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• LE MONDE | 28.01.03 | 13h07


Les chaînes de télévision américaines sont sur le pied de guerre
Outre-Atlantique, les chaînes d'information préparent l'opinion à une intervention armée en Irak. La bataille pour l'audience les pousse à une certaine dramatisation.

New York de notre correspondant

Depuis six mois, la perspective d'une guerre avec l'Irak s'impose peu à peu sur les écrans de télévision américains. Les chaînes d'information en continu multiplient les "breaking news" et autres "news alert" dans une atmosphère plus grave et fébrile. La dramatisation est souvent un peu gratuite. CNN a interrompu soudain ses programmes parce que "deux universités se trouvent parmi les sites visités en Irak par les inspecteurs de l'ONU" ; Fox News a alerté ses auditeurs car "la campagne américaine pour joindre par courrier électronique des généraux irakiens semble réussir". Il s'agit de maintenir le téléspectateur en haleine, de l'empêcher de "zapper" ou de regarder ailleurs.

La couverture des attentats du 11 septembre et de la guerre en Afghanistan était moins préméditée. Cette fois, les préparatifs militaires, les scénarios, les stratégies, les inspections, les différends diplomatiques, les moments-clés à l'ONU, sont mis en scène.

"L'auditeur doit avoir le sentiment d'être le témoin privilégié de l'Histoire en marche", explique Tod Gitlin, professeur de journalisme et de sociologie de l'université de New York. Cela est vrai pour les grandes chaînes généralistes ABC, CBS, NBC mais plus encore pour les réseaux d'information permanente comme Fox News, CNN et MSNBC. "La compétition acharnée entre les chaînes, le ton martial, la multiplication des émissions spéciales, la tension, tout cela contribue pour le public à renforcer le caractère inévitable de la guerre", estime Graham T. Allison, professeur à Harvard, qui ajoute que "cette atmosphère pousse aussi les journalistes à en faire toujours un peu plus, il faut en prendre conscience".

L'enjeu commercial est considérable. Les professionnels de l'image se souviennent avec envie de la notoriété planétaire acquise en quelques jours par CNN en 1991 pendant la guerre du Golfe. Depuis, la concurrence entre les réseaux d'informations a pris une autre dimension. CNN a perdu de son aura, devancée aux Etats-Unis depuis maintenant un an par Fox News (Le Monde du 28 janvier). Lancée en 1996, la chaîne de Rupert Murdoch ne cesse de voir son avance augmenter. Elle le doit à la fois à son conservatisme et son patriotisme revendiqués, et à une apparence, un ton et un rythme différents des autres. Fox News a inventé les logos enflammés occupant toute la largeur des écrans, les "jingles" agressifs, un défilé incessant de textes en bas de l'écran, des slogans, des titres, des résumés à côté ou sous les images. Depuis quelques mois, CNN et MSNBC s'en sont inspirés.

CNN MISE ENCORE PLUS GROS

MSNBC ne lésine pas sur la mise en scène. Un compte à rebours était affiché en permanence à l'écran avant la date du 27 janvier, jour du rapport des inspecteurs devant le Conseil de sécurité. MSNBC diffuse tous les soirs une émission, "The Showdown Lowdown", consacrée en grande partie à l'Irak. Lester Holt, le journaliste présentateur, va jusqu'à poser des questions aux téléspectateurs dans un style qui n'est pas sans rappeler "Qui veut gagner des millions ?". Ainsi, il y a quelques jours, M. Holt demandait : "Combien de missiles Scud ont-ils été tirés par Bagdad sur Israël en 1991 ? Réponse a : 29, réponse b : 39, réponse c : 49."

MSNBC, détenue en commun par Microsoft et NBC (une filiale de General Electric), compte sur une guerre pour rattraper CNN et Fox News. Elle peut pour cela s'appuyer sur les équipes et les moyens de NBC. Près de 125 journalistes et techniciens de cette grande chaîne généraliste ont été formés pour faire face à une attaque chimique, bactériologique ou nucléaire. En cas de conflit, ils seront envoyés dans le Golfe.

