, c'est l'avenir.» Elle devient script-girl du
Fanny de Pagnol tourné par Allégret en 1932. Françoise n'a
pas 16 ans. Puis elle enchaînera les films à des titres divers:
scripte, assistante-metteur en scène, coscénariste, etc. De ces
métiers elle conserve des souvenirs qu'elle livrera sur un double
registre. Elle n'a pas de mots assez durs pour qualifier le monde du
7e art: «Ah! le cinéma, quel sale milieu, surtout pour les
femmes! Misogyne, grossier, vulgaire. Ils ne pensaient qu'à exhiber
leurs voitures américaines.» Elle ne fera pas de cadeau, plus tard
dans ses Mémoires, aux femmes qu'elle a croisées sur les plateaux:
Jeanne Moreau, «une grosse fille brune»; ou Gaby Morlay, «dont trois
diffuseurs ne parviennent plus à camoufler les rides». En revanche,
elle aimera raconter ses souvenirs avec les grands: Jean Renoir qui
l'engage en 1936 pour La Grande
Illusion, le «gros nounours» Saint-Exupéry, Louis Jouvet qui,
un soir de blues, en 1939, glisse un chèque dans son sac pour
l'aider à sortir de la dèche. Et Jean Gabin, Pierre Fresnay, Dalio,
Eric von Stroheim et tous les autres... Un jour, un demi-siècle plus
tard, sous les caméras d'Antenne 2, elle raconte comment,
devenue la première femme assistante, elle dut désamorcer des
pugilats entre Raimu et Fernandel: «Le metteur en scène que
j'assistais, seule, était un ivrogne distingué. Il faisait tourner
des milliers de figurants, dans un cirque, puis sur un stade. (...)
J'en ai bavé. (...) Il fallait que je fasse la preuve qu'une fille
pouvait remplir cette fonction aussi bien qu'un garçon.»
«Je n'ai jamais été soumise à
l'autorité d'un homme, quel qu'il
soit» |
Ne pas se plaindre. Mais ne pas accepter
l'humiliation, jamais. Eviter de donner prise. Abuser de
l'euphémisme. Refuser toute dépendance. Ne pas se relâcher. Résister
à la bêtise, à la «vulgarité». Se tenir la tête haute. Comprendre
les rapports de force, «dominateur ou dominé». Et prendre le
pouvoir. Pour Françoise, dès lors, la vie est un combat. L'ambition,
un mal nécessaire, à condition, précise-t-elle joliment, de savoir
que «tout ce qui est atteint est détruit». Mais son ambition
consistera surtout à feindre d'être - seule - l'artisan de ses
propres bonheurs... et malheurs. Si elle admet, très
exceptionnellement, avoir la rancune tenace - «Le pardon spontané
des offenses n'est pas dans mes moyens» - elle préfère raconter
qu'il lui est arrivé d'observer ses adversaires «comme on
regarderait les rouages d'une montre». Elle les défie en affirmant:
«Je ne suis pas du tout paranoïaque!» Et - suprême coquetterie -
vampe l'ennemi en glissant: «Je me méfie surtout de
moi-même.»
© B.
Charlon/L'Express
 En 1973, avec Jean-Jacques Servan-Schreiber,
pour les 20 ans de L'Express.
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Elle traitera la gent masculine avec la
même prudence idéologique, affectant d'en user pour ce qu'ils sont -
grands pieds, petites lâchetés (voir plus haut) - et de jamais, au
grand jamais, n'avoir à se plaindre de leurs abus de pouvoir... Quel
pouvoir? Certes, elle n'a pas aimé le métier «frustrant» de
scénariste: «On est toujours le second de quelqu'un, ce n'est pas
tellement dans mon tempérament.» De toute façon, la question ne se
pose pas: «Je n'ai jamais été soumise à l'autorité d'un homme, quel
qu'il soit.» Dans la bouche de Françoise, cela sonne comme une
profession de foi. Un exorcisme, aussi.
1940, l'exode en Simca 5. La France
«détale», selon son expression. La famille se replie à
Clermont-Ferrand. Paris-Soir s'est
installé à Lyon. La jeune femme place ses contes: «C'était du
sous-Mark Twain, dira-t-elle à Patrick et Philippe Chastenet (Les Divas de l'information, 1986, Pré aux
clercs). En 1940, on ne se posait pas de questions métaphysiques. Je
cherchais par tous les moyens un peu d'argent.» Elle retourne
ensuite au cinéma. Et à la Résistance. «Arrêtée par la Gestapo, à
Paris, en mars 1944, et incarcérée à Fresnes après un passage rue
des Saussaies, de sinistre mémoire, je n'avais été qu'un modeste
agent de liaison», précise-t-elle dans L'Express, le 11 avril 1977. Une plainte
a été déposée par d'anciens résistants pour usurpation de titre.
