«C'est normal qu'on critique Le Monde et nous devons le prendre comme un
compliment.» Dont acte. Le 4 octobre 2002, dans une interview à Livre hebdo, Edwy Plenel, directeur de la
rédaction du quotidien français le plus prestigieux, légitimait,
lui-même, les enquêtes et les interrogations sur son journal.
Imaginait-il, cependant, que le livre que publieront, le 26 février,
Pierre Péan et Philippe Cohen, sous le titre La
Face cachée du «Monde», irait si loin dans l'investigation?
Ce document de 600 pages, dont L'Express
offre en avant-première des extraits de 7 chapitres - révélateurs
sans être les plus cruels ni les plus détonants - sur 25, est une
somme et un événement. Ce qu'il raconte (sur la Corse, le Rainbow Warrior, la campagne présidentielle,
la chute de Jean-Marie Messier, l'échec de Lionel Jospin, etc.) est
édifiant quant aux méthodes et aux arrière-pensées des dirigeants de
cette institution qu'est Le Monde, mais
c'est aussi une autre version de l'histoire de la vie publique
française récente. Derrière le masque de l'idéal journalistique
apparaît une volonté de puissance qui fait appel, disent Péan et
Cohen, à toutes les ressources du pouvoir que traque,
traditionnellement, la presse: le cynisme, la dénonciation à sens
unique, les pressions psychologiques, l'abus de position,
l'autocratie. Observé avec rigueur, dépiauté, analysé sans
complaisance, soumis à la loi de l'investigateur investigué, Le Monde, soudain, apparaît comme un acteur
central et ambigu de notre vie démocratique: il lui donne le ton et
s'efforce de la détourner à son profit.
«Le Monde fait peur», écrivit un jour
son actuel directeur, Jean-Marie Colombani. C'est vrai, tant il
s'est éloigné de la volonté de son fondateur, Hubert Beuve-Méry, qui
voulait offrir à ses lecteurs «un regard éclairé et
intellectuellement honnête sur le monde».
«Le Monde fait peur». C'est vrai, tant
Pierre Péan et Philippe Cohen ont rencontré de difficultés tout au
long d'une enquête de deux années qui peut apparaître comme une
instruction à charge, mais qui n'est rien d'autre qu'un travail
journalistique utilisant les règles classiques du métier (avec la
recherche de témoignages, de documents et un recoupement de
l'information).
«Le Monde fait peur». C'est vrai, tant
nous nous sommes interrogés avant de publier ces extraits. D'abord,
nous sommes suspects, à L'Express (et,
en particulier, l'auteur de ces lignes), de vouloir rendre les coups
que Le Monde nous a portés en 1997 quand
il chercha à acheter ce journal. Ensuite, nous faisons partie,
désormais, d'un groupe de presse puissant, rival d'un Monde toujours prompt à se prétendre «le seul
vrai contre-pouvoir qui appartient à des journalistes qui chassent
la vérité dans la transparence». Enfin, un journal en met rarement
un autre en cause: ce n'est pas l'usage.
«Il faudra choisir son camp.
On sera pour ou contre. Je n'admettrai pas qu'on soit
neutre» |
Toutes ces critiques nous seront faites.
Nous avons pris, cependant, le parti de consacrer notre couverture à
ce livre parce que, depuis vingt ans, tous les pouvoirs (le
politique, les grandes institutions, les entreprises, les Eglises,
etc.) ont été, tour à tour, soumis au contrôle des médias et y ont
perdu de leur sacré et de leur superbe. Seule la presse, parce
qu'elle est un contre-pouvoir et l'arme principale de la
transparence démocratique, ne rend de comptes à personne, sauf en
justice quand elle est poursuivie. Peut-elle s'exonérer durablement
d'un regard sur elle-même au nom d'une confraternité sans faille et
d'une omerta corporatiste? Depuis quelques années, Le Monde, lui-même, distribue, au nom de sa
«morale», bonnes et mauvaises notes aux uns et aux autres: ainsi
a-t-il dressé une liste des médias intouchables et des parias. Qu'il
soit à son tour mis à nu est, donc, normal au regard même de ce
qu'il préconise pour les autres. Bien des journaux ont, par
ailleurs, fait l'objet de livres sans complaisance: au premier rang
d'entre eux, L'Express, dont l'histoire
à la fois brillante et agitée a inspiré nombre d'enquêtes. Le Monde, lui aussi, a été, dans le passé,
ausculté, mais ces travaux-là ont été conduits il y a fort
longtemps. Enfin et surtout, Le Monde a
subi une véritable métamorphose. Ses dirigeants la revendiquent. Ses
lecteurs l'apprécient ou la subissent. Mais cette mutation est de
plus en plus discutée. En faire le bilan est légitime parce que Le Monde, depuis sa création, il y a plus
d'un demi-siècle, joue un rôle singulier dans la vie publique
française. Ce n'est pas simplement un organe de presse, c'est une
institution qui participe au débat public et pèse sur lui. A ce
titre, il ne s'appartient pas. C'est un médiateur-formateur des
élites et de l'opinion. Plus que tout autre, il fait la leçon. Plus
que tout autre, il entend être suivi. Il professe autant qu'il
informe.
L'information est, désormais, une donnée
essentielle de nos sociétés. La crédibilité du journal qui sert de
référence est donc un élément capital de la vie démocratique. C'est
elle qui est en question, aujourd'hui. C'est elle que les acteurs de
la vie politique, économique, sociale, culturelle et intellectuelle
critiquent de plus en plus souvent, mais anonymement, par crainte
des représailles. Et pour cause! Jean-Marie Colombani aurait dit à
propos de ce livre événement de Pierre Péan et Philippe Cohen: «Il
faudra choisir son camp. On sera pour ou contre. Je n'admettrai pas
qu'on soit neutre.» Il ne s'agit pas d'être pour ou contre Le Monde, qui fut si longtemps l'honneur de
la presse française. Il s'agit, en revenant simplement au
journalisme, de dire ce qu'est Le Monde,
à présent. Après l'examen des faits, chacun se forgera un point de
vue.