mercredi 19 février 2003
© DR

La face cachée du Monde
L'Express du 20/02/2003
La face cachée du «Monde»
Investigations sur l'investigateur
Extrait du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen
© J.-P. Guilloteau/L'Express

Philippe Cohen et Pierre Péan, auteurs de La Face cachée du «Monde». Du contre-pouvoir aux abus de pouvoir.
Nous sommes de vieux lecteurs du Monde. Le journal a accompagné notre éducation civique et politique dans les années 1950 pour l'un, 1960 pour l'autre. Comme pour beaucoup de Français, ce journal était devenu le nôtre. Notre prière quotidienne, selon le mot de Hegel.

Depuis près de dix ans, nous avons le sentiment qu'on nous a volé notre journal. Pourquoi? La première prise de conscience est sans doute venue en 1995: comment Le Monde pouvait-il faire campagne en faveur d'Edouard Balladur? Pourquoi le faisait-il «en douce», en attaquant ses concurrents plutôt qu'en revendiquant, comme cela avait toujours été le cas jusque-là, son engagement? La «balladurisation» du Monde était d'autant plus inquiétante qu'elle survenait après une campagne d'une violence inouïe contre François Mitterrand.

De ce jour, nous n'avons plus lu notre quotidien de la même façon. Et, plus nous le lisions dans le détail, plus nous découvrions tantôt la partialité de nombre d'enquêtes, tantôt une inexplicable volonté de nuire, tantôt encore la fatuité de certains articles, tous traits qui, accumulés, ont entraîné une vraie transformation du journal. Et voici que bientôt sa Une, autrefois modèle de rigueur intellectuelle - une sobre hiérarchie des événements du jour - verse dans l'info-spectacle et le racolage. Les articles raccourcissent en proportion de la pensée qu'ils expriment, rapprochant le quotidien de cette fast information que l'on trouve aujourd'hui un peu partout. D'une manière générale, et surtout en Une, l'international s'efface progressivement au bénéfice de l'hexagonal, voire du parisianisme.

La «trahison» de la direction du Monde a pris quatre formes principales:

La dénonciation à sens unique
Le Monde d'hier s'engageait, mais respectait ses adversaires; celui d'aujourd'hui n'hésite pas à les salir et à les piétiner. Ses investigations sont à charge; elles ne prennent que rarement en compte les arguments des accusés. Mais, quand il y va de son financement ou de liens de connivence qui concernent ses dirigeants, il dissimule ou ment à ses lecteurs.

Le cynisme
Par une curieuse coïncidence, Le Monde s'est mis à procéder par dénonciation au nom de la morale au moment même où ses dirigeants s'en affranchissaient. Pendant que le quotidien de référence donnait des leçons de civisme aux hommes politiques et aux chefs d'entreprise, son PDG oubliait volontiers ces beaux principes dans sa conduite personnelle. La direction du quotidien présente de façon non sincère les chiffres de la diffusion et n'hésite pas à émettre des factures relevant de pratiques contestables.

L'abus de pouvoir
Les dirigeants du Monde se servent de leur position pour obtenir en faveur de l'entreprise des avantages qui leur permettent de mettre mieux en valeur leur gestion. Ils menacent de campagnes de presse certains grands patrons pour les contraindre à satisfaire les intérêts supposés du Monde.

L'autocratie
L'actuel directeur du Monde a été élu à l'issue d'un scrutin ouvert à tous les membres du personnel et à la rédaction, via la Société des rédacteurs, principal actionnaire. A son arrivée à la direction du quotidien de référence, plusieurs contre-pouvoirs existaient dans l'entreprise. Chacun d'eux a été démantelé ou neutralisé et Edwy Plenel a créé au sein de la rédaction un climat de peur qui rend difficile toute critique interne de la direction.

Le nouveau Monde n'a donc plus de filiation morale, politique et culturelle avec le journal d'Hubert Beuve-Méry. Il constitue une drôle d' «exception française» qui n'a non plus rien à voir avec les grands journaux auxquels ses responsables actuels se plaisent à le comparer: le New York Times, le Financial Times, El País ou La Stampa. Parler de scandale à propos du nouveau Monde ne relève pas d'une simple polémique de journalistes. La place prise par le quotidien dans la vie et dans le fonctionnement de la République est désormais décisive, car il terrorise les hommes politiques, inquiète les responsables économiques, intimide les éditeurs, les intellectuels et les syndicalistes. Au cœur du dispositif médiatique français, il influence, neutralise ou tétanise la plupart des autres médias.

En cela, le nouveau Monde présente tous les traits de l'imposture, même s'il s'agit d'une imposture moderne. C'est parce que celle-ci entraîne une véritable dégradation de la vie démocratique dans ce pays que nous avons décidé de lever le voile à son sujet. Et d'investiguer sur l'investigateur.

 
Retour à la page précédente
 

© L'EXPRESS