mercredi 19 février 2003
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La face cachée du Monde
L'Express du 20/02/2003
La face cachée du «Monde»
Des mois de lobbying pour 20 Minutes
Extrait du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen
Connaissant les difficultés qu'il rencontrerait pour imposer en France un journal gratuit, le groupe norvégien Schibsted cherche un allié dans la presse française. En 2000, il prend contact avec Le Figaro, Le Monde et Le Parisien. Objectif: proposer un contrat pour l'impression du futur 20 Minutes, ainsi qu'une association capitalistique.

D'entrée de jeu, Jean-Marie Colombani se dit séduit par le projet et engage Le Monde SA «à mettre en œuvre tous les moyens intellectuels dont elle dispose pour faciliter la réussite de ce projet». Cette dernière formule - doux euphémisme pour désigner le lobbying à la française… - a été mûrement pensée par Jean-Marie Colombani: Le Monde s'engage à créer les conditions favorables à son lancement en menant une intense action de lobbying auprès des instances professionnelles (syndicats patronaux de la presse parisienne et provinciale, NMPP…), politiques (mairie de Paris, Matignon, ministère de la Culture), économiques (Hachette et France Rail Publicité) et sociales (Syndicat du livre). Les Norvégiens entendent les dirigeants du Monde décrire avec force détails la puissance du quotidien, essentielle pour la réussite de leur projet, et évoquer le carnet d'adresses de Colombani comme s'il s'agissait du trésor des Incas. Ils magnifient son poids personnel auprès de Lionel Jospin et de Bertrand Delanoë.

Il est vrai que les Norvégiens ont rapidement l'occasion de mesurer l'efficacité du Monde et de son patron: les obstacles tombent les uns après les autres. Alors que HDS, la filiale du groupe Hachette qui exploite les magasins de presse Relay dans les gares RER et SNCF, a interdiction formelle de distribuer ouvrages et journaux gratuits sur le domaine ferroviaire, eux obtiennent de France Rail Publicité la disposition de 400 présentoirs sur les quais en région parisienne…

Après plusieurs réunions entre les deux parties, les Norvégiens rédigent un protocole récapitulant les points d'accord: «Les parties conviennent que, au regard du développement actuel de la presse d'information générale gratuite à travers le monde et en Europe, la France constitue un marché potentiel très attractif…» Il est précisé: «20 Minutes France reconnaît que les apports du Monde, notamment dans le cadre des discussions avec des partenaires commerciaux, des partenaires financiers, dans le cadre des négociations avec les instances syndicales et professionnelles en France, ainsi que dans l'établissement de relations favorables à ce lancement avec les pouvoirs économiques et politiques à Paris et en France, sont très importants […]. Le Monde s'engage à continuer de mettre en œuvre tous les moyens dont il dispose pour faciliter la réussite de ce projet, tant à l'occasion de son lancement que dans le long terme. Ce soutien a déjà pris et pourra, entre autres, prendre les formes suivantes: - facilitation des contacts dans le cadre de la recherche de partenaires financiers et industriels […]; - mise en œuvre de son influence pour contribuer à établir une image de marque positive pour 20 Minutes France, tant auprès de l'opinion publique que dans le monde de la presse et de la publicité; - toutes autres interventions par lesquelles Le Monde apporte son soutien bienveillant à 20 Minutes, notamment auprès d'acteurs, d'institutions ou de sociétés ayant une quelconque influence sur la réussite du projet…»

Ce texte est on ne peut plus limpide: les Norvégiens reconnaissent que Le Monde est un très puissant groupe de pression en France et acceptent de bien le rémunérer pour son opération de lobbying, y compris en direction de l'opinion publique. Ils s'engagent ainsi à lui offrir 2,5% du capital. Mais ce n'est pas tout. Pour ses services futurs, le groupe Schibsted offre au lobbyiste 7,5% du capital au prix de souscription et, de surcroît, avec un crédit de paiement, afin de ne pas grever sa trésorerie.

