
Au printemps 1994, durant cette délicate
période où Jean-Marie Colombani installe et consolide son pouvoir,
tandis qu'Edouard Balladur met tout en œuvre pour passer directement
de la Rue de Varenne à l'Elysée, les liens entre les dirigeants
du
Monde et Matignon se resserrent. Il
s'agit, au fond, de se faire mutuellement la courte échelle. Alain
Minc, le «faiseur de rois», assure la même fonction auprès des deux
hommes. Son rôle consiste, en l'occurrence, à mettre chacun des deux
au service de l'autre: le nouveau
Monde
va devenir pour quelques mois le journal de campagne d'Edouard
Balladur. A longueur de Unes et de grands papiers, le quotidien a
assené cette idée selon laquelle «Balladur est le meilleur,
puisqu'il est gagnant». Dans son rapport «la France de l'an 2000»,
qui servira de base au programme d'Edouard Balladur, Alain Minc
n'écrit-il pas qu' «il n'y a pas d'autre politique possible»? Tous
les jours, de même,
Le Monde affirme
qu'il n'est qu'un seul homme pour la mener.
Les relations de Colombani sont encore
plus étroites avec Jérôme Jaffré. Les deux hommes font partie, avec
Alain Duhamel, du «groupe de Torcello», parfois appelé «déjeuneurs
de Torcello» en souvenir d'un repas pris ensemble, dans une petite
île proche de Venise, par les trois «faiseurs de rois». Ils ont
décidé par la suite de se retrouver régulièrement afin de deviser
sur la situation du pays. Souvent se dégage entre eux un consensus
pour «aider» tel ou tel homme politique. C'est ainsi que, dans les
années 1980, le groupe envisageait de faire de Michel Delebarre le
successeur de François Mitterrand, ce qui, il faut bien l'avouer, ne
manquait pas d'audace, tant le brave député socialiste du Nord
semblait peu convenir à la magistrature suprême. Mais, cette fois,
le cheval est plus sérieux, et les jockeys se réjouissent de
l'enfourcher. Nos «importants» le tiennent, «leur» président: ils
vont pouvoir entrer avec lui dans l'Histoire.
Tout ce petit monde, auquel il convient
d'ajouter Nicolas Sarkozy, ministre du Budget, et Nicolas Bazire,
directeur du cabinet à Matignon, est fort excité à la perspective de
participer à cette aventure dont chacun espère tirer des
avantages. Le Monde ne prend alors même
plus de précautions pour masquer son engagement.
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DR
 La page France du Monde, daté 12 janvier
1995.
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Le 12 janvier 1995, le quotidien
annonce: «Pour l'opinion, l'élection présidentielle est déjà jouée.»
Ce titre ne choque pas que les chiraquiens. Comment oser
disqualifier la première des élections de la République en la
ravalant au rang de formalité sans importance par un pronostic d'une
incroyable arrogance? Comment un professionnel des sondages, Jérôme
Jaffré, peut-il se laisser aller à une phrase comme «si M. Balladur
est élu, le 8 mai prochain, on pourra dire que l'élection
présidentielle était jouée avant même que d'être écrite»? Et comment
le quotidien français de référence peut-il laisser s'exprimer une
telle opinion à sa Une sans commentaire ni critique? Pour bien des
lecteurs éclairés, qui découvrent un mode d'engagement inédit dans
l'histoire du quotidien, Le Monde de
Beuve-Méry est mort ce jour-là.
