mercredi 19 février 2003
© DR

La face cachée du Monde
L'Express du 20/02/2003
La face cachée du «Monde»
Plenel et la police
Extrait du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen
Edwy Plenel a toujours été fasciné par le monde de la police. Nombre de ses anciens copains trotskistes se souviennent de cette attirance, parfois jugée déplacée ou malsaine. Jeune rubricard au Monde, il a tout de suite misé sur Bernard Deleplace, secrétaire général de la Fasp (Fédération autonome des syndicats de police), qui, depuis l'accession au pouvoir de François Mitterrand, en 1981, est devenu le «deuxième flic de France» (après le ministre de l'Intérieur).

Il noue ainsi avec Deleplace une relation privilégiée qui, pendant près d'une dizaine d'années, dépassera celle qui peut normalement exister entre un journaliste et un informateur. Il s'impose en effet comme un superconseiller officieux du chef syndicaliste. Pour préparer sa première audience, stratégique, avec Pierre Joxe, Bernard Deleplace mobilise son conseiller spécial. C'est en effet Edwy Plenel qui, en présence du secrétaire général de la Fasp et de Jean-Pierre Bordier, communicant maison et responsable du journal syndical, rédige le mémorandum - la «profession de foi» - que le syndicaliste doit remettre solennellement au ministre. De son côté, Deleplace se sert du journaliste et de son journal pour faire passer ses exigences auprès du ministre. C'est grâce à cette extraordinaire position de «médiateur de la médiation» que Plenel devint un homme d'influence au sein du monde policier.

Durant l'année 1985, Plenel s'implique dans la préparation de la nouvelle formule du journal de la Fasp, Police d'aujourd'hui. Mais le journaliste du Monde ne se contente pas de donner des conseils en communication: il intervient dans l'élaboration de la stratégie. Jean-Pierre Bordier, responsable du journal, doit ainsi constater que le «plan de modernisation de la police», axe stratégique du syndicat et dossier central du troisième numéro de la nouvelle formule, est rédigé aux trois quarts par Edwy Plenel.

Le journaliste du Monde se montre également très actif dans la préparation de l'université d'été organisée à Poitiers par la Fasp. Comme on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même, la revue de presse du journal syndical reproduit… un papier d'Edwy Plenel. Sans états d'âme, il remet ensuite sa casquette d'envoyé spécial du Monde pour couvrir cet événement... Le lendemain, sous le titre «Le regain du syndicalisme policier», l'article du chef de rubrique ne prend aucune distance à l'égard des positions du secrétaire général de la fédération policière. Le 10 septembre, Georges Marion et Edwy Plenel se retrouvent à 16 h 30 au siège de la Fasp pour aider à préparer le numéro suivant du journal syndical. L'osmose est complète! En décembre 1986, c'est encore Edwy Plenel qui rédige le délicat communiqué officiel de la Fasp en réaction à la mort de Malik Oussekine au cours des manifestations étudiantes.

Plenel a tôt fait de déployer un système de collecte de renseignements très efficace à l'intérieur d'un ministère traditionnellement jaloux de ses secrets. Deleplace demande à des policiers de mener des enquêtes parallèles, en dehors de leurs heures de service, pour le compte du journaliste du Monde! Au point que, un jour, l'un de ces flics mobilisés par Deleplace au profit de Plenel va cracher le morceau auprès de Jacques Fournet, patron de la DST: oui, reconnaît-il, il menait une enquête en dehors de son temps de travail pour le compte de Deleplace et de Plenel; oui, il était payé en liquide!

Mais le tandem Deleplace-Plenel va trop loin. Devenu puissant grâce au premier, le second, par des «accroches» et des articles louangeurs, modèle un personnage de plus en plus important, tout en augmentant par ricochet sa propre puissance. Il encourage même Deleplace à «écrire» un livre dans la collection Au vif du sujet, qu'il codirige chez Gallimard avec Bertrand Le Gendre. Plenel et Deleplace signent un contrat aux termes duquel le premier est discrètement rémunéré pour la rédaction de ce qui s'intitulera Une vie de flic. A la publication, en 1987, le coauteur mobilise son réseau pour faire la promotion de son «bébé». Josyane Savigneau - plus connue pour exercer dans la police des lettres - s'aventure pour Le Monde dans une critique dithyrambique digne de la Literatournaïa Gazeta d'autrefois: «De cette enfance qui le fonde, Bernard Deleplace a gardé le goût du travail, de la fidélité. Dans la police, il a retrouvé le sens de la tradition, de l'héritage à perpétuer et préserver. La force de conviction de l'orateur qu'il aime être, il a su la conserver dans ce récit d'un petit garçon frondeur et curieux devenu un homme chaleureux et généreux, une histoire tantôt émouvante, tantôt truculente, un plaidoyer pour réconcilier les Français et leurs policiers.» Et le reste à l'avenant.