Le 18 juillet 2001, Jean-Marie Colombani écrit au groupe norvégien qu'en ce qui concerne l'impression du gratuit il lui semble qu' «aucune difficulté majeure ne soit susceptible d'entraver un accord formel». Il évoque aussi les conditions à son entrée dans le capital de 20 Minutes France, qui ne saurait être inférieure à 10% du capital, alors qu'il ne veut investir que 1 million d'euros dans les deux prochaines années. Le groupe norvégien comprend que Le Monde n'a pas une trésorerie florissante, mais s'évertue à compenser cette faiblesse par une surévaluation de son action de lobbying. Or les Norvégiens cherchent de l'argent frais pour monter leur projet. D'où l'intérêt qu'ils manifestent pour les propositions du Parisien.

Le 14 septembre, le représentant de 20 Minutes France informe Le Monde de l'imminence d'un accord avec Le Parisien. Dans une lettre du 21 septembre, Jean-Marie Colombani manifeste sa «stupéfaction et [sa] consternation». Après avoir fustigé le «manque de transparence» et évoqué une «rupture totale», il en vient à l'essentiel: «Faire entrer un concurrent potentiel, et donc lui donner librement accès à tout le travail accompli, sans concertation avec nous, revient à faire peu de cas de notre collaboration ainsi que des travaux, études, actions de mise en relation, accomplis jusqu'à présent… Dans ces conditions, vous ne nous laissez d'autre choix que d'interrompre notre collaboration.» Et le patron du Monde d'annoncer aussi sec… l'envoi d'une facture de lobbying: «J'espère que vous aurez l'élégance de reconnaître les efforts consentis jusqu'à présent et le dédommagement qu'ils méritent. Nous vous enverrons prochainement une facture représentant une estimation de notre intervention en ce sens.»

Conscients du pouvoir du Monde dans le milieu patronal, la sphère politique et auprès des syndicats, les Norvégiens font amende honorable, et ce d'autant plus rapidement que Le Parisien décide de ne pas donner suite au projet d'association. Une réunion de réconciliation est organisée le 4 octobre 2001. Les discussions entre Francis Jaluzot, président de 20 Minutes France, et Anne Chaussebourg, déléguée par Colombani, reprennent. Des difficultés se font jour pour formaliser l'accord. Son patron a donné pour consigne à Anne Chaussebourg de refuser toute référence écrite à l'action de lobbying, qui pourrait nuire «à la réputation du journal».

Le groupe norvégien croyait parler français; il doit apprendre la «langue du milieu», autrement dit se contenter de la «parole verbale» des collaborateurs de Jean-Marie Colombani… Très frileux sur ce point - la transparence, c'est bon pour les autres - le PDG suggère même aux Norvégiens de permettre au Monde de se cacher derrière un faux nez, c'est-à-dire une société intermédiaire, pour que sa collaboration se noue non pas directement avec 20 Minutes France, mais, par-dessus celle-ci, avec le groupe Schibsted.

Bref, les Norvégiens restent dubitatifs devant tant de complications. Peu sûrs de l'engagement du Monde, qui, de surcroît, ne veut pas mettre beaucoup de cash, ils engagent, à la fin de l'année 2001, des discussions avec le groupe Ouest-France. Avec les Bretons, tout va beaucoup plus vite: Ouest-France prend 50% du capital pour 17 millions d'euros. Mais ne veut pas que Le Monde dépasse 5% du capital…

Kjell Aamot, le patron norvégien, explique alors à Jean-Marie Colombani que ses propositions ne sont plus les mêmes qu'au début du fait de l'accord conclu avec Ouest-France. Il promettait 2,5% d'actions pour le lobbying? Ce sera 1,5%. Quant aux 7,5% dans le capital de 20 Minutes France, ils sont ramenés à 5% … «On n'achète pas Le Monde pour ce prix-là!» rétorque Colombani.

Cinq jours plus tard - le 4 février, à 10 h 46 - Eric Pialloux, directeur exécutif du Monde, envoie un e-mail au patron norvégien pour lui confirmer que ses conditions sont inacceptables, qu'il ne voit plus quel intérêt Le Monde aurait à rester dans le projet et exige le règlement d'une facture pour «services» se montant à la bagatelle de 875 000 euros, soit près de 6 millions de francs, dont la moitié à régler cash, le reste le 30 juin 2003 au plus tard!