Candidate dans le XVe arrondissement, elle a pris la tête de la
liste UDF parrainée par Michel d'Ornano, et ses adversaires RPR sont
bien décidés à lui faire ravaler la médaille de la Résistance dont
elle se prévaut, de bonne foi, mais à tort: la décoration,
finalement, n'a pas été remise. L'affaire sera classée en 1979.
Françoise réplique dans L'Express: «La
Résistance a eu ses héros et ses martyrs. Nul n'ignore qu'elle a eu
ensuite ses commerçants. Je ne savais pas que ceux-ci tenaient
encore boutique.»
Arrêtée sur dénonciation, Françoise
Gourdji a été relâchée un mois avant la Libération. George Sinclair,
une amie, et Hervé Mille, tous deux à Paris
Soir, la mettent en relation avec Hélène Gordon-Lazareff -
Pierre Lazareff est devenu le patron du quotidien - qui vient de
lancer un magazine féminin: Elle.
Françoise Giroud est nommée, très vite, rédactrice en chef. «Elle
était déjà, à l'époque, ce qu'elle allait devenir, a témoigné Eliane
Victor. Une grande dame un peu distante qui met un coussin d'air
autour d'elle, qui se protège des indiscrétions et des
familiarités.» Jusqu'à la fin de sa vie, elle a vouvoyé tout le
monde, sauf sa fille et ses petits-enfants.
En juillet 1950, elle dispense à ses
lectrices les conseils suivants: «Etre une "jolie femme", c'est
avant tout une résolution qu'il faut prendre. (...) En un mot, si
vous êtes paresseuse, renoncez tout de suite à être une "jolie
femme". (...) La volonté d'être jolie s'entretient comme les
muscles: par l'entraînement quotidien (...) Etre jolie est un
devoir. Vis-à-vis de votre mari, vis-à-vis de vos enfants, si vous
en avez. Et puis, si vous vous sentez jolie, vous vous sentirez
meilleure, vous serez meilleure.» La volonté, toujours. Le
féminisme? Pas vraiment. Simone de Beauvoir vient d'écrire: «On ne
naît pas femme, on le devient.» Sous la plume de Françoise, à
l'époque, on le devient surtout en se lavant, dents comprises.
«C'était, racontera-t-elle, un mélange d'américanisme - la femme
devait séduire, se laver, devenir belle - et de féminisme - elle
trouverait son indépendance en gagnant sa vie.» Elle-même, à
20 ans, était un «animal sauvage». A 30, elle ressemble à une
«fille Palmolive, plus appétissante que belle», assurera-t-elle.
Dans ses conseils aux jeunes femmes, elle explique aussi, en 1946,
qu'il faut se garder des hommes, en particulier des maîtres nageurs.
«Quant à vous, mesdemoiselles (...), si vous croyez avoir rencontré
l'homme de votre vie, vous aurez la patience d'attendre un mois
avant de le lui dire.» Enfin, elle exhorte les femmes à rompre avec
les pleurnicheries: «On ne vit plus, on gémit sa vie. Gémissons
ensemble et ouvrons le grand livre des réclamations.»
L'obsession d'indépendance de Françoise
Giroud va être mise à l'épreuve. Déjà mère de deux enfants de deux
hommes différents - elle ne s'est mariée qu'avec le second, le père
de la pédopsychiatre Caroline Eliacheff - elle tombe éperdument
amoureuse de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Elle a 35 ans. Il en a
28. Elle se souvient d'une course-poursuite sur les quais - c'était
elle qui menait. Lui tisse une autre histoire: un petit mot glissé
au cours d'un dîner - dans cette version, il a la main. Les deux
sont justes, mais à trois jours d'intervalle. Ensemble, ils veulent
créer un journal engagé. Avec, en guise de devise, cet
avertissement: «La France peut supporter la vérité.» C'est L'Express, l'hebdomadaire qui, né en 1953,
servira de matrice à tous les autres. Françoise y restera jusqu'en
1974, et même davantage, en pointillé. Ensemble, ils mènent leurs
combats: l'Indochine, l'Algérie, le soutien à Pierre Mendès France,
la campagne pour Monsieur X (Gaston Defferre), puis la pilule
et l'avortement. En 1957, elle baptise «Nouvelle Vague» la jeunesse
qui s'avance. «Lui, c'était la tête; elle, les bras, raconte
Christiane Collange, sœur de JJSS. Il avait le flair politique, elle
était le Journalisme, avec un J majuscule. Elle avait le sens de
l'attaque d'un papier, de la chute, de la phrase en trop, de la
formule qui manque, elle savait tout.» Françoise imprime son ton,
son rythme, ses mots qui claquent. Pendant sept ans, ils s'aiment.
