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© J.-R.
Roustan/L'Express
 Le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry, en
1970.
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Quelle est, au juste, la nature du nouveau
pouvoir au sein du
Monde? Qu'est-ce qui
va faire la force de la nouvelle équipe désignée en 1994 et qui,
neuf ans plus tard, tient encore les rênes de l'entreprise? D'abord,
sans doute, sa relative opacité: le trio Colombani-Minc-Plenel
n'existe pas en tant que codirection. Officiellement, l'entreprise -
et aujourd'hui le groupe Le Monde - est dirigée par un seul,
Jean-Marie Colombani. Pourtant, dans le triple coup d'Etat légal
qu'ils vont perpétrer à la tête de l'entreprise, Alain Minc comme
Edwy Plenel jouent un rôle aussi important que le responsable en
titre.
Pour Minc et Colombani, retrouver une
marge de manœuvre financière implique d'abord de recapitaliser
l'entreprise. Deux obstacles se dressent. Primo, il faut attirer des
capitaux extérieurs sans que les investisseurs soient motivés par la
perspective de diriger l'entreprise, puisque les actionnaires
internes (Société des rédacteurs, Société des cadres, Société des
employés) détiennent la minorité de blocage, ni par celle de
plus-values, la situation de l'entreprise ne pouvant porter un tel
espoir. Secundo, il faut faire accepter les réformes par le
personnel du Monde et surtout par les
anciens de l'Association Hubert-Beuve-Méry qui détiennent encore, en
1994, 32,3% des parts de la SARL Le Monde.
Les membres de l'Association
Hubert-Beuve-Méry sont censés faire vivre, transmettre et garantir
la philosophie du fondateur, dont on sait qu'il préféra toujours
un Monde frugal et indépendant à un Monde prospère et servile. Dans ses écrits
consacrés au journal, Jean-Marie Colombani aime à citer la phrase de
«Beuve» louant la «bienfaisante» publicité. Cette citation est un
contresens complet. Certes, Hubert Beuve-Méry ne crachait pas sur
les recettes publicitaires; mais il s'opposa toujours à ce qu'elles
représentent une part trop importante des recettes. Jamais
Beuve-Méry n'aurait pu dire, comme Colombani lors d'un comité de
direction: «La publicité est garante de l'indépendance du journal»,
formule paradoxale dans la bouche d'un journaliste, en principe plus
porté à se demander dans quelle mesure elle n'y porte pas atteinte.
Au contraire, le fondateur avait déclaré: «Il me semble dangereux
que la vie du journal soit assurée dans une proportion trop large
par la publicité, car cela le met à la merci d'un
chantage.»
Autre souci pour l'équipe dirigeante:
les nouveaux responsables n'ont rien à offrir aux membres de
l'association. Alors qu'ils doivent les convaincre de céder ou de
prêter sans contrepartie des parts de l'entreprise à la Société des
rédacteurs afin de proposer des parts achetables aux investisseurs
sans aliéner pour autant le pouvoir de cette dernière, qui incarne
l'indépendance du journal. Un exercice acrobatique, tant la nouvelle
direction dispose d'une trop mince autorité professionnelle ou
morale. Geneviève Beuve-Méry et son fils, Jean-Jacques, ont voté
contre l'élection de Jean-Marie Colombani à la tête de l'entreprise.
Jacques Fauvet, successeur d'Hubert Beuve-Méry, s'est abstenu, mais
il y est également hostile et le fait savoir en démissionnant dès le
21 octobre 1994, soit une semaine avant que l'assemblée générale de
l'Association Hubert-Beuve-Méry n'accepte la transformation de la
SARL Le Monde en SA, condition nécessaire au remodelage du capital.
Dans une tribune que le journal s'est trouvé contraint de publier,
le 18 février 1995, le fils du fondateur, Jean-Jacques Beuve-Méry,
dénonce la trahison des idéaux de son père: «En faisant appel
massivement à des investisseurs, le nouveau
Monde prend des risques que l'ancien ne courait pas»; il se
permet même d'attaquer Colombani: «[Ce 50e anniversaire du journal]
se place entre deux Monde différents:
l'ancien, qui portait la marque de son fondateur jusque dans ses
statuts, et le nouveau, qui l'a effacée; et on peut se demander s'il
est encore moralement justifié de laisser en première page du
nouveau Monde l'inscription: "Fondateur:
Hubert Beuve-Méry".»