A la réception de ce courrier, Kjell Aamot manque de s'étrangler. Mais il n'est pas au bout de ses surprises. Dans Le Monde daté du 19 février, Colombani signe un éditorial intitulé «Le prix de la gratuité». Il y attaque Métro - l'autre journal gratuit, en train de s'installer à Paris - pour dumping économique et social. Mais le texte peut être compris comme une menace réelle contre 20 Minutes: «Autrement dit, la règle du jeu est faussée: il ne peut y avoir deux lois sociales aussi différentes sur le même marché. Il y a là matière à interrogation pour les pouvoirs publics et le Conseil de la concurrence [...]. Une question de principe est posée: n'est-ce pas dévaloriser l'information que de la rendre gratuite? N'est-ce pas induire que le journalisme n'apporte aucune plus- value? Depuis le XIXe siècle, les journaux dépendent principalement de deux sources de revenus: la contribution des lecteurs et l'apport de la publicité. Renoncer à la première, c'est préparer le terrain d'une uniformité mortelle pour l'information.»

Le patron du Monde en remet une louche dans Stratégies en affirmant que «la presse gratuite provoque une distorsion de concurrence hallucinante. Elle se présente comme un dépliant publicitaire pour être distribuée dans les gares, lieux pour nous inaccessibles à la vente à la criée…» Quelle extraordinaire duplicité, puisque que c'est le même Jean-Marie Colombani qui a joué les go between entre la direction de 20 Minutes et France Rail Publicité!

Méditant sur son comportement, Jaluzot, le patron français de 20 Minutes, se demande s'il a le loisir d'envoyer aux pelotes Colombani et sa facture. Il se dit que le chantage de la direction du Monde, s'il n'est pas transparent, se laisse deviner: sans la bienveillance du Monde, pas de paix sociale, et donc pas d'impression du gratuit! Car Jaluzot a compris que Jean-Marie Colombani a les syndicalistes du Livre dans sa poche, liés qu'ils sont par les accords conclus avec eux depuis l'avènement de la nouvelle direction du Monde. Mieux: quand les syndicalistes jettent sur la chaussée des centaines de milliers d'exemplaires de gratuits ou empêchent par la force les colporteurs de les distribuer, l'état-major du quotidien intervient auprès des responsables de l'ordre public non pour empêcher ces agissements, mais pour faire libérer tels ou tels de ceux qui ont commis des voies de fait. Et ministre ou préfet de s'exécuter!

Bref, le lancement chaotique de 20 Minutes - dont la distribution a été sabotée par le Livre CGT - convainc Jaluzot de reprendre langue avec Le Monde pour imprimer partiellement le gratuit sur ses rotatives. Un accord se dégage: Le Monde Imprimerie fabriquera 225 000 exemplaires (soit la moitié du tirage) le dimanche et le lundi soir, le reste du tirage étant assuré par Québécor. Par «réalisme» - c'est-à-dire, en fait, par peur des nuisances que pourrait occasionner l'harmonieux couple Syndicat du livre-direction du Monde - le groupe norvégien a accepté un surcoût au numéro de quelque 50% ….

Cette singulière affaire révèle le côté Mister Hyde de Jean-Marie Colombani. Pendant que Dr Jekyll-Jean-Marie rappelle à longueur d'éditorial les règles de l'équité et de la libre concurrence, les principes de loyauté et de transparence, Mister Hyde-Colombani monnaie à la façon d'un chef de clan ses relations et sa capacité de nuire. Il pianote tour à tour sur toutes les touches blanches et noires de son clavier. Il y a la touche éditorialiste, bien connue du grand public, ou celle, tout aussi immaculée, de PDG du groupe Le Monde. Il y a par ailleurs les touches sombres: «ami» de la CGT du Livre, «copain» des barons de la distribution de la presse…

 
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