mercredi 19 février 2003
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La face cachée du Monde
L'Express du 20/02/2003
La face cachée du «Monde»
Campagnes pour Balladur et Pasqua
Extrait du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen
Au printemps 1994, durant cette délicate période où Jean-Marie Colombani installe et consolide son pouvoir, tandis qu'Edouard Balladur met tout en œuvre pour passer directement de la Rue de Varenne à l'Elysée, les liens entre les dirigeants du Monde et Matignon se resserrent. Il s'agit, au fond, de se faire mutuellement la courte échelle. Alain Minc, le «faiseur de rois», assure la même fonction auprès des deux hommes. Son rôle consiste, en l'occurrence, à mettre chacun des deux au service de l'autre: le nouveau Monde va devenir pour quelques mois le journal de campagne d'Edouard Balladur. A longueur de Unes et de grands papiers, le quotidien a assené cette idée selon laquelle «Balladur est le meilleur, puisqu'il est gagnant». Dans son rapport «la France de l'an 2000», qui servira de base au programme d'Edouard Balladur, Alain Minc n'écrit-il pas qu' «il n'y a pas d'autre politique possible»? Tous les jours, de même, Le Monde affirme qu'il n'est qu'un seul homme pour la mener.

Les relations de Colombani sont encore plus étroites avec Jérôme Jaffré. Les deux hommes font partie, avec Alain Duhamel, du «groupe de Torcello», parfois appelé «déjeuneurs de Torcello» en souvenir d'un repas pris ensemble, dans une petite île proche de Venise, par les trois «faiseurs de rois». Ils ont décidé par la suite de se retrouver régulièrement afin de deviser sur la situation du pays. Souvent se dégage entre eux un consensus pour «aider» tel ou tel homme politique. C'est ainsi que, dans les années 1980, le groupe envisageait de faire de Michel Delebarre le successeur de François Mitterrand, ce qui, il faut bien l'avouer, ne manquait pas d'audace, tant le brave député socialiste du Nord semblait peu convenir à la magistrature suprême. Mais, cette fois, le cheval est plus sérieux, et les jockeys se réjouissent de l'enfourcher. Nos «importants» le tiennent, «leur» président: ils vont pouvoir entrer avec lui dans l'Histoire.

Tout ce petit monde, auquel il convient d'ajouter Nicolas Sarkozy, ministre du Budget, et Nicolas Bazire, directeur du cabinet à Matignon, est fort excité à la perspective de participer à cette aventure dont chacun espère tirer des avantages. Le Monde ne prend alors même plus de précautions pour masquer son engagement.

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La page France du Monde, daté 12 janvier 1995.

Le 12 janvier 1995, le quotidien annonce: «Pour l'opinion, l'élection présidentielle est déjà jouée.» Ce titre ne choque pas que les chiraquiens. Comment oser disqualifier la première des élections de la République en la ravalant au rang de formalité sans importance par un pronostic d'une incroyable arrogance? Comment un professionnel des sondages, Jérôme Jaffré, peut-il se laisser aller à une phrase comme «si M. Balladur est élu, le 8 mai prochain, on pourra dire que l'élection présidentielle était jouée avant même que d'être écrite»? Et comment le quotidien français de référence peut-il laisser s'exprimer une telle opinion à sa Une sans commentaire ni critique? Pour bien des lecteurs éclairés, qui découvrent un mode d'engagement inédit dans l'histoire du quotidien, Le Monde de Beuve-Méry est mort ce jour-là.