Pour convaincre les anciens, Colombani
et Minc vont donc devoir ruser et recourir à la pression «morale»
des rédacteurs. Ce sont Olivier Biffaud et Gérard Courtois, bons
diplomates, qui vont «mettre en musique» le dilemme - ou le subtil
chantage? - auquel soumettre les anciens: soit ceux-ci transmettent
une fraction significative de leurs parts aux rédacteurs, et
l'indépendance du journal sera sauvegardée; soit ils les gardent,
mais le journal filera entre Dieu sait quelles mains, puisque
l'entreprise est, disent-ils, au bord du dépôt de bilan. Toute
l'habileté de Jean-Marie Colombani et d'Alain Minc consiste à
s'autolégitimer devant chaque actionnaire à la fois comme les
représentants des autres partenaires et comme les garants de
l'avenir et de l'indépendance du journal. Ils incarnent l' «autorité
morale de la rédaction» devant l'Association Hubert-Beuve-Méry,
celle de l'Association Beuve-Méry devant les investisseurs, avant de
représenter demain (là, il s'agit surtout de Minc) les actionnaires
devant les rédacteurs.
Mais le vrai tour de passe-passe de la
recapitalisation du Monde est surtout
l'œuvre du «marieur» Alain Minc. Sitôt après l'élection de
Jean-Marie Colombani, le conseiller d'Edouard Balladur devient
président du conseil de surveillance. Ce qui fait certes jaser dans
la rédaction. Jamais, dans toute l'histoire du journal, l'un de ses
hauts responsables n'est allé si loin dans l'engagement partisan.
Imaginons une seconde ce qu'aurait donné la nomination, à l'un des
plus hauts postes de responsabilité du
Monde, d'un proche conseiller de Jacques Chirac ou même de
François Mitterrand!
Alain Minc propose aux investisseurs
potentiels une véritable martingale que d'aucuns - comme le
journaliste économique Erik Izraelewicz - appelleront avec humour un
«pari pascalien». L'ex-prédateur de la Société générale de Belgique
leur tient en substance le langage suivant: «En investissant
dans Le Monde, vous faites de toute
façon une bonne affaire. Soit le journal s'en sort, et vos actions
prendront une valeur bien supérieure à celle d'aujourd'hui; soit le
plan de redressement échoue, et vous êtes dans ce cas aux premières
loges - et pour pas cher! - pour une prise de contrôle
capitalistique du premier quotidien français.»
Au total, la recapitalisation du Monde permet aux nouveaux dirigeants de
mobiliser la bagatelle de 219 millions de francs en capital et 77
millions en compte courant. Comment garantir que tout cet argent ne
sera pas dilapidé? Comment convaincre les investisseurs qu'une
coalition «gauchisante» de rédacteurs n'en viendra pas, un jour, à
renvoyer Jean-Marie Colombani à ses chères études, comme
l'autorisent les statuts du Monde? Ici
se situe le coup d'Etat institutionnel de la nouvelle équipe, qui va
passer largement inaperçu au sein même du journal. Jusqu'alors, en
effet, les statuts du Monde stipulaient
que la Société des rédacteurs pouvait valider plusieurs candidatures
à la gérance du journal. Ainsi, lors de chaque crise du journal,
c'est le bureau de la Société des rédacteurs qui auditionnait les
candidats et validait leur candidature. Par le passé, Edwy Plenel a
lui-même défendu «le droit de chacun à être candidat». La réforme
des statuts qui intervient abolit cette démocratie contradictoire:
désormais, c'est le Conseil de surveillance de la SA (présidé par
Alain Minc) qui valide un seul candidat à la fois. Bien entendu, les
rédacteurs, réunis en assemblée générale, peuvent récuser ce
candidat, et le conseil de surveillance doit alors lui en proposer
un autre. Mais la nouvelle disposition supprime les campagnes
électorales contradictoires et perpétue l'exception - l'élection de
Colombani sans opposant en 1994 - afin d'en faire la nouvelle règle:
c'est ainsi qu'en 2000 Jean-Marie Colombani sera réélu à la tête
du Monde sans challenger. Désormais,
c'est le conseil de surveillance qui contrôle la rédaction, via la
nomination du président du directoire. Et qui contrôle le conseil de
surveillance? Alain Minc.
La boucle est bouclée. L'opération
«Nouveau
Monde» peut commencer. Nouveaux
maîtres du journal, Minc, Plenel et Colombani, en cette fin d'année
1994, peuvent avancer à visage découvert. Ils amènent avec eux une
«pluie d'or» qui va permettre la recapitalisation de l'entreprise,
quelques mois plus tard, et plonger dans un impressionnant silence -
dont elle n'est pas sortie aujourd'hui encore - une rédaction
médusée, mais soulagée d'avoir trouvé une issue à une crise vieille
de quinze ans...