Elle se déploie. Porte des décolletés, et joue du froufrou de ses
jupes. Elle est délicieusement féminine, heureuse, et irrésistible
quand elle décide de séduire hommes et femmes. Le regard plus
intelligent que jamais, elle se tue au travail. Elle signe des
éditos - un temps flanqués d'une panthère - qu'elle mâchonne
longuement, cigarette au bec, de 11 à 19 heures, avant de les
cracher à la machine: elle est la seule à taper, les autres se
reposent sur les secrétaires. Très dure, exigeante, elle fait
refaire les articles. Les rewrite elle-même, s'il le faut. Elle a du
mal à déléguer. «C'était compréhensible: au début, elle régnait sur
une bande de bras cassés, aucun d'entre nous à part elle n'avait
fait de journalisme!» reconnaît Christiane Collange. En 1959,
Jean-Jacques quitte Françoise pour se marier et devenir père. Elle
restera longtemps convaincue que, si elle avait pu avoir un enfant,
leur histoire aurait continué. Le journaliste Charles Gombault la
trouve inanimée, chez elle: tentative de suicide aux barbituriques.
Cette fois, Françoise s'avoue vaincue par un homme. Pas longtemps.
Elle affronte ensuite la mort de ce fils, Alain-Pierre Danis, dont
elle a dit: «Du jour où il est né, j'ai marché avec une pierre
autour du cou.» Elle se sent horriblement coupable. Elle soigne sa
dépression nerveuse sur le divan de Jacques Lacan.
«Pour autant que je sache, le
féminisme n'est ni de droite ni de gauche»
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A L'Express,
la vie continue. «On avait l'impression, à l'époque, d'être sur la
colline inspirée», a témoigné Jacques Derogy, l'un des piliers du
journal, décédé depuis. «JJSS et Françoise avaient le talent de
faire sortir ce qu'il y avait de meilleur en nous», se souvient
Jacques Duquesne. En 1963, la directrice part couvrir la grève des
mineurs de Lens. L'article, bouleversant, débute sur cette scène:
«Quand le dîner s'achève sans fromage, Louis G., mineur de fond,
reste sur sa faim.» Il se termine par cette chute: «Pour discret
qu'il soit, le Christ, au mur, rappelle combien il est dangereux de
ranger les bons sentiments d'un pays dans l'opposition.»
1964, changement de formule: le
newsmagazine à l'américaine débarque en France. C'est un énorme
succès. Françoise revendiquera toujours, avec une hauteur
aristocratique, la modestie du journalisme, la vulgarisation, la
superficialité, l'éphémère. «Je ne m'intéresse pas du tout au passé,
lance-t-elle à la sortie du tome 3 de son
Journal. Ni à l'avenir. Ce qui me plaît, c'est le présent.»
Le calme est un peu revenu, elle s'ennuie, lance des campagnes. Elle
publie une enquête indignée sur la condition des détenus. Tout le
monde s'y met. Le numéro fait un flop. Déception. En 1972, elle
rédige un édito amer sur l'avortement thérapeutique, que les
politiques n'ont pas le courage d'aborder: «Il ne s'agit que des
femmes, n'est-ce pas? (...) Qui voulez-vous intéresser avec ça?»
Elle explique aussi qu'on ne peut
mélanger les pouvoirs sans se brûler. Les journalistes,
explique-t-elle, doivent rester des watchdogs (chiens de garde). Pourtant, en
1974, alors qu'elle avait appelé à voter pour François Mitterrand -
dans Le Provençal - elle accepte la
proposition de Valéry Giscard d'Estaing: elle sera secrétaire d'Etat
à la Condition féminine, puis à la Culture. Elle a envie de peser.
Elle ne résiste pas à l'idée de jouer un rôle national. «Le
féminisme n'est, pour autant que je sache, ni de droite ni de
gauche!» s'exclame-t-elle. Féministe, elle l'est sans l'être.