Peu à peu, Bernard Deleplace a été installé et conforté dans un rôle de ministre bis. Tant d'honneurs hypertrophient l'orgueil de cet autodidacte qui n'imaginait pas fréquenter d'aussi près le monde des puissants. Avant de le conduire au dérapage mégalomaniaque...

Le chef de la Fasp monte - avec sa propre compagne, Barbara Boistel - une société de communication, la DRCS, chargée de la régie publicitaire et de l'édition des journaux syndicaux Police d'aujourd'hui et Police parisienne. Un contrat l'autorise à percevoir 60% des commissions sur les annonces publicitaires - même quand celles-ci n'ont occasionné de sa part aucune prestation - résultant de contrats passés par la Fasp avec de grandes entreprises, comme EDF, la GMF ou Elf, qui veillent à rester en bons termes avec le patron du plus important syndicat policier de France.

Barbara Boistel dispose bientôt des chéquiers de la Fasp et de la DRCS, et la frontière entre les deux structures se révèle vite indiscernable. Les comptabilités sont plus qu'approximatives, et le tout-puissant syndicaliste devient le roi de l'enveloppe bourrée de «pascals». Après sa nomination, au printemps 1988, comme trésorier du Syndicat général de la police, principal syndicat de la Fasp, Alain Denetre tire le premier la sonnette d'alarme pour dénoncer les pratiques de la DRCS. Effrayé, craignant d'être mêlé à ces malversations, Denetre envoie le 8 août 1990 à Bernard Deleplace une lettre dans laquelle il dénonce les irrégularités les plus graves. Cette fois, Bernard Deleplace va devoir s'expliquer lors de la réunion du bureau fédéral des 11, 12 et 13 septembre 1990.

Le récit de ces trois journées est celui de la chute de la maison Deleplace. Ses collègues le menacent: soit le chef syndicaliste démissionne, et tout peut s'arranger; soit ils saisiront la justice. Deleplace décide de jeter l'éponge. Chacun est soulagé du «départ volontaire» du «patron», à qui le bureau fédéral, bon prince, laisse le temps de se retourner. Pour préserver l'appareil syndical, on convient que le contenu des discussions ne sera pas divulgué.

Le secret tient un peu plus d'une dizaine de jours. Lorsqu'il est rompu, c'est par l'incontournable Edwy Plenel, qui évoque dans Le Monde une «querelle fratricide, impulsée par une coalition hétérogène dont le seul objectif commun semble une prise de pouvoir anticipée». Selon le journaliste, la coalition en question s'est livrée à des «attaques personnelles» et, contre toute vérité, il affirme: «L'endettement de la Fasp pour la construction et l'aménagement de son nouveau siège devient un argument, bien qu'aucune irrégularité comptable ne soit constatée. Des notes de frais sur les dîners du secrétaire général avec ses interlocuteurs de l'administration sont brandies, alors que tous ceux qui le connaissent de près peuvent témoigner de l'intégrité de M. Deleplace, resté fidèle à ses origines sociales et à sa devise, "Ni galons ni décorations''»!

Le journaliste d'investigation, non content d'ignorer les éléments à charge invoqués par la partie adverse, romance le propre récit de Deleplace en inventant une réplique de bon aloi: «Qu'est-ce que vous voulez, à la fin? Le pouvoir? Eh bien, le voilà! Vous l'avez. Je m'en vais, je donne ma démission. Car il y a une chose dont je suis incapable: me battre contre ma propre famille!» Plenel conclut: «C'est par ces mots qu'il y a une dizaine de jours M. Deleplace a pris de court ses détracteurs.»

Mais les lecteurs du Monde, eux, ignorent, encore aujourd'hui, que Bernard Deleplace a donné sa démission pour éviter la prison!

 
Retour à la page précédente
 

© L'EXPRESS