mercredi 19 février 2003
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La face cachée du Monde
L'Express du 20/02/2003
La face cachée du «Monde»
La prise de pouvoir de Colombani,
Minc et Plenel
Extrait du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen
© J.-R. Roustan/L'Express

Le fondateur du Monde,
Hubert Beuve-Méry, en 1970.
Quelle est, au juste, la nature du nouveau pouvoir au sein du Monde? Qu'est-ce qui va faire la force de la nouvelle équipe désignée en 1994 et qui, neuf ans plus tard, tient encore les rênes de l'entreprise? D'abord, sans doute, sa relative opacité: le trio Colombani-Minc-Plenel n'existe pas en tant que codirection. Officiellement, l'entreprise - et aujourd'hui le groupe Le Monde - est dirigée par un seul, Jean-Marie Colombani. Pourtant, dans le triple coup d'Etat légal qu'ils vont perpétrer à la tête de l'entreprise, Alain Minc comme Edwy Plenel jouent un rôle aussi important que le responsable en titre.

Pour Minc et Colombani, retrouver une marge de manœuvre financière implique d'abord de recapitaliser l'entreprise. Deux obstacles se dressent. Primo, il faut attirer des capitaux extérieurs sans que les investisseurs soient motivés par la perspective de diriger l'entreprise, puisque les actionnaires internes (Société des rédacteurs, Société des cadres, Société des employés) détiennent la minorité de blocage, ni par celle de plus-values, la situation de l'entreprise ne pouvant porter un tel espoir. Secundo, il faut faire accepter les réformes par le personnel du Monde et surtout par les anciens de l'Association Hubert-Beuve-Méry qui détiennent encore, en 1994, 32,3% des parts de la SARL Le Monde.

Les membres de l'Association Hubert-Beuve-Méry sont censés faire vivre, transmettre et garantir la philosophie du fondateur, dont on sait qu'il préféra toujours un Monde frugal et indépendant à un Monde prospère et servile. Dans ses écrits consacrés au journal, Jean-Marie Colombani aime à citer la phrase de «Beuve» louant la «bienfaisante» publicité. Cette citation est un contresens complet. Certes, Hubert Beuve-Méry ne crachait pas sur les recettes publicitaires; mais il s'opposa toujours à ce qu'elles représentent une part trop importante des recettes. Jamais Beuve-Méry n'aurait pu dire, comme Colombani lors d'un comité de direction: «La publicité est garante de l'indépendance du journal», formule paradoxale dans la bouche d'un journaliste, en principe plus porté à se demander dans quelle mesure elle n'y porte pas atteinte. Au contraire, le fondateur avait déclaré: «Il me semble dangereux que la vie du journal soit assurée dans une proportion trop large par la publicité, car cela le met à la merci d'un chantage.»

Autre souci pour l'équipe dirigeante: les nouveaux responsables n'ont rien à offrir aux membres de l'association. Alors qu'ils doivent les convaincre de céder ou de prêter sans contrepartie des parts de l'entreprise à la Société des rédacteurs afin de proposer des parts achetables aux investisseurs sans aliéner pour autant le pouvoir de cette dernière, qui incarne l'indépendance du journal. Un exercice acrobatique, tant la nouvelle direction dispose d'une trop mince autorité professionnelle ou morale. Geneviève Beuve-Méry et son fils, Jean-Jacques, ont voté contre l'élection de Jean-Marie Colombani à la tête de l'entreprise. Jacques Fauvet, successeur d'Hubert Beuve-Méry, s'est abstenu, mais il y est également hostile et le fait savoir en démissionnant dès le 21 octobre 1994, soit une semaine avant que l'assemblée générale de l'Association Hubert-Beuve-Méry n'accepte la transformation de la SARL Le Monde en SA, condition nécessaire au remodelage du capital. Dans une tribune que le journal s'est trouvé contraint de publier, le 18 février 1995, le fils du fondateur, Jean-Jacques Beuve-Méry, dénonce la trahison des idéaux de son père: «En faisant appel massivement à des investisseurs, le nouveau Monde prend des risques que l'ancien ne courait pas»; il se permet même d'attaquer Colombani: «[Ce 50e anniversaire du journal] se place entre deux Monde différents: l'ancien, qui portait la marque de son fondateur jusque dans ses statuts, et le nouveau, qui l'a effacée; et on peut se demander s'il est encore moralement justifié de laisser en première page du nouveau Monde l'inscription: "Fondateur: Hubert Beuve-Méry".»

