jeudi 30 janvier 2003
© J.-P. Couderc/L'Express

L'adieu de L'Express à Françoise Giroud
L'Express du 23/01/2003
Portrait
Le roman d'une Parisienne
par Jacqueline Remy
Parfumée de Jicky, vêtue de Saint Laurent, Françoise Giroud s'était imposée dans un monde gouverné par les hommes. En féministe? Non, en combattante
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«C'était une grande dame», a-t-on envie d'écrire, mais on reste là, face à la page blanche, plume en l'air. C'était une grande dame, de fait. Un monument national. Une icône. Une femme d'exception. Pourtant, on rengaine le chapelet de truismes. Car, immédiatement, on croit entendre jaillir le rire de Françoise Giroud, le rire sardonique de l'éditorialiste, le rire perlé de l'élégante, le rire teigneux de la Parisienne, le rire armé de la combattante, le rire captieux de la séductrice plus belle que son image, le rire gros de soupirs de la journaliste à qui on ne la fait pas. Le rire d'une femme qui, au détour d'un destin magnifique, incarnera, pour toutes les autres et pour l'Histoire, un féminisme triomphant, alors qu'elle n'était pas vraiment féministe, en tout cas beaucoup moins qu'elle ne le laissait dire, et sans doute beaucoup plus qu'elle ne le croyait.

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Sur le tournage de La Grande Illusion (1937).
Elle aurait détesté, Françoise Giroud, être réduite à cette image pieuse. Elle était bien trop intelligente pour être dupe, bien trop orgueilleuse pour supporter qu'on la crût dupe. En principe, c'était elle qui décidait de l'image qu'elle voulait donner. Physiquement, moralement, intellectuellement. Tirée à quatre épingles. Le cheveu court, mais coiffé. Le chic tailleur, sur le tard. Ses éditos lissés, pesés, taillés au scalpel. Elle jouait habilement de ses phrases cinglantes, de ses manières policées, de son regard tour à tour charmeur ou polaire, et de son sourire étincelant - «Perpétuellement en batterie», disait Jean Cau. «Le pistolet n'est jamais loin», ajoutait Jacques Julliard. Mais sous contrôle, toujours sous contrôle. Qui était-elle sous le masque de «Françoise», comme on la nommait à L'Express? Quelle est l'essence de cette femme qui a commencé à travailler à 15 ans, et fut tour à tour vendeuse, script, scénariste, journaliste, rédactrice en chef, ministre, chroniqueuse télé, romancière, essayiste? Qu'aurait-elle écrit d'elle-même, cette petite Françoise Gourdji qui, sous le nom de Giroud, s'est forgé un destin au forceps? Elle ne laissait rien dépasser et n'acceptait pas d'être débordée par les êtres ni par les événements. Avec l'âge, elle s'était mise à apostropher durement l'«obscénité de la vieillesse» afin que nul n'ignore qu'elle n'était pas tout à fait cette Françoise-là, cette vieille dame chancelante, toute frêle dans son fauteuil de cuir, tremblante d'indignation. Il fallait que cela se sût: cette fois, il y avait trahison - «Vieillir, c'est dégoûtant!» clamait-elle. Le 16 janvier, à l'Opéra-Comique, il y a eu une trahison de trop. Elle assistait à la première de La Toujours Belle et la Petite Bête, spectacle avec Arielle Dombasle, femme de son ami Bernard-Henri Lévy. Florence Malraux, qui l'accompagnait, avait omis de lui donner le bras, à cet instant. Ou bien Françoise Giroud ne le lui avait pas offert. La grande dame a roulé sur l'escalier d'honneur, de marche en marche vers sa mort, le 19 janvier. Elle a fait ses adieux en Parisienne. Un soir de première, qui fut sa dernière.

