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© J.-P.
Guilloteau/L'Express
 Philippe Cohen et Pierre Péan, auteurs de La Face cachée du «Monde». Du contre-pouvoir aux
abus de pouvoir.
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Nous sommes de vieux lecteurs du
Monde. Le journal a accompagné notre
éducation civique et politique dans les années 1950 pour l'un, 1960
pour l'autre. Comme pour beaucoup de Français, ce journal était
devenu le nôtre. Notre prière quotidienne, selon le mot de
Hegel.
Depuis près de dix ans, nous avons le
sentiment qu'on nous a volé notre journal. Pourquoi? La première
prise de conscience est sans doute venue en 1995: comment Le Monde pouvait-il faire campagne en faveur
d'Edouard Balladur? Pourquoi le faisait-il «en douce», en attaquant
ses concurrents plutôt qu'en revendiquant, comme cela avait toujours
été le cas jusque-là, son engagement? La «balladurisation» du Monde était d'autant plus inquiétante qu'elle
survenait après une campagne d'une violence inouïe contre François
Mitterrand.
De ce jour, nous n'avons plus lu notre
quotidien de la même façon. Et, plus nous le lisions dans le détail,
plus nous découvrions tantôt la partialité de nombre d'enquêtes,
tantôt une inexplicable volonté de nuire, tantôt encore la fatuité
de certains articles, tous traits qui, accumulés, ont entraîné une
vraie transformation du journal. Et voici que bientôt sa Une,
autrefois modèle de rigueur intellectuelle - une sobre hiérarchie
des événements du jour - verse dans l'info-spectacle et le racolage.
Les articles raccourcissent en proportion de la pensée qu'ils
expriment, rapprochant le quotidien de cette
fast information que l'on trouve aujourd'hui un peu partout.
D'une manière générale, et surtout en Une, l'international s'efface
progressivement au bénéfice de l'hexagonal, voire du
parisianisme.
La «trahison» de la direction du Monde a pris quatre formes principales:
La dénonciation à
sens unique
Le Monde
d'hier s'engageait, mais respectait ses adversaires; celui
d'aujourd'hui n'hésite pas à les salir et à les piétiner. Ses
investigations sont à charge; elles ne prennent que rarement en
compte les arguments des accusés. Mais, quand il y va de son
financement ou de liens de connivence qui concernent ses dirigeants,
il dissimule ou ment à ses lecteurs.
Le cynisme
Par une curieuse coïncidence, Le Monde s'est mis à procéder par
dénonciation au nom de la morale au moment même où ses dirigeants
s'en affranchissaient. Pendant que le quotidien de référence donnait
des leçons de civisme aux hommes politiques et aux chefs
d'entreprise, son PDG oubliait volontiers ces beaux principes dans
sa conduite personnelle. La direction du quotidien présente de façon
non sincère les chiffres de la diffusion et n'hésite pas à émettre
des factures relevant de pratiques contestables.
L'abus de pouvoir
Les dirigeants du
Monde se servent de leur position pour obtenir en faveur de
l'entreprise des avantages qui leur permettent de mettre mieux en
valeur leur gestion. Ils menacent de campagnes de presse certains
grands patrons pour les contraindre à satisfaire les intérêts
supposés du Monde.
L'autocratie
L'actuel directeur du Monde a été élu à l'issue d'un scrutin ouvert
à tous les membres du personnel et à la rédaction, via la Société
des rédacteurs, principal actionnaire. A son arrivée à la direction
du quotidien de référence, plusieurs contre-pouvoirs existaient dans
l'entreprise. Chacun d'eux a été démantelé ou neutralisé et Edwy
Plenel a créé au sein de la rédaction un climat de peur qui rend
difficile toute critique interne de la direction.
Le nouveau
Monde n'a donc plus de filiation morale, politique et
culturelle avec le journal d'Hubert Beuve-Méry. Il constitue une
drôle d' «exception française» qui n'a non plus rien à voir avec les
grands journaux auxquels ses responsables actuels se plaisent à le
comparer: le New York Times, le Financial Times, El País ou La Stampa. Parler de scandale à propos du
nouveau Monde ne relève pas d'une simple
polémique de journalistes. La place prise par le quotidien dans la
vie et dans le fonctionnement de la République est désormais
décisive, car il terrorise les hommes politiques, inquiète les
responsables économiques, intimide les éditeurs, les intellectuels
et les syndicalistes. Au cœur du dispositif médiatique français, il
influence, neutralise ou tétanise la plupart des autres
médias.
En cela, le nouveau
Monde présente tous les traits de l'imposture, même s'il
s'agit d'une imposture moderne. C'est parce que celle-ci entraîne
une véritable dégradation de la vie démocratique dans ce pays que
nous avons décidé de lever le voile à son sujet. Et d'investiguer
sur l'investigateur.
