
Connaissant les difficultés qu'il rencontrerait
pour imposer en France un journal gratuit, le groupe norvégien
Schibsted cherche un allié dans la presse française. En 2000, il
prend contact avec
Le Figaro, Le Monde
et
Le Parisien. Objectif: proposer un
contrat pour l'impression du futur
20
Minutes, ainsi qu'une association capitalistique.
D'entrée de jeu, Jean-Marie Colombani se
dit séduit par le projet et engage Le Monde SA «à mettre en
œuvre tous les moyens intellectuels dont elle dispose pour faciliter
la réussite de ce projet». Cette dernière formule - doux euphémisme
pour désigner le lobbying à la française… - a été mûrement pensée
par Jean-Marie Colombani: Le Monde
s'engage à créer les conditions favorables à son lancement en menant
une intense action de lobbying auprès des instances professionnelles
(syndicats patronaux de la presse parisienne et provinciale, NMPP…),
politiques (mairie de Paris, Matignon, ministère de la Culture),
économiques (Hachette et France Rail Publicité) et sociales
(Syndicat du livre). Les Norvégiens entendent les dirigeants du Monde décrire avec force détails la puissance
du quotidien, essentielle pour la réussite de leur projet, et
évoquer le carnet d'adresses de Colombani comme s'il s'agissait du
trésor des Incas. Ils magnifient son poids personnel auprès de
Lionel Jospin et de Bertrand Delanoë.
Il est vrai que les Norvégiens ont
rapidement l'occasion de mesurer l'efficacité du Monde et de son patron: les obstacles tombent
les uns après les autres. Alors que HDS, la filiale du groupe
Hachette qui exploite les magasins de presse Relay dans les gares
RER et SNCF, a interdiction formelle de distribuer ouvrages et
journaux gratuits sur le domaine ferroviaire, eux obtiennent de
France Rail Publicité la disposition de 400 présentoirs sur les
quais en région parisienne…
Après plusieurs réunions entre les deux
parties, les Norvégiens rédigent un protocole récapitulant les
points d'accord: «Les parties conviennent que, au regard du
développement actuel de la presse d'information générale gratuite à
travers le monde et en Europe, la France constitue un marché
potentiel très attractif…» Il est précisé: «20
Minutes France reconnaît que les apports du Monde, notamment dans le cadre des
discussions avec des partenaires commerciaux, des partenaires
financiers, dans le cadre des négociations avec les instances
syndicales et professionnelles en France, ainsi que dans
l'établissement de relations favorables à ce lancement avec les
pouvoirs économiques et politiques à Paris et en France, sont très
importants […]. Le Monde s'engage à
continuer de mettre en œuvre tous les moyens dont il dispose pour
faciliter la réussite de ce projet, tant à l'occasion de son
lancement que dans le long terme. Ce soutien a déjà pris et pourra,
entre autres, prendre les formes suivantes: - facilitation des
contacts dans le cadre de la recherche de partenaires financiers et
industriels […]; - mise en œuvre de son influence pour contribuer à
établir une image de marque positive pour 20
Minutes France, tant auprès de l'opinion publique que dans le
monde de la presse et de la publicité; - toutes autres interventions
par lesquelles Le Monde apporte son
soutien bienveillant à 20 Minutes,
notamment auprès d'acteurs, d'institutions ou de sociétés ayant une
quelconque influence sur la réussite du projet…»
Ce texte est on ne peut plus limpide:
les Norvégiens reconnaissent que Le
Monde est un très puissant groupe de pression en France et
acceptent de bien le rémunérer pour son opération de lobbying, y
compris en direction de l'opinion publique. Ils s'engagent ainsi à
lui offrir 2,5% du capital. Mais ce n'est pas tout. Pour ses
services futurs, le groupe Schibsted offre au lobbyiste 7,5% du
capital au prix de souscription et, de surcroît, avec un crédit de
paiement, afin de ne pas grever sa trésorerie.
Le 18 juillet 2001, Jean-Marie Colombani
écrit au groupe norvégien qu'en ce qui concerne l'impression du
gratuit il lui semble qu' «aucune difficulté majeure ne soit
susceptible d'entraver un accord formel». Il évoque aussi les
conditions à son entrée dans le capital de 20
Minutes France, qui ne saurait être inférieure à 10% du
capital, alors qu'il ne veut investir que 1 million d'euros dans les
deux prochaines années. Le groupe norvégien comprend que Le Monde n'a pas une trésorerie florissante,
mais s'évertue à compenser cette faiblesse par une surévaluation de
son action de lobbying. Or les Norvégiens cherchent de l'argent
frais pour monter leur projet. D'où l'intérêt qu'ils manifestent
pour les propositions du
Parisien.
Le 14 septembre, le représentant de 20 Minutes France informe Le Monde de l'imminence d'un accord avec Le Parisien. Dans une lettre du 21 septembre,
Jean-Marie Colombani manifeste sa «stupéfaction et [sa]
consternation». Après avoir fustigé le «manque de transparence» et
évoqué une «rupture totale», il en vient à l'essentiel: «Faire
entrer un concurrent potentiel, et donc lui donner librement accès à
tout le travail accompli, sans concertation avec nous, revient à
faire peu de cas de notre collaboration ainsi que des travaux,
études, actions de mise en relation, accomplis jusqu'à présent… Dans
ces conditions, vous ne nous laissez d'autre choix que d'interrompre
notre collaboration.» Et le patron du
Monde d'annoncer aussi sec… l'envoi d'une facture de
lobbying: «J'espère que vous aurez l'élégance de reconnaître les
efforts consentis jusqu'à présent et le dédommagement qu'ils
méritent. Nous vous enverrons prochainement une facture représentant
une estimation de notre intervention en ce sens.»