«Je suis devenue gaie. Lorsqu'un jour, je n'ai plus rougi de moi-même. D'être femme, d'être pauvre»

Jusque-là, toute sa vie, elle avait fait mine de mener son destin à la baguette: elle était ce qu'elle voulait être, et elle ne tenait pas à devenir ce qu'elle n'était pas. S'il le fallait, elle corrigeait sa biographie d'un coup de gomme ou d'une brève rature. Il y a quelques zones d'ombre dans l'histoire de cette grande prêtresse de l'objectivité, et un peu de flou dans la légende. Mais c'était sa politesse à elle, et sa rigueur. Cette journaliste à qui toutes les cartes de presse de France vouent un véritable culte se méfiait de ses confrères: «Ce que je trouve frappant (...), c'est la fantastique capacité de nuire dont disposent un certain nombre de journalistes médiocres, mal informés, ou mal formés, tout simplement.» Au fond - et c'est là le paradoxe - si Françoise Giroud incarne aujourd'hui aux yeux de la France toutes les conquêtes du féminisme, c'est parce qu'elle fut une imparable patronne de presse au pays des machos, mais surtout un être humain doté d'une volonté de fer. Une femme, il se trouve. Une femme, entre autres qualités. Une femme, et ce fut pour elle un formidable tremplin.

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En 1943, peu avant son arrestation par la Gestapo.
Car, au fond, elle n'a jamais eu qu'une idée fixe: en sortir. Echapper à la soumission, s'évader de la féminité gémissante, se soustraire au cercle de celles qu'elle nommait sèchement «les bonnes femmes». Mais ce ne fut pas la seule fatalité qu'elle voulut tromper, à sa façon têtue et crâne. Elle raconte qu'elle a mis du temps à apprendre à rire: «D'enfant triste et farouche, je suis devenue gaie. Lorsqu'un jour, je n'ai plus rougi de moi-même. D'être femme, d'être pauvre.» Pour n'importe qui d'autre, il n'y aurait pas eu de quoi avoir honte. La féminité n'est pas un péché, la pauvreté n'a rien d'une tare. Françoise Giroud ne supportait pas ces handicaps sociaux. Elle était persuadée, depuis son enfance, qu'elle avait déçu ses parents en naissant fille, le 21 septembre 1916 à Genève: «Quel malheur, une fille!» s'est écrié Salih Gourdji. Elle avait été traumatisée, toute jeune, par la ruine de sa mère après la disparition de son père. Elle aurait dû être un garçon, et sa famille, riche. Jamais elle ne pardonnera au destin ces scandales, cette double faute de goût. Toute sa vie, elle tentera de les venger. Aiguillonnée par la culpabilité, parfois, elle se mélange drôlement dans ses sentiments, fière de ce qui l'avait humiliée, liquéfiée par ce qui aurait pu la remplir d'orgueil. Elle en devient émouvante. L'humiliation? «J'en ai eu l'échine droite pour l'éternité», lance-t-elle en redressant le menton. Alors, on se souvient de l'ironie meurtrière de son éditorial sur Jacques Chaban-Delmas, au moment où il s'écroulait dans les sondages, pendant la campagne pour la présidentielle de 1974: «On ne tire pas sur une ambulance.» Et l'on comprend aussi la réaction glaciale de la directrice de L'Express lorsqu'une jeune journaliste voulut la réconforter au moment de la mort de son fils, disparu dans une tempête de neige en 1972: «Ecoutez, ma petite fille, on travaille.» Quand on s'appelait Françoise Giroud, on savait se tenir. Les autres devaient en faire autant.