Pour convaincre les anciens, Colombani et Minc vont donc devoir ruser et recourir à la pression «morale» des rédacteurs. Ce sont Olivier Biffaud et Gérard Courtois, bons diplomates, qui vont «mettre en musique» le dilemme - ou le subtil chantage? - auquel soumettre les anciens: soit ceux-ci transmettent une fraction significative de leurs parts aux rédacteurs, et l'indépendance du journal sera sauvegardée; soit ils les gardent, mais le journal filera entre Dieu sait quelles mains, puisque l'entreprise est, disent-ils, au bord du dépôt de bilan. Toute l'habileté de Jean-Marie Colombani et d'Alain Minc consiste à s'autolégitimer devant chaque actionnaire à la fois comme les représentants des autres partenaires et comme les garants de l'avenir et de l'indépendance du journal. Ils incarnent l' «autorité morale de la rédaction» devant l'Association Hubert-Beuve-Méry, celle de l'Association Beuve-Méry devant les investisseurs, avant de représenter demain (là, il s'agit surtout de Minc) les actionnaires devant les rédacteurs.

Mais le vrai tour de passe-passe de la recapitalisation du Monde est surtout l'œuvre du «marieur» Alain Minc. Sitôt après l'élection de Jean-Marie Colombani, le conseiller d'Edouard Balladur devient président du conseil de surveillance. Ce qui fait certes jaser dans la rédaction. Jamais, dans toute l'histoire du journal, l'un de ses hauts responsables n'est allé si loin dans l'engagement partisan. Imaginons une seconde ce qu'aurait donné la nomination, à l'un des plus hauts postes de responsabilité du Monde, d'un proche conseiller de Jacques Chirac ou même de François Mitterrand!

Alain Minc propose aux investisseurs potentiels une véritable martingale que d'aucuns - comme le journaliste économique Erik Izraelewicz - appelleront avec humour un «pari pascalien». L'ex-prédateur de la Société générale de Belgique leur tient en substance le langage suivant: «En investissant dans Le Monde, vous faites de toute façon une bonne affaire. Soit le journal s'en sort, et vos actions prendront une valeur bien supérieure à celle d'aujourd'hui; soit le plan de redressement échoue, et vous êtes dans ce cas aux premières loges - et pour pas cher! - pour une prise de contrôle capitalistique du premier quotidien français.»

Au total, la recapitalisation du Monde permet aux nouveaux dirigeants de mobiliser la bagatelle de 219 millions de francs en capital et 77 millions en compte courant. Comment garantir que tout cet argent ne sera pas dilapidé? Comment convaincre les investisseurs qu'une coalition «gauchisante» de rédacteurs n'en viendra pas, un jour, à renvoyer Jean-Marie Colombani à ses chères études, comme l'autorisent les statuts du Monde? Ici se situe le coup d'Etat institutionnel de la nouvelle équipe, qui va passer largement inaperçu au sein même du journal. Jusqu'alors, en effet, les statuts du Monde stipulaient que la Société des rédacteurs pouvait valider plusieurs candidatures à la gérance du journal. Ainsi, lors de chaque crise du journal, c'est le bureau de la Société des rédacteurs qui auditionnait les candidats et validait leur candidature. Par le passé, Edwy Plenel a lui-même défendu «le droit de chacun à être candidat». La réforme des statuts qui intervient abolit cette démocratie contradictoire: désormais, c'est le Conseil de surveillance de la SA (présidé par Alain Minc) qui valide un seul candidat à la fois. Bien entendu, les rédacteurs, réunis en assemblée générale, peuvent récuser ce candidat, et le conseil de surveillance doit alors lui en proposer un autre. Mais la nouvelle disposition supprime les campagnes électorales contradictoires et perpétue l'exception - l'élection de Colombani sans opposant en 1994 - afin d'en faire la nouvelle règle: c'est ainsi qu'en 2000 Jean-Marie Colombani sera réélu à la tête du Monde sans challenger. Désormais, c'est le conseil de surveillance qui contrôle la rédaction, via la nomination du président du directoire. Et qui contrôle le conseil de surveillance? Alain Minc.

La boucle est bouclée. L'opération «Nouveau Monde» peut commencer. Nouveaux maîtres du journal, Minc, Plenel et Colombani, en cette fin d'année 1994, peuvent avancer à visage découvert. Ils amènent avec eux une «pluie d'or» qui va permettre la recapitalisation de l'entreprise, quelques mois plus tard, et plonger dans un impressionnant silence - dont elle n'est pas sortie aujourd'hui encore - une rédaction médusée, mais soulagée d'avoir trouvé une issue à une crise vieille de quinze ans...

 
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