Un peu plus tard, empêtrés dans l'affaire Schuller-Maréchal, qui vient d'éclater à la fin de décembre 1994, Pasqua, soutien du candidat Balladur, et son conseiller Marchiani ont tout de suite pensé à l'exploitation possible des écoutes téléphoniques de la «cellule» élyséenne. Les deux hommes n'ignorent pas que Plenel fait de ces écoutes une affaire personnelle. Charles Pasqua fait remettre à Plenel, vers la fin de janvier 1995, un tirage papier des disquettes. Pasqua et Plenel vont dès lors constituer ce que l'on peut considérer comme une «alliance discrète» où chacun est persuadé de trouver son intérêt. Vers la même époque, un journaliste du Monde désireux de consacrer un grand papier à Pasqua «l'Africain», a découvert cette relation «privilégiée» entre le rédacteur en chef du Monde et le président du conseil général des Hauts-de-Seine. Première surprise: lorsque ce journaliste revient d'Afrique, l'adjoint de Plenel, Hervé Gattegno, paraît être au courant dans les moindres détails de ses pérégrinations! Autre bizarrerie: il se rend compte que Gattegno entretient des rapports chaleureux avec Jean-Charles Marchiani. Pour couronner le tout, après lecture de son article, Edwy Plenel lui demande d'aller voir Daniel Léandri, fidèle d'entre les fidèles de Pasqua, flic, secrétaire, garde du corps et homme des missions sensibles. Une fois Place Beauvau, l'auteur de l'enquête éprouve le sentiment fort désagréable que Léandri a déjà lu son papier. Le voici bientôt contraint d'édulcorer son article, qu'il rend à la rédaction en chef au début de février 1995. Un mois plus tard, l'article repose encore dans le tiroir d'Edwy Plenel. Pourquoi? Plenel a censuré, puis retardé sa publication: «J'ai voulu sa peau, expliquera Plénel crûment. Il a voulu la mienne. Nous sommes maintenant amis.»

Une amitié qui ne peut mieux tomber: à ce moment-là, en effet, deux hommes, Jean-Marie Colombani et Alain Minc, sont à la manœuvre préélectorale. Plenel accomplit à leur profit la même «œuvre» que celle de Pasqua en faveur de Balladur. L'objectif, qui ne pouvait être ignoré du directeur adjoint de la rédaction du Monde, est parfaitement clair: il s'agit d'atténuer l'impact de la révélation des écoutes illégales du beau-père du juge Halphen. En somme, pour paraphraser la fameuse formule ferroviaire, des écoutes (celles, anciennes, de la cellule de l'Elysée) peuvent en cacher d'autres (ordonnées tout récemment par Matignon). Pendant que l'on s'efforce, dans le clan Balladur, de retirer au juge Halphen son enquête sur le financement du RPR, le naïf lecteur du Monde est invité à s'indigner sur les méthodes policières utilisées dix ans auparavant sur ordre de François Mitterrand. Le journal cache la forêt balladurienne (Pasqua) derrière l'arbre mitterrandien.

Pourquoi Plenel a-t-il passé un tel «deal» avec Charles Pasqua? Pourquoi a-t-il censuré le papier sur Pasqua? Pourquoi, dans les deux affaires d'écoutes, l'une d'actualité, l'autre non, a-t-il accepté de se livrer à une «mise en scène» qui n'était nullement indispensable sur un strict plan journalistique?

Outre l'utilisation des écoutes d'Edwy Plenel pour masquer celles de l'affaire Schuller-Maréchal, le quotidien de Colombani et Plenel va commettre durant la campagne plusieurs forfaits moins apparents, dont le sous-traitement de l'affaire GSI, qui met en cause Edouard Balladur, et, un mois avant le premier tour de l'élection présidentielle, une ultime et basse manœuvre contre Jacques Chirac, concoctée en secret avec Nicolas Sarkozy, pour aider Edouard Balladur, dont la cote s'était effondrée dans les sondages: l'affaire de la vente de terrains au Port autonome de Paris par la famille de Bernadette Chirac.

Le soir de cette publication, Alain Juppé qualifie avec raison de «grossière manipulation» l'article du Monde: «Comme on n'a rien à reprocher à Jacques Chirac, on a trouvé la combine: on va s'attaquer à la famille de sa femme.» Or il apparaîtra non seulement que Mme Chirac n'est pas intervenue dans cette affaire, non plus que son mari, mais que ses frères n'ont pas tiré le meilleur parti des terrains et ont probablement vendu au-dessous du prix du marché. De fait, le titre assassin - «M. et Mme Chirac ont tiré profit d'une vente de terrains au Port de Paris» - a été conçu et retenu alors que les journalistes du Monde savaient pertinemment que c'était une bien piètre affaire…

 
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