Elle rêvait d'être médecin, comme son grand-père, qui soigna le sultan de Constantinople. Elle deviendra journaliste, comme Salih Gourdji, son père, Turc né à Bagdad qui - déclare-t-elle parfois, mais pas toujours - dirigea l'Agence télégraphique ottomane avant de fonder un journal politique à Paris, en 1908. Mais d'abord, elle apprendra de sa mère, Elda, et de sa gouvernante qu'il est inconvenant de parler de soi. «De cette éducation puritaine», elle gardera un souvenir cuisant qu'elle racontera dans l'un de ses livres (La Comédie du pouvoir, Fayard, 1977). A 7 ans, elle se laisse entraîner hors de la propriété familiale par son cousin, qui s'évapore lorsqu'elle se fait agresser par des romanichels: «Je suis rentrée clopinante, saignante et sanglotante, vitupérant le cousin. “Il a été lâche, mais tu as été sotte, dit ma mère. Va te faire soigner et ne te plains pas.”»

On ne doit pas se plaindre, et il ne faut pas compter sur les hommes, qu'elle aimera beaucoup tout en considérant, confia-t-elle à Libération, que ce sont «des gens très gentils, avec des grands pieds et des petites lâchetés». Sa mère était une belle femme, au type un peu oriental, intelligente et digne, dont Françoise Giroud est constamment restée très proche, et qui lui répétait: «Il te manquera toujours 2 centimètres entre la cheville et le genou.» La directrice de L'Express avait une façon bien à elle, souvent, de s'asseoir sur ses jambes repliées.

Françoise a également une sœur aînée, Djenane - dite aussi «Douce» - à laquelle elle sera étroitement liée jusqu'à la mort de cette dernière. «Profondément bonne, affectueuse, très belle, très conventionnelle, elle s'est révélée pendant la Résistance.» Et sera déportée. «Moi, j'étais l'homme de la maison», lâche-t-elle volontiers. C'était comme ça. Après avoir vu sa mère se retrouver seule, et en proie à des déboires financiers, Françoise décide de travailler le plus vite possible. A 14 ans et demi, elle décroche, à l'école Remington, un certificat de sténo - son seul diplôme - et finira par être employée dans une librairie du boulevard Raspail. Le réalisateur Marc Allégret, un ami de ses parents, la reconnaît et l'encourage à venir travailler avec lui: «Le cinéma, tu verras, c'est l'avenir.» Elle devient script-girl du Fanny de Pagnol tourné par Allégret en 1932. Françoise n'a pas 16 ans. Puis elle enchaînera les films à des titres divers: scripte, assistante-metteur en scène, coscénariste, etc. De ces métiers elle conserve des souvenirs qu'elle livrera sur un double registre. Elle n'a pas de mots assez durs pour qualifier le monde du 7e art: «Ah! le cinéma, quel sale milieu, surtout pour les femmes! Misogyne, grossier, vulgaire. Ils ne pensaient qu'à exhiber leurs voitures américaines.» Elle ne fera pas de cadeau, plus tard dans ses Mémoires, aux femmes qu'elle a croisées sur les plateaux: Jeanne Moreau, «une grosse fille brune»; ou Gaby Morlay, «dont trois diffuseurs ne parviennent plus à camoufler les rides». En revanche, elle aimera raconter ses souvenirs avec les grands: Jean Renoir qui l'engage en 1936 pour La Grande Illusion, le «gros nounours» Saint-Exupéry, Louis Jouvet qui, un soir de blues, en 1939, glisse un chèque dans son sac pour l'aider à sortir de la dèche. Et Jean Gabin, Pierre Fresnay, Dalio, Eric von Stroheim et tous les autres... Un jour, un demi-siècle plus tard, sous les caméras d'Antenne 2, elle raconte comment, devenue la première femme assistante, elle dut désamorcer des pugilats entre Raimu et Fernandel: «Le metteur en scène que j'assistais, seule, était un ivrogne distingué. Il faisait tourner des milliers de figurants, dans un cirque, puis sur un stade. (...) J'en ai bavé. (...) Il fallait que je fasse la preuve qu'une fille pouvait remplir cette fonction aussi bien qu'un garçon.»

