mercredi 19 février 2003
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La face cachée du Monde
L'Express du 20/02/2003
Enquête sur une institution au dessus de tout soupçon
par Denis Jeambar
Journal de référence pour tous ceux que l'information passionne, le grand quotidien du soir est mis à nu par le livre événement de Pierre Péan et Philippe Cohen. L'Express en publie les bonnes feuilles, en exclusivité
 
Extraits du livre
«C'est normal qu'on critique Le Monde et nous devons le prendre comme un compliment.» Dont acte. Le 4 octobre 2002, dans une interview à Livre hebdo, Edwy Plenel, directeur de la rédaction du quotidien français le plus prestigieux, légitimait, lui-même, les enquêtes et les interrogations sur son journal. Imaginait-il, cependant, que le livre que publieront, le 26 février, Pierre Péan et Philippe Cohen, sous le titre La Face cachée du «Monde», irait si loin dans l'investigation? Ce document de 600 pages, dont L'Express offre en avant-première des extraits de 7 chapitres - révélateurs sans être les plus cruels ni les plus détonants - sur 25, est une somme et un événement. Ce qu'il raconte (sur la Corse, le Rainbow Warrior, la campagne présidentielle, la chute de Jean-Marie Messier, l'échec de Lionel Jospin, etc.) est édifiant quant aux méthodes et aux arrière-pensées des dirigeants de cette institution qu'est Le Monde, mais c'est aussi une autre version de l'histoire de la vie publique française récente. Derrière le masque de l'idéal journalistique apparaît une volonté de puissance qui fait appel, disent Péan et Cohen, à toutes les ressources du pouvoir que traque, traditionnellement, la presse: le cynisme, la dénonciation à sens unique, les pressions psychologiques, l'abus de position, l'autocratie. Observé avec rigueur, dépiauté, analysé sans complaisance, soumis à la loi de l'investigateur investigué, Le Monde, soudain, apparaît comme un acteur central et ambigu de notre vie démocratique: il lui donne le ton et s'efforce de la détourner à son profit.

«Le Monde fait peur», écrivit un jour son actuel directeur, Jean-Marie Colombani. C'est vrai, tant il s'est éloigné de la volonté de son fondateur, Hubert Beuve-Méry, qui voulait offrir à ses lecteurs «un regard éclairé et intellectuellement honnête sur le monde».

«Le Monde fait peur». C'est vrai, tant Pierre Péan et Philippe Cohen ont rencontré de difficultés tout au long d'une enquête de deux années qui peut apparaître comme une instruction à charge, mais qui n'est rien d'autre qu'un travail journalistique utilisant les règles classiques du métier (avec la recherche de témoignages, de documents et un recoupement de l'information).

«Le Monde fait peur». C'est vrai, tant nous nous sommes interrogés avant de publier ces extraits. D'abord, nous sommes suspects, à L'Express (et, en particulier, l'auteur de ces lignes), de vouloir rendre les coups que Le Monde nous a portés en 1997 quand il chercha à acheter ce journal. Ensuite, nous faisons partie, désormais, d'un groupe de presse puissant, rival d'un Monde toujours prompt à se prétendre «le seul vrai contre-pouvoir qui appartient à des journalistes qui chassent la vérité dans la transparence». Enfin, un journal en met rarement un autre en cause: ce n'est pas l'usage.

«Il faudra choisir son camp.
On sera pour ou contre.
Je n'admettrai pas qu'on soit neutre»

Toutes ces critiques nous seront faites. Nous avons pris, cependant, le parti de consacrer notre couverture à ce livre parce que, depuis vingt ans, tous les pouvoirs (le politique, les grandes institutions, les entreprises, les Eglises, etc.) ont été, tour à tour, soumis au contrôle des médias et y ont perdu de leur sacré et de leur superbe. Seule la presse, parce qu'elle est un contre-pouvoir et l'arme principale de la transparence démocratique, ne rend de comptes à personne, sauf en justice quand elle est poursuivie. Peut-elle s'exonérer durablement d'un regard sur elle-même au nom d'une confraternité sans faille et d'une omerta corporatiste? Depuis quelques années, Le Monde, lui-même, distribue, au nom de sa «morale», bonnes et mauvaises notes aux uns et aux autres: ainsi a-t-il dressé une liste des médias intouchables et des parias. Qu'il soit à son tour mis à nu est, donc, normal au regard même de ce qu'il préconise pour les autres. Bien des journaux ont, par ailleurs, fait l'objet de livres sans complaisance: au premier rang d'entre eux, L'Express, dont l'histoire à la fois brillante et agitée a inspiré nombre d'enquêtes. Le Monde, lui aussi, a été, dans le passé, ausculté, mais ces travaux-là ont été conduits il y a fort longtemps. Enfin et surtout, Le Monde a subi une véritable métamorphose. Ses dirigeants la revendiquent. Ses lecteurs l'apprécient ou la subissent. Mais cette mutation est de plus en plus discutée. En faire le bilan est légitime parce que Le Monde, depuis sa création, il y a plus d'un demi-siècle, joue un rôle singulier dans la vie publique française. Ce n'est pas simplement un organe de presse, c'est une institution qui participe au débat public et pèse sur lui. A ce titre, il ne s'appartient pas. C'est un médiateur-formateur des élites et de l'opinion. Plus que tout autre, il fait la leçon. Plus que tout autre, il entend être suivi. Il professe autant qu'il informe.

L'information est, désormais, une donnée essentielle de nos sociétés. La crédibilité du journal qui sert de référence est donc un élément capital de la vie démocratique. C'est elle qui est en question, aujourd'hui. C'est elle que les acteurs de la vie politique, économique, sociale, culturelle et intellectuelle critiquent de plus en plus souvent, mais anonymement, par crainte des représailles. Et pour cause! Jean-Marie Colombani aurait dit à propos de ce livre événement de Pierre Péan et Philippe Cohen: «Il faudra choisir son camp. On sera pour ou contre. Je n'admettrai pas qu'on soit neutre.» Il ne s'agit pas d'être pour ou contre Le Monde, qui fut si longtemps l'honneur de la presse française. Il s'agit, en revenant simplement au journalisme, de dire ce qu'est Le Monde, à présent. Après l'examen des faits, chacun se forgera un point de vue.

 
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