Un peu plus tard, empêtrés dans
l'affaire Schuller-Maréchal, qui vient d'éclater à la fin de
décembre 1994, Pasqua, soutien du candidat Balladur, et son
conseiller Marchiani ont tout de suite pensé à l'exploitation
possible des écoutes téléphoniques de la «cellule» élyséenne. Les
deux hommes n'ignorent pas que Plenel fait de ces écoutes une
affaire personnelle. Charles Pasqua fait remettre à Plenel, vers la
fin de janvier 1995, un tirage papier des disquettes. Pasqua et
Plenel vont dès lors constituer ce que l'on peut considérer comme
une «alliance discrète» où chacun est persuadé de trouver son
intérêt. Vers la même époque, un journaliste du
Monde désireux de consacrer un grand papier à Pasqua
«l'Africain», a découvert cette relation «privilégiée» entre le
rédacteur en chef du Monde et le
président du conseil général des Hauts-de-Seine. Première surprise:
lorsque ce journaliste revient d'Afrique, l'adjoint de Plenel, Hervé
Gattegno, paraît être au courant dans les moindres détails de ses
pérégrinations! Autre bizarrerie: il se rend compte que Gattegno
entretient des rapports chaleureux avec Jean-Charles Marchiani. Pour
couronner le tout, après lecture de son article, Edwy Plenel lui
demande d'aller voir Daniel Léandri, fidèle d'entre les fidèles de
Pasqua, flic, secrétaire, garde du corps et homme des missions
sensibles. Une fois Place Beauvau, l'auteur de l'enquête éprouve le
sentiment fort désagréable que Léandri a déjà lu son papier. Le
voici bientôt contraint d'édulcorer son article, qu'il rend à la
rédaction en chef au début de février 1995. Un mois plus tard,
l'article repose encore dans le tiroir d'Edwy Plenel. Pourquoi?
Plenel a censuré, puis retardé sa publication: «J'ai voulu sa peau,
expliquera Plénel crûment. Il a voulu la mienne. Nous sommes
maintenant amis.»
Une amitié qui ne peut mieux tomber: à
ce moment-là, en effet, deux hommes, Jean-Marie Colombani et Alain
Minc, sont à la manœuvre préélectorale. Plenel accomplit à leur
profit la même «œuvre» que celle de Pasqua en faveur de Balladur.
L'objectif, qui ne pouvait être ignoré du directeur adjoint de la
rédaction du Monde, est parfaitement
clair: il s'agit d'atténuer l'impact de la révélation des écoutes
illégales du beau-père du juge Halphen. En somme, pour paraphraser
la fameuse formule ferroviaire, des écoutes (celles, anciennes, de
la cellule de l'Elysée) peuvent en cacher d'autres (ordonnées tout
récemment par Matignon). Pendant que l'on s'efforce, dans le clan
Balladur, de retirer au juge Halphen son enquête sur le financement
du RPR, le naïf lecteur du Monde est
invité à s'indigner sur les méthodes policières utilisées dix ans
auparavant sur ordre de François Mitterrand. Le journal cache la
forêt balladurienne (Pasqua) derrière l'arbre
mitterrandien.
Pourquoi Plenel a-t-il passé un tel
«deal» avec Charles Pasqua? Pourquoi a-t-il censuré le papier sur
Pasqua? Pourquoi, dans les deux affaires d'écoutes, l'une
d'actualité, l'autre non, a-t-il accepté de se livrer à une «mise en
scène» qui n'était nullement indispensable sur un strict plan
journalistique?
Outre l'utilisation des écoutes d'Edwy
Plenel pour masquer celles de l'affaire Schuller-Maréchal, le
quotidien de Colombani et Plenel va commettre durant la campagne
plusieurs forfaits moins apparents, dont le sous-traitement de
l'affaire GSI, qui met en cause Edouard Balladur, et, un mois avant
le premier tour de l'élection présidentielle, une ultime et basse
manœuvre contre Jacques Chirac, concoctée en secret avec Nicolas
Sarkozy, pour aider Edouard Balladur, dont la cote s'était effondrée
dans les sondages: l'affaire de la vente de terrains au Port
autonome de Paris par la famille de Bernadette Chirac.
Le soir de cette publication, Alain
Juppé qualifie avec raison de «grossière manipulation» l'article
du
Monde: «Comme on n'a rien à reprocher
à Jacques Chirac, on a trouvé la combine: on va s'attaquer à la
famille de sa femme.» Or il apparaîtra non seulement que Mme Chirac
n'est pas intervenue dans cette affaire, non plus que son mari, mais
que ses frères n'ont pas tiré le meilleur parti des terrains et ont
probablement vendu au-dessous du prix du marché. De fait, le titre
assassin - «M. et Mme Chirac ont tiré profit d'une vente de terrains
au Port de Paris» - a été conçu et retenu alors que les journalistes
du
Monde savaient pertinemment que
c'était une bien piètre affaire…