«Je n'ai jamais été soumise à l'autorité d'un homme, quel qu'il soit»

Ne pas se plaindre. Mais ne pas accepter l'humiliation, jamais. Eviter de donner prise. Abuser de l'euphémisme. Refuser toute dépendance. Ne pas se relâcher. Résister à la bêtise, à la «vulgarité». Se tenir la tête haute. Comprendre les rapports de force, «dominateur ou dominé». Et prendre le pouvoir. Pour Françoise, dès lors, la vie est un combat. L'ambition, un mal nécessaire, à condition, précise-t-elle joliment, de savoir que «tout ce qui est atteint est détruit». Mais son ambition consistera surtout à feindre d'être - seule - l'artisan de ses propres bonheurs... et malheurs. Si elle admet, très exceptionnellement, avoir la rancune tenace - «Le pardon spontané des offenses n'est pas dans mes moyens» - elle préfère raconter qu'il lui est arrivé d'observer ses adversaires «comme on regarderait les rouages d'une montre». Elle les défie en affirmant: «Je ne suis pas du tout paranoïaque!» Et - suprême coquetterie - vampe l'ennemi en glissant: «Je me méfie surtout de moi-même.»

© B. Charlon/L'Express

En 1973, avec Jean-Jacques Servan-Schreiber, pour les 20 ans de L'Express.
Elle traitera la gent masculine avec la même prudence idéologique, affectant d'en user pour ce qu'ils sont - grands pieds, petites lâchetés (voir plus haut) - et de jamais, au grand jamais, n'avoir à se plaindre de leurs abus de pouvoir... Quel pouvoir? Certes, elle n'a pas aimé le métier «frustrant» de scénariste: «On est toujours le second de quelqu'un, ce n'est pas tellement dans mon tempérament.» De toute façon, la question ne se pose pas: «Je n'ai jamais été soumise à l'autorité d'un homme, quel qu'il soit.» Dans la bouche de Françoise, cela sonne comme une profession de foi. Un exorcisme, aussi.

1940, l'exode en Simca 5. La France «détale», selon son expression. La famille se replie à Clermont-Ferrand. Paris-Soir s'est installé à Lyon. La jeune femme place ses contes: «C'était du sous-Mark Twain, dira-t-elle à Patrick et Philippe Chastenet (Les Divas de l'information, 1986, Pré aux clercs). En 1940, on ne se posait pas de questions métaphysiques. Je cherchais par tous les moyens un peu d'argent.» Elle retourne ensuite au cinéma. Et à la Résistance. «Arrêtée par la Gestapo, à Paris, en mars 1944, et incarcérée à Fresnes après un passage rue des Saussaies, de sinistre mémoire, je n'avais été qu'un modeste agent de liaison», précise-t-elle dans L'Express, le 11 avril 1977. Une plainte a été déposée par d'anciens résistants pour usurpation de titre. Candidate dans le XVe arrondissement, elle a pris la tête de la liste UDF parrainée par Michel d'Ornano, et ses adversaires RPR sont bien décidés à lui faire ravaler la médaille de la Résistance dont elle se prévaut, de bonne foi, mais à tort: la décoration, finalement, n'a pas été remise. L'affaire sera classée en 1979. Françoise réplique dans L'Express: «La Résistance a eu ses héros et ses martyrs. Nul n'ignore qu'elle a eu ensuite ses commerçants. Je ne savais pas que ceux-ci tenaient encore boutique.»

Arrêtée sur dénonciation, Françoise Gourdji a été relâchée un mois avant la Libération. George Sinclair, une amie, et Hervé Mille, tous deux à Paris Soir, la mettent en relation avec Hélène Gordon-Lazareff - Pierre Lazareff est devenu le patron du quotidien - qui vient de lancer un magazine féminin: Elle. Françoise Giroud est nommée, très vite, rédactrice en chef. «Elle était déjà, à l'époque, ce qu'elle allait devenir, a témoigné Eliane Victor. Une grande dame un peu distante qui met un coussin d'air autour d'elle, qui se protège des indiscrétions et des familiarités.» Jusqu'à la fin de sa vie, elle a vouvoyé tout le monde, sauf sa fille et ses petits-enfants.