CNN, du groupe AOL Time Warner, mise encore plus gros. L'annonce inattendue, le 13 janvier, de la démission de son président, Walter Isaacson, et le départ de six de ses correspondants illustrent ses difficultés. "Grisée par sa réussite, CNN a tout simplement oublié de définir sa mission et de mieux connaître son public", explique Frank Sesno, ancien chef du bureau de Washington, aujourd'hui professeur à l'université George-Mason. CNN a donc un objectif, regagner sa première place en redevenant la référence dans les périodes de crise. Un budget supplémentaire de 35 millions de dollars est consacré à la préparation d'un conflit. S'il éclate, la chaîne enverra plus d'une centaine de personnes en Irak et dans les pays alentour. "Nous sommes vraiment décidés à nous approprier à nouveau cette histoire", souligne Eason Jordan, le responsable de l'information. "La chaîne retrousse ses manches", ajoute-t-il. Elle a par exemple dépensé 200 000 dollars pour moderniser ses téléphones vidéo et a aussi envoyé ses équipes s'entraîner dans des camps de survie. "Nous avons fait un gros investissement en formant presque 500 personnes. Les officiels américains nous ont promis cette fois plus de coopération et de liberté qu'en 1991."

Mais si CNN espère pouvoir suivre de près l'armée américaine, sa situation à Bagdad est moins facile qu'il y a douze ans. L'Irak a expulsé son chef de bureau à Bagdad et interdit à ses célèbres envoyés spéciaux Wolf Blitzer et Christiane Amanpour d'entrer dans le pays. Du coup, CNN a passé un accord avec la chaîne du Qatar, Al-Jazira, pour pouvoir utiliser ses images.

30 MILLIONS DE TÉLÉSPECTATEURS

Paradoxalement, la stratégie de Fox News Channel semble moins ambitieuse. Hors des Etats-Unis, les moyens de la chaîne ne sont pas comparables à ceux de CNN ou des grands réseaux généralistes. Elle ne révèle pas d'ailleurs combien de personnes seront déployées en cas de guerre dans le Golfe. Mais Fox a une arme secrète, son patriotisme – et des liens privilégiés avec la Maison Blanche. Pendant le conflit en Afghanistan, la chaîne parlait de "nos troupes" quand elle évoquait l'armée américaine. Les téléspectateurs appréciaient.

Reste à savoir quel est l'impact de ces chaînes d'information sur l'opinion publique. En 2002, entre 20 heures et 23 heures, Fox News était regardée par 1,3 million de personnes en moyenne, CNN par 900 000 et MSNBC par 360 000. Les journaux du début de soirée de NBC, ABC et CBS ont une audience cumulée de l'ordre de 30 millions de téléspectateurs. Mais ces chiffres ne sont pas un bon reflet de l'influence des chaînes d'information. De nombreuses personnes les regardent seulement quelques minutes par jour. Surtout, elles ont un poids considérable sur les gouvernants et les journalistes qui ont, eux, les yeux rivés en permanence sur leurs écrans.

Eric Leser


Le "New York Times" fait suivre un entraînement de survie à ses journalistes

La presse écrite se prépare, elle aussi, à une guerre en Irak. Le New York Times a décidé de faire subir un entraînement spécifique "de survie" à une vingtaine de ses journalistes et photographes. Le quotidien américain le plus influent compte ainsi envoyer sur le terrain à peu près le même nombre de personnes que lors de la guerre en Afghanistan à la fin de l'année 2001. Elles ont été préparées en Grande-Bretagne par une société appelée Centurion Risk Assessment.

"Pour nous, le seul taux de perte acceptable est zéro", explique Howell Raines, le directeur de la rédaction. Il se félicite aussi de la récente promesse du Pentagone de se montrer plus coopératif et d'accorder plus de liberté aux journalistes qu'il y a douze ans pour suivre les opérations militaires, mais sans trop d'illusions. "Nous savons bien que les militaires ne font pas toujours preuve de bonne volonté, rappelle-t-il. Alors je cherche à préparer notre couverture d'un possible conflit à la lumière de l'expérience et des enseignements passés."

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 29.01.03

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