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• LE MONDE | 18.02.03 | 13h37


Par peur du terrorisme, les revues savantes s'autocensurent
Les travaux susceptibles d'être utilisés par des bioterroristes seront modifiés ou rejetés.

Même au plus fort de la guerre froide, une telle mesure n'avait jamais, formellement, été prise. Les principaux éditeurs scientifiques ont annoncé, samedi 15 février, qu'ils veilleraient désormais à ne pas publier les détails techniques de résultats susceptibles d'être utilisés pour le développement d'armes biologiques. Réunis dans le cadre de la conférence annuelle de l'Association américaine pour l'avancement des sciences (AAAS), les éditeurs d'une trentaine de grandes revues – parmi lesquelles Nature, Science ou encore The Lancet – ont ainsi pris l'engagement de "modifier ou de rejeter certains articles" scientifiques. Car, expliquent-ils, "en certaines occasions, un éditeur peut conclure que le danger potentiel d'une publication excède son bénéfice potentiel pour la société".

L'annonce peut sembler anodine. Mais les "revues savantes" participent à l'avancement des connaissances, par le contrôle et la publication des découvertes qui valent d'être portées à la connaissance de la communauté des chercheurs. A l'avenir, les études que leur soumettront les chercheurs ne seront plus évaluées en fonction de leur seul intérêt scientifique. Les comités de lecture devront également se pencher sur la possible dangerosité d'une étude avant de décider de lui donner un écho dans le monde de la recherche.

D'INTENSES PRESSIONS

Pour l'heure, seule la biologie semble concernée. Mais des scientifiques de tous horizons s'insurgent de ce que Donald Kennedy, rédacteur en chef de la revue Science, nomme dans son éditorial à paraître le 21 février, "l'établissement de ponts entre les communautés de la recherche et de la sécurité". Quelques heures après la publication de l'appel lancé par les revues, l'association Public Library of Science (PLoS), une organisation internationale militant pour l'accès ouvert à la littérature "savante" et regroupant plus de 30 000 chercheurs, publie une réponse cinglante.

"Les bénéfices et les dangers représentés par une découverte sont rarement immédiatement évidents et les recherches qui ont été source des plus grands bénéfices pour la société ont souvent eu des applications directes dangereuses, argumente l'association. Un processus dans lequel les éditeurs sont autorisés à retirer une publication sur la foi de leur appréciation de ses dangers et de ses bénéfices potentiels relève simplement de la censure et de l'arbitraire." En outre, ajoute Michael Eisen, membre fondateur de la PLoS "en publiant leur communiqué, les éditeurs lancent un message aux chercheurs leur laissant entendre que, désormais, la censure s'applique à leur travail : cela aura un effet désastreux sur la communauté scientifique". Pour autant, la décision des grandes revues de s'autocensurer ne surgit pas ex nihilo. L'administration Bush exerce, depuis un an, outre- Atlantique, d'intenses pressions sur la communauté scientifique. En janvier 2002, plus de 6 500 documents scientifiques ont ainsi disparu des bases de données publiques. Jean-Claude Guédon, professeur à l'université de Montréal et spécialiste des processus de publication scientifique, y voit la disparition de la frontière entre science et politique."Ronald Reagan avait tenté de faire la même chose dans les années 1980, rappelle-t-il. Il voulait faire en sorte que les mathématiciens ne publient plus leurs algorithmes de cryptographie mais il avait dû reculer devant la levée de boucliers." Dans le cas présent, il est toutefois possible, souligne M. Guédon, que "les éditeurs aient décidé de s'appliquer une discipline plutôt que voir celle-ci leur être imposée de l'extérieur".

Stéphane Foucart

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 19.02.03

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