En juillet 1950, elle dispense à ses lectrices les conseils suivants: «Etre une "jolie femme", c'est avant tout une résolution qu'il faut prendre. (...) En un mot, si vous êtes paresseuse, renoncez tout de suite à être une "jolie femme". (...) La volonté d'être jolie s'entretient comme les muscles: par l'entraînement quotidien (...) Etre jolie est un devoir. Vis-à-vis de votre mari, vis-à-vis de vos enfants, si vous en avez. Et puis, si vous vous sentez jolie, vous vous sentirez meilleure, vous serez meilleure.» La volonté, toujours. Le féminisme? Pas vraiment. Simone de Beauvoir vient d'écrire: «On ne naît pas femme, on le devient.» Sous la plume de Françoise, à l'époque, on le devient surtout en se lavant, dents comprises. «C'était, racontera-t-elle, un mélange d'américanisme - la femme devait séduire, se laver, devenir belle - et de féminisme - elle trouverait son indépendance en gagnant sa vie.» Elle-même, à 20 ans, était un «animal sauvage». A 30, elle ressemble à une «fille Palmolive, plus appétissante que belle», assurera-t-elle. Dans ses conseils aux jeunes femmes, elle explique aussi, en 1946, qu'il faut se garder des hommes, en particulier des maîtres nageurs. «Quant à vous, mesdemoiselles (...), si vous croyez avoir rencontré l'homme de votre vie, vous aurez la patience d'attendre un mois avant de le lui dire.» Enfin, elle exhorte les femmes à rompre avec les pleurnicheries: «On ne vit plus, on gémit sa vie. Gémissons ensemble et ouvrons le grand livre des réclamations.»

L'obsession d'indépendance de Françoise Giroud va être mise à l'épreuve. Déjà mère de deux enfants de deux hommes différents - elle ne s'est mariée qu'avec le second, le père de la pédopsychiatre Caroline Eliacheff - elle tombe éperdument amoureuse de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Elle a 35 ans. Il en a 28. Elle se souvient d'une course-poursuite sur les quais - c'était elle qui menait. Lui tisse une autre histoire: un petit mot glissé au cours d'un dîner - dans cette version, il a la main. Les deux sont justes, mais à trois jours d'intervalle. Ensemble, ils veulent créer un journal engagé. Avec, en guise de devise, cet avertissement: «La France peut supporter la vérité.» C'est L'Express, l'hebdomadaire qui, né en 1953, servira de matrice à tous les autres. Françoise y restera jusqu'en 1974, et même davantage, en pointillé. Ensemble, ils mènent leurs combats: l'Indochine, l'Algérie, le soutien à Pierre Mendès France, la campagne pour Monsieur X (Gaston Defferre), puis la pilule et l'avortement. En 1957, elle baptise «Nouvelle Vague» la jeunesse qui s'avance. «Lui, c'était la tête; elle, les bras, raconte Christiane Collange, sœur de JJSS. Il avait le flair politique, elle était le Journalisme, avec un J majuscule. Elle avait le sens de l'attaque d'un papier, de la chute, de la phrase en trop, de la formule qui manque, elle savait tout.» Françoise imprime son ton, son rythme, ses mots qui claquent. Pendant sept ans, ils s'aiment. Elle se déploie. Porte des décolletés, et joue du froufrou de ses jupes. Elle est délicieusement féminine, heureuse, et irrésistible quand elle décide de séduire hommes et femmes. Le regard plus intelligent que jamais, elle se tue au travail. Elle signe des éditos - un temps flanqués d'une panthère - qu'elle mâchonne longuement, cigarette au bec, de 11 à 19 heures, avant de les cracher à la machine: elle est la seule à taper, les autres se reposent sur les secrétaires. Très dure, exigeante, elle fait refaire les articles. Les rewrite elle-même, s'il le faut. Elle a du mal à déléguer. «C'était compréhensible: au début, elle régnait sur une bande de bras cassés, aucun d'entre nous à part elle n'avait fait de journalisme!» reconnaît Christiane Collange. En 1959, Jean-Jacques quitte Françoise pour se marier et devenir père. Elle restera longtemps convaincue que, si elle avait pu avoir un enfant, leur histoire aurait continué. Le journaliste Charles Gombault la trouve inanimée, chez elle: tentative de suicide aux barbituriques. Cette fois, Françoise s'avoue vaincue par un homme. Pas longtemps. Elle affronte ensuite la mort de ce fils, Alain-Pierre Danis, dont elle a dit: «Du jour où il est né, j'ai marché avec une pierre autour du cou.» Elle se sent horriblement coupable. Elle soigne sa dépression nerveuse sur le divan de Jacques Lacan.

