Ouf ! Nous voilà délivrés, enfin, du devoir d'être amoureux ! Jamais on ne nous avait autant bassinés avec la Saint-Valentin ! Quelle orgie de cœurs percés de flèches ! Tous déguisés en fiancés de Peynet, chapeau rond et bouquet à bout de bras, sous peine de passer pour un sans-cœur ! On aurait cru réalisé le rêve du docteur Knock, de Jules Romains : une population entière alitée de force et prenant sa température à heure fixe.

La publicité se cache de moins en moins de copier les embrigadements totalitaires et leur culte des dates fondatrices. Après avoir fait main basse sur les paysages et les rues, elle met en coupe réglée nos durées, annexe l'espace sonore, tambourine ses messages tarifés. Nos pensées et nos émotions sont téléguidées, réglées au sifflet sur le modèle des envies d'achat.

Tous les prétextes sont bons. En tête, viennent les célébrations.

Editions et émissions se font un devoir de ne pas manquer le moindre rendez-vous d'anniversaire, orchestrées par des officines ad hoc, qui n'ont pas craint de donner le mot d'"événement" à leurs suggestions intéressées, à leurs manipulations mercantiles.

Outre qu'elle prend les mémoires en otage et mécanise les opinions, la toute-puissante "communication" introduit dans ses campagnes un critère de retombées marchandes, quitte à marginaliser, à occulter, les commémorations non rentables.

Les centenaires deviennent des produits. Livres et spectacles s'octroient des options sur les créneaux "porteurs" du calendrier. Il paraît qu'un service public doté d'un préfet gère les dates disponibles. Une liberté capitale fait les frais de ce quadrillage : celle de se souvenir à son gré.

Les chiffres ronds font recette. Ainsi des centenaires. Le marché, ce n'est plus à découvrir, a choisi ses natifs de 1903 dignes de tenir le haut de l'affiche : Radiguet et Simenon. Biographies et rééditions ont fleuri, sans parler des colloques, asparagus du bouquet.

On peut déjà parier qu'Aron et Sartre ouvriront le bal de la classe 1905. Tant pis pour Nizan et Mounier : ils n'avaient qu'à mieux marquer leur temps, mieux vendre.

L'apparition de certaines œuvres éclaire mieux leur époque que les naissances et disparitions des auteurs. Négliger que 1903 fut aussi l'année de L'Oblat (Huysmans), Les affaires sont les affaires (Mirbeau), c'est concourir à l'oubli de ces textes, sachant que le caveau des mémoires n'est pas extensible.

Si on jouait à classer les succès de 1953, il se confirmerait que le demi-siècle a connu une véritable explosion de la création théâtrale, avec des "événements", cette fois le mot est faible, comme L'Alouette (Anouilh), En attendant Godot (Beckett), Sud (Green). On devrait retenir encore Le Degré zéro de l'écriture (Barthes), Les Petits Chevaux de Tarquinia (Duras), Les Gommes (Robbe-Grillet), Amers (Saint-John Perse), Martereau (Nathalie Sarraute), L'Arrache-Cœur (Boris Vian)... Il resterait à rappeler les faits et gestes qui ont mal tenu la distance.

I953 a vu Eisenhower accéder à la présidence des Etats-Unis, la mort de Staline, Dufy et Prokofiev, les soulèvements ouvriers de Berlin-Est, l'armistice en Corée, une grève générale en plein mois d'août, l'élection de René Coty et l'enfermement de l'armée dans Dien Bien Phu...

Et voilà qu'il faut compter maintenant avec deux sortes inédites d'actualité propres à bousculer le déroulement des remémorations : les faits probables ou annoncés, et ce qu'en pensent d'avance les populations du monde entier. Ainsi du dimanche 16 février 2003. Mais si, rappelez-vous : ce fut le jour où des millions d'humains manifestèrent contre leurs élus à propos d'une guerre hypothétique.

L'histoire va devoir faire place à de nouveaux chapitres : ceux des virtualités. Le temps est loin où les "si" ne pouvaient guère servir qu'à mettre Paris en bouteille.

 Bertrand Poirot-Delpech, de l'Académie française