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• LE MONDE | 14.01.03 | 13h34


La dictature du sourire éclatant
Se faire blanchir les dents, et tout faire pour les montrer, devient une vraie contrainte sociale.

Le discours sur " l'hygiène bucco-dentaire", avec son léger arrière-goût de clou de girofle et son professionnel en lunettes d'écaille portant blouse blanche, a vécu. Point assez hédoniste, l'orthodontie s'efface derrière la dentisterie esthétique, concept autrement plus vendeur. Dans certains hôpitaux et cliniques sont apparues des " consultations du sourire", et on ne compte plus les colloques interdisciplinaires sur ce même thème du " sourire". Ce glissement sémantique est d'importance. Désormais, on ne prend plus forcément rendez-vous pour se faire soigner ou pour prévenir la carie. Se rendre chez le dentiste, cela peut aussi devenir une obligation cosmétique, car la question n'est plus tant de disposer de dents saines que d'être en mesure de les faire admirer.

Dentition ajustée telles les touches d'un clavier de piano et émail à la parfaite blancheur ne sont plus une obligation réservée aux seuls membres du show-business. Avec de tels atouts, on ne peut que réussir dans la vie. " Depuis deux ou trois ans, on observe une réelle montée des demandes d'intervention esthétique, émanant de gens souhaitant que l'on corrige un défaut mineur", constate le docteur Daniel Banoun, dentiste parisien. Du repositionnement d'une dent au placage céramique en passant par la pose de bagues installées discrètement sur la face postérieure des dents, les interventions les plus fréquentes sont, en général, entièrement à la charge du patient. La plus demandée est incontestablement le blanchiment (autour de 800 € ) réalisé grâce à l'application d'un gel que l'on active avec une lampe spéciale.

Dorénavant, on peut réaliser cette opération soi-même, à domicile. La marque Rembrandt, appartenant au groupe américain Denmat et connue pour ses dentifrices "spécial blanchiment", a obtenu de l'Agence du médicament l'autorisation de commercialiser auprès du public un coffret contenant une préparation à base de peroxyde que l'on applique sur une " gouttière" une heure par jour pendant deux semaines. Le traitement est à renouveler tous les dix-huit mois, voire plus fréquemment si l'on fume ou si l'on consomme beaucoup de café et que l'on apprécie un peu trop, par exemple, la confiture de myrtilles.

Depuis juillet, plus de 50 000 coffrets RembrandtPlus (60 € l'unité) ont été vendus en France par la firme, persuadée d'aller dans le sens de l'histoire. " Des dents blanches facilitent la vie sociale ; si l'on a un beau sourire, les gens vous rendent plus volontiers un petit service, insiste Agnès Deghilage, responsable du marketing chez Denmat. Dans dix ans, assure-t-elle, le blanchiment fera partie de l'hygiène quotidienne, comme c'est déjà le cas aux Etats-Unis."

Les zélateurs du sans-faute bucco-dentaire et du " smile" à l'américaine insistent sur la dimension décisive du paraître, qu'il s'agisse des relations professionnelles ou de la sphère privée. Difficile, sans un alignement d'incisives conquérantes, de tenter sa chance dans un " speed-dating", pratique en vogue qui permet à des célibataires urbains trop absorbés par leur activité professionnelle de rencontrer l'âme sœur selon une technique de mise en relation rapide et efficace.

Quant à l'émail jauni, il constitue une faute éliminatoire pour tout candidat à une émission de télé-réalité. L'intérêt grandissant pour la mise en scène du sourire se traduit par l'apparition de pratiques paradoxales. Le placage en or à la Madonna ou le diamant enchâssé à la Mick Jagger sont un peu " out". Une partie de la jet-set n'hésite pas à porter en bouche des bagues métalliques, bien visibles, popularisées par des acteurs (Tom Cruise, Faye Dunaway) ou quelques rappeurs (Joey Starr). On ose y voir une nostalgie des appareils dentaires de l'enfance...

Dans un pays longtemps à la traîne pour la consommation annuelle de brosses à dents, sans doute ne faut-il pas juger trop sévèrement cet intérêt subit. Cependant, certains praticiens se demandent si l'on ne va pas trop loin. " Tant qu'il s'agit de procéder à un retour à la normale, de permettre au patient d'être bien dans sa peau, l'intervention esthétique s'impose. Le problème, c'est que les professionnels ne résistent pas toujours aux demandes excessives qui leur sont formulées au nom d'une sorte de dictature du sourire", insiste le docteur Gil Taïeb, dentiste installé lui aussi dans la capitale. Un sourire forcément défini par les canons de la normalité académique - " le bord des incisives maxillaires doit effleurer la lèvre inférieure", précisait un praticien dans une communication présentée lors d'un récent colloque professionnel - condamnant toute dissidence anthropométrique.

Une telle perspective hérisse le docteur Eva Ameisen, stomatologiste à l'hôpital Pitié-Salpêtrière de Paris. " Le type normal, qu'il soit artistique ou statistique, n'existe pas, et on risque finalement de ressembler à un stéréotype, affirme- t-elle. La petite imperfection apporte parfois au sourire la signature de sa personnalité, mais cela devient difficile à expliquer, surtout aux parents qui culpabilisent et souhaitent que l'alignement des dents de leur enfant soit absolument parfait."

Alors que les codes vestimentaires paraissent s'assouplir, le corps humain semble, au contraire, cerné par les normes, comme le suggère la santé florissante de la chirurgie esthétique. Le dernier exemple en date vient des Etats-Unis, où les ombilicoplasties connaissent beaucoup de succès, en particulier parmi les jeunes filles qui recherchent le nombril idéal : petit et vertical. De toute évidence, le clonage humain ne passe pas forcément par des manipulations génétiques.

Jean-Michel Normand

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.01.03

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