«Pour autant que je sache, le féminisme n'est ni de droite ni de gauche»

A L'Express, la vie continue. «On avait l'impression, à l'époque, d'être sur la colline inspirée», a témoigné Jacques Derogy, l'un des piliers du journal, décédé depuis. «JJSS et Françoise avaient le talent de faire sortir ce qu'il y avait de meilleur en nous», se souvient Jacques Duquesne. En 1963, la directrice part couvrir la grève des mineurs de Lens. L'article, bouleversant, débute sur cette scène: «Quand le dîner s'achève sans fromage, Louis G., mineur de fond, reste sur sa faim.» Il se termine par cette chute: «Pour discret qu'il soit, le Christ, au mur, rappelle combien il est dangereux de ranger les bons sentiments d'un pays dans l'opposition.»

1964, changement de formule: le newsmagazine à l'américaine débarque en France. C'est un énorme succès. Françoise revendiquera toujours, avec une hauteur aristocratique, la modestie du journalisme, la vulgarisation, la superficialité, l'éphémère. «Je ne m'intéresse pas du tout au passé, lance-t-elle à la sortie du tome 3 de son Journal. Ni à l'avenir. Ce qui me plaît, c'est le présent.» Le calme est un peu revenu, elle s'ennuie, lance des campagnes. Elle publie une enquête indignée sur la condition des détenus. Tout le monde s'y met. Le numéro fait un flop. Déception. En 1972, elle rédige un édito amer sur l'avortement thérapeutique, que les politiques n'ont pas le courage d'aborder: «Il ne s'agit que des femmes, n'est-ce pas? (...) Qui voulez-vous intéresser avec ça?»

Elle explique aussi qu'on ne peut mélanger les pouvoirs sans se brûler. Les journalistes, explique-t-elle, doivent rester des watchdogs (chiens de garde). Pourtant, en 1974, alors qu'elle avait appelé à voter pour François Mitterrand - dans Le Provençal - elle accepte la proposition de Valéry Giscard d'Estaing: elle sera secrétaire d'Etat à la Condition féminine, puis à la Culture. Elle a envie de peser. Elle ne résiste pas à l'idée de jouer un rôle national. «Le féminisme n'est, pour autant que je sache, ni de droite ni de gauche!» s'exclame-t-elle. Féministe, elle l'est sans l'être. Parfumée de Jicky, habillée Saint Laurent, Françoise Giroud était une femme à la fois libre et bourgeoise. Pour se prétendre féministe, il faut se déclarer en position de faiblesse - pas vraiment sa tasse de thé, comme elle disait. Il faut au moins faire semblant de trouver symboliquement dangereux le pouvoir «phallocratique», selon l'expression du MLF. Elle souriait au contraire: «C'est très facile de castrer les hommes. La civilisation vient des femmes.» Autour de ses 19 ans, elle avait un jour suivi le conseil de la comédienne Josette Day: trouver un homme riche. Elle était donc partie quatre jours à Monaco avec un milliardaire, «qui avait l'air d'un grand singe», et dont elle reçut une robe longue et un rubis en forme de cœur. Pendant trois jours, elle parvient à tenir le monsieur à la porte. Le quatrième, elle rend les cadeaux et s'enfuit: «Quoi qu'on fasse, y compris la putain, il faut le faire bien!»

