
Edwy Plenel a toujours été fasciné par le monde
de la police. Nombre de ses anciens copains trotskistes se
souviennent de cette attirance, parfois jugée déplacée ou malsaine.
Jeune rubricard au
Monde, il a tout de
suite misé sur Bernard Deleplace, secrétaire général de la Fasp
(Fédération autonome des syndicats de police), qui, depuis
l'accession au pouvoir de François Mitterrand, en 1981, est devenu
le «deuxième flic de France» (après le ministre de
l'Intérieur).
Il noue ainsi avec Deleplace une
relation privilégiée qui, pendant près d'une dizaine d'années,
dépassera celle qui peut normalement exister entre un journaliste et
un informateur. Il s'impose en effet comme un superconseiller
officieux du chef syndicaliste. Pour préparer sa première audience,
stratégique, avec Pierre Joxe, Bernard Deleplace mobilise son
conseiller spécial. C'est en effet Edwy Plenel qui, en présence du
secrétaire général de la Fasp et de Jean-Pierre Bordier, communicant
maison et responsable du journal syndical, rédige le mémorandum - la
«profession de foi» - que le syndicaliste doit remettre
solennellement au ministre. De son côté, Deleplace se sert du
journaliste et de son journal pour faire passer ses exigences auprès
du ministre. C'est grâce à cette extraordinaire position de
«médiateur de la médiation» que Plenel devint un homme d'influence
au sein du monde policier.
Durant l'année 1985, Plenel s'implique
dans la préparation de la nouvelle formule du journal de la
Fasp, Police d'aujourd'hui. Mais le
journaliste du Monde ne se contente pas
de donner des conseils en communication: il intervient dans
l'élaboration de la stratégie. Jean-Pierre Bordier, responsable du
journal, doit ainsi constater que le «plan de modernisation de la
police», axe stratégique du syndicat et dossier central du troisième
numéro de la nouvelle formule, est rédigé aux trois quarts par Edwy
Plenel.
Le journaliste du
Monde se montre également très actif dans la préparation de
l'université d'été organisée à Poitiers par la Fasp. Comme on n'est
jamais aussi bien servi que par soi-même, la revue de presse du
journal syndical reproduit… un papier d'Edwy Plenel. Sans états
d'âme, il remet ensuite sa casquette d'envoyé spécial du Monde pour couvrir cet événement... Le
lendemain, sous le titre «Le regain du syndicalisme policier»,
l'article du chef de rubrique ne prend aucune distance à l'égard des
positions du secrétaire général de la fédération policière. Le 10
septembre, Georges Marion et Edwy Plenel se retrouvent à 16 h 30 au
siège de la Fasp pour aider à préparer le numéro suivant du journal
syndical. L'osmose est complète! En décembre 1986, c'est encore Edwy
Plenel qui rédige le délicat communiqué officiel de la Fasp en
réaction à la mort de Malik Oussekine au cours des manifestations
étudiantes.
Plenel a tôt fait de déployer un système
de collecte de renseignements très efficace à l'intérieur d'un
ministère traditionnellement jaloux de ses secrets. Deleplace
demande à des policiers de mener des enquêtes parallèles, en dehors
de leurs heures de service, pour le compte du journaliste du Monde! Au point que, un jour, l'un de ces
flics mobilisés par Deleplace au profit de Plenel va cracher le
morceau auprès de Jacques Fournet, patron de la DST: oui,
reconnaît-il, il menait une enquête en dehors de son temps de
travail pour le compte de Deleplace et de Plenel; oui, il était payé
en liquide!
Mais le tandem Deleplace-Plenel va trop
loin. Devenu puissant grâce au premier, le second, par des
«accroches» et des articles louangeurs, modèle un personnage de plus
en plus important, tout en augmentant par ricochet sa propre
puissance. Il encourage même Deleplace à «écrire» un livre dans la
collection Au vif du sujet, qu'il codirige chez Gallimard avec
Bertrand Le Gendre. Plenel et Deleplace signent un contrat aux
termes duquel le premier est discrètement rémunéré pour la rédaction
de ce qui s'intitulera Une vie de flic.