Parfumée de Jicky, habillée Saint Laurent, Françoise Giroud était
une femme à la fois libre et bourgeoise. Pour se prétendre
féministe, il faut se déclarer en position de faiblesse - pas
vraiment sa tasse de thé, comme elle disait. Il faut au moins faire
semblant de trouver symboliquement dangereux le pouvoir
«phallocratique», selon l'expression du MLF. Elle souriait au
contraire: «C'est très facile de castrer les hommes. La civilisation
vient des femmes.» Autour de ses 19 ans, elle avait un jour
suivi le conseil de la comédienne Josette Day: trouver un homme
riche. Elle était donc partie quatre jours à Monaco avec un
milliardaire, «qui avait l'air d'un grand singe», et dont elle reçut
une robe longue et un rubis en forme de cœur. Pendant trois jours,
elle parvient à tenir le monsieur à la porte. Le quatrième, elle
rend les cadeaux et s'enfuit: «Quoi qu'on fasse, y compris la
putain, il faut le faire bien!»
Comment s'intéresser à une guerre des
sexes collective quand on mène ce combat, seule, depuis l'enfance,
dans l'espoir insensé de se faire reconnaître, remarquer et
respecter de son père, à travers tous les hommes? Une fois ministre,
elle s'y collera. Avec 100 mesures, dont elle s'enorgueillit à juste
titre. Et deux formules qui la résument toute: «Le problème des
femmes sera résolu le jour où l'on verra une femme médiocre à un
poste important.» Et surtout, celle-ci: «La différence entre un
homme et une femme, c'est qu'un homme a une femme et qu'une femme
n'en a pas.»
Le féminisme a bon dos. En fait,
Françoise flirte avec le pouvoir, comme Jean-Jacques, qui, lui, s'y
est englouti. Elle sera vice-présidente du Parti radical, puis de
l'UDF, et se présentera dans le XVe arrondissement en 1977. A
L'Express, une jeune journaliste qu'elle
connaît à peine est chargée du papier. Françoise la convoque, lui
dit trois mots, et conclut: «Ce n'est pas à Evelyne Fallot que je
vais apprendre à mener une enquête!» Evelyne Fallot révise son
Giroud sans peine - pas de commentaires, des faits, de
l'objectivité, on recoupe les sources - et s'emploie à commettre un
article nickel. Las! même les grands ont leurs petits côtés.
Françoise récrit l'article à sa main pendant la nuit de bouclage,
Evelyne retire sa signature. Trois ans plus tôt, la directrice de
L'Express s'était fait applaudir pour
son insolente question à Giscard - resté sec - sur le prix du ticket
de métro. Mitterrand, lui, n'avait pas séché quand elle lui avait
demandé, dans la foulée, le budget de la Sécu. Et pour cause,
avoua-t-elle récemment, elle lui avait fait passer, juste avant, un
petit papier avec la réponse.
Quand Jean-Jacques vend L'Express, elle a l'impression, dit-elle, que
son fils est «en prison». Elle se replie sur les romans et les
essais, qu'elle enchaîne avec une célérité et un brio
impressionnants. Et des ventes de star. Françoise intéressait les
Français. Au fil du temps, ils se mettent à l'aimer très fort. Elle
entretient avec la télévision et l'époque des relations
ambivalentes, toujours gaie et curieuse, mais atterrée par
l'«impuissance» générale. Malgré ses souffrances, ses victoires, le
temps qui passe, elle continuera à se tenir, livrant désormais sa
vérité à elle, de préférence à celle des journalistes. Celle qu'elle
juge digne d'elle, et utile aux autres. Ce qu'elle sait de l'amour,
de la vie, et du journalisme. Elle a raconté dans son roman Le Bon Plaisir (éd. Mazarine) la liaison
clandestine d'un président et la naissance de l'enfant qui en fut le
fruit, en jurant qu'elle s'était inspirée d'un autre que Mitterrand.
Elle confiera plus tard comment elle a aidé son dernier compagnon,
l'éditeur Alex Grall, à mourir. Dignement. Jean Drucker, patron de
M 6, qui la voyait souvent, raconte comment, ces derniers
temps, couverte d'ecchymoses à force de tomber, elle s'entêtait
pourtant à sortir, à dîner, à ouvrir ses yeux gourmands, à sourire
bravement, bref, à assurer. Dans l'un de ses essais, Arthur ou le bonheur de vivre, elle concluait
en 1997 par cette prière: «Je veux que de ma dépouille on fasse de
l'engrais pour les fleurs. De la poussière de femme qui nourrit les
roses.» A force de se tenir droite, Françoise Giroud est bien
capable de faire pousser des roses avec
tuteur.