Comment s'intéresser à une guerre des sexes collective quand on mène ce combat, seule, depuis l'enfance, dans l'espoir insensé de se faire reconnaître, remarquer et respecter de son père, à travers tous les hommes? Une fois ministre, elle s'y collera. Avec 100 mesures, dont elle s'enorgueillit à juste titre. Et deux formules qui la résument toute: «Le problème des femmes sera résolu le jour où l'on verra une femme médiocre à un poste important.» Et surtout, celle-ci: «La différence entre un homme et une femme, c'est qu'un homme a une femme et qu'une femme n'en a pas.»

Le féminisme a bon dos. En fait, Françoise flirte avec le pouvoir, comme Jean-Jacques, qui, lui, s'y est englouti. Elle sera vice-présidente du Parti radical, puis de l'UDF, et se présentera dans le XVe arrondissement en 1977. A L'Express, une jeune journaliste qu'elle connaît à peine est chargée du papier. Françoise la convoque, lui dit trois mots, et conclut: «Ce n'est pas à Evelyne Fallot que je vais apprendre à mener une enquête!» Evelyne Fallot révise son Giroud sans peine - pas de commentaires, des faits, de l'objectivité, on recoupe les sources - et s'emploie à commettre un article nickel. Las! même les grands ont leurs petits côtés. Françoise récrit l'article à sa main pendant la nuit de bouclage, Evelyne retire sa signature. Trois ans plus tôt, la directrice de L'Express s'était fait applaudir pour son insolente question à Giscard - resté sec - sur le prix du ticket de métro. Mitterrand, lui, n'avait pas séché quand elle lui avait demandé, dans la foulée, le budget de la Sécu. Et pour cause, avoua-t-elle récemment, elle lui avait fait passer, juste avant, un petit papier avec la réponse.

Quand Jean-Jacques vend L'Express, elle a l'impression, dit-elle, que son fils est «en prison». Elle se replie sur les romans et les essais, qu'elle enchaîne avec une célérité et un brio impressionnants. Et des ventes de star. Françoise intéressait les Français. Au fil du temps, ils se mettent à l'aimer très fort. Elle entretient avec la télévision et l'époque des relations ambivalentes, toujours gaie et curieuse, mais atterrée par l'«impuissance» générale. Malgré ses souffrances, ses victoires, le temps qui passe, elle continuera à se tenir, livrant désormais sa vérité à elle, de préférence à celle des journalistes. Celle qu'elle juge digne d'elle, et utile aux autres. Ce qu'elle sait de l'amour, de la vie, et du journalisme. Elle a raconté dans son roman Le Bon Plaisir (éd. Mazarine) la liaison clandestine d'un président et la naissance de l'enfant qui en fut le fruit, en jurant qu'elle s'était inspirée d'un autre que Mitterrand. Elle confiera plus tard comment elle a aidé son dernier compagnon, l'éditeur Alex Grall, à mourir. Dignement. Jean Drucker, patron de M 6, qui la voyait souvent, raconte comment, ces derniers temps, couverte d'ecchymoses à force de tomber, elle s'entêtait pourtant à sortir, à dîner, à ouvrir ses yeux gourmands, à sourire bravement, bref, à assurer. Dans l'un de ses essais, Arthur ou le bonheur de vivre, elle concluait en 1997 par cette prière: «Je veux que de ma dépouille on fasse de l'engrais pour les fleurs. De la poussière de femme qui nourrit les roses.» A force de se tenir droite, Françoise Giroud est bien capable de faire pousser des roses avec tuteur.

 
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