A la publication, en 1987, le coauteur mobilise son réseau pour
faire la promotion de son «bébé». Josyane Savigneau - plus connue
pour exercer dans la police des lettres - s'aventure pour Le Monde dans une critique dithyrambique
digne de la Literatournaïa Gazeta
d'autrefois: «De cette enfance qui le fonde, Bernard Deleplace a
gardé le goût du travail, de la fidélité. Dans la police, il a
retrouvé le sens de la tradition, de l'héritage à perpétuer et
préserver. La force de conviction de l'orateur qu'il aime être, il a
su la conserver dans ce récit d'un petit garçon frondeur et curieux
devenu un homme chaleureux et généreux, une histoire tantôt
émouvante, tantôt truculente, un plaidoyer pour réconcilier les
Français et leurs policiers.» Et le reste à l'avenant.
Peu à peu, Bernard Deleplace a été
installé et conforté dans un rôle de ministre
bis. Tant d'honneurs hypertrophient l'orgueil de cet
autodidacte qui n'imaginait pas fréquenter d'aussi près le monde des
puissants. Avant de le conduire au dérapage
mégalomaniaque...
Le chef de la Fasp monte - avec sa
propre compagne, Barbara Boistel - une société de communication, la
DRCS, chargée de la régie publicitaire et de l'édition des journaux
syndicaux Police d'aujourd'hui et Police parisienne. Un contrat l'autorise à
percevoir 60% des commissions sur les annonces publicitaires - même
quand celles-ci n'ont occasionné de sa part aucune prestation -
résultant de contrats passés par la Fasp avec de grandes
entreprises, comme EDF, la GMF ou Elf, qui veillent à rester en bons
termes avec le patron du plus important syndicat policier de
France.
Barbara Boistel dispose bientôt des
chéquiers de la Fasp et de la DRCS, et la frontière entre les deux
structures se révèle vite indiscernable. Les comptabilités sont plus
qu'approximatives, et le tout-puissant syndicaliste devient le roi
de l'enveloppe bourrée de «pascals». Après sa nomination, au
printemps 1988, comme trésorier du Syndicat général de la police,
principal syndicat de la Fasp, Alain Denetre tire le premier la
sonnette d'alarme pour dénoncer les pratiques de la DRCS. Effrayé,
craignant d'être mêlé à ces malversations, Denetre envoie le 8 août
1990 à Bernard Deleplace une lettre dans laquelle il dénonce les
irrégularités les plus graves. Cette fois, Bernard Deleplace va
devoir s'expliquer lors de la réunion du bureau fédéral des 11, 12
et 13 septembre 1990.
Le récit de ces trois journées est celui
de la chute de la maison Deleplace. Ses collègues le menacent: soit
le chef syndicaliste démissionne, et tout peut s'arranger; soit ils
saisiront la justice. Deleplace décide de jeter l'éponge. Chacun est
soulagé du «départ volontaire» du «patron», à qui le bureau fédéral,
bon prince, laisse le temps de se retourner. Pour préserver
l'appareil syndical, on convient que le contenu des discussions ne
sera pas divulgué.
Le secret tient un peu plus d'une
dizaine de jours. Lorsqu'il est rompu, c'est par l'incontournable
Edwy Plenel, qui évoque dans Le Monde
une «querelle fratricide, impulsée par une coalition hétérogène dont
le seul objectif commun semble une prise de pouvoir anticipée».
Selon le journaliste, la coalition en question s'est livrée à des
«attaques personnelles» et, contre toute vérité, il affirme:
«L'endettement de la Fasp pour la construction et l'aménagement de
son nouveau siège devient un argument, bien qu'aucune irrégularité
comptable ne soit constatée. Des notes de frais sur les dîners du
secrétaire général avec ses interlocuteurs de l'administration sont
brandies, alors que tous ceux qui le connaissent de près peuvent
témoigner de l'intégrité de M. Deleplace, resté fidèle à ses
origines sociales et à sa devise, "Ni galons ni
décorations''»!
Le journaliste d'investigation, non
content d'ignorer les éléments à charge invoqués par la partie
adverse, romance le propre récit de Deleplace en inventant une
réplique de bon aloi: «Qu'est-ce que vous voulez, à la fin? Le
pouvoir? Eh bien, le voilà! Vous l'avez. Je m'en vais, je donne ma
démission. Car il y a une chose dont je suis incapable: me battre
contre ma propre famille!» Plenel conclut: «C'est par ces mots qu'il
y a une dizaine de jours M. Deleplace a pris de court ses
détracteurs.»
Mais les lecteurs du
Monde, eux, ignorent, encore aujourd'hui, que
Bernard Deleplace a donné sa démission pour éviter la prison!