Conscients du pouvoir du Monde dans le milieu patronal, la sphère
politique et auprès des syndicats, les Norvégiens font amende
honorable, et ce d'autant plus rapidement que
Le Parisien décide de ne pas donner suite au projet
d'association. Une réunion de réconciliation est organisée le 4
octobre 2001. Les discussions entre Francis Jaluzot, président
de 20 Minutes France, et Anne
Chaussebourg, déléguée par Colombani, reprennent. Des difficultés se
font jour pour formaliser l'accord. Son patron a donné pour consigne
à Anne Chaussebourg de refuser toute référence écrite à l'action de
lobbying, qui pourrait nuire «à la réputation du journal».
Le groupe norvégien croyait parler
français; il doit apprendre la «langue du milieu», autrement dit se
contenter de la «parole verbale» des collaborateurs de Jean-Marie
Colombani… Très frileux sur ce point - la transparence, c'est bon
pour les autres - le PDG suggère même aux Norvégiens de permettre
au Monde de se cacher derrière un faux
nez, c'est-à-dire une société intermédiaire, pour que sa
collaboration se noue non pas directement avec
20 Minutes France, mais, par-dessus celle-ci, avec le groupe
Schibsted.
Bref, les Norvégiens restent dubitatifs
devant tant de complications. Peu sûrs de l'engagement du Monde, qui, de surcroît, ne veut pas mettre
beaucoup de cash, ils engagent, à la fin de l'année 2001, des
discussions avec le groupe Ouest-France. Avec les Bretons, tout va
beaucoup plus vite: Ouest-France prend
50% du capital pour 17 millions d'euros. Mais ne veut pas que Le Monde dépasse 5% du capital…
Kjell Aamot, le patron norvégien,
explique alors à Jean-Marie Colombani que ses propositions ne sont
plus les mêmes qu'au début du fait de l'accord conclu avec Ouest-France. Il promettait 2,5% d'actions
pour le lobbying? Ce sera 1,5%. Quant aux 7,5% dans le capital
de 20 Minutes France, ils sont ramenés à
5% … «On n'achète pas Le Monde pour ce
prix-là!» rétorque Colombani.
Cinq jours plus tard - le 4 février, à
10 h 46 - Eric Pialloux, directeur exécutif du
Monde, envoie un e-mail au patron norvégien pour lui
confirmer que ses conditions sont inacceptables, qu'il ne voit plus
quel intérêt Le Monde aurait à rester
dans le projet et exige le règlement d'une facture pour «services»
se montant à la bagatelle de 875 000 euros, soit près de 6 millions
de francs, dont la moitié à régler cash, le reste le 30 juin 2003 au
plus tard!
A la réception de ce courrier, Kjell
Aamot manque de s'étrangler. Mais il n'est pas au bout de ses
surprises. Dans Le Monde daté du 19
février, Colombani signe un éditorial intitulé «Le prix de la
gratuité». Il y attaque Métro - l'autre
journal gratuit, en train de s'installer à Paris - pour dumping
économique et social. Mais le texte peut être compris comme une
menace réelle contre 20 Minutes:
«Autrement dit, la règle du jeu est faussée: il ne peut y avoir deux
lois sociales aussi différentes sur le même marché. Il y a là
matière à interrogation pour les pouvoirs publics et le Conseil de
la concurrence [...]. Une question de principe est posée: n'est-ce
pas dévaloriser l'information que de la rendre gratuite? N'est-ce
pas induire que le journalisme n'apporte aucune plus- value? Depuis
le XIXe siècle, les journaux dépendent principalement de deux
sources de revenus: la contribution des lecteurs et l'apport de la
publicité. Renoncer à la première, c'est préparer le terrain d'une
uniformité mortelle pour l'information.»
Le patron du
Monde en remet une louche dans
Stratégies en affirmant que «la presse gratuite provoque une
distorsion de concurrence hallucinante. Elle se présente comme un
dépliant publicitaire pour être distribuée dans les gares, lieux
pour nous inaccessibles à la vente à la criée…» Quelle
extraordinaire duplicité, puisque que c'est le même Jean-Marie
Colombani qui a joué les go between
entre la direction de 20 Minutes et
France Rail Publicité!
Méditant sur son comportement, Jaluzot,
le patron français de 20 Minutes, se
demande s'il a le loisir d'envoyer aux pelotes Colombani et sa
facture. Il se dit que le chantage de la direction du Monde, s'il n'est pas transparent, se laisse
deviner: sans la bienveillance du Monde,
pas de paix sociale, et donc pas d'impression du gratuit! Car
Jaluzot a compris que Jean-Marie Colombani a les syndicalistes du
Livre dans sa poche, liés qu'ils sont par les accords conclus avec
eux depuis l'avènement de la nouvelle direction du Monde. Mieux: quand les syndicalistes jettent
sur la chaussée des centaines de milliers d'exemplaires de gratuits
ou empêchent par la force les colporteurs de les distribuer,
l'état-major du quotidien intervient auprès des responsables de
l'ordre public non pour empêcher ces agissements, mais pour faire
libérer tels ou tels de ceux qui ont commis des voies de fait. Et
ministre ou préfet de s'exécuter!
Bref, le lancement chaotique de 20 Minutes - dont la distribution a été
sabotée par le Livre CGT - convainc Jaluzot de reprendre langue
avec Le Monde pour imprimer
partiellement le gratuit sur ses rotatives. Un accord se dégage: Le
Monde Imprimerie fabriquera 225 000 exemplaires (soit la moitié
du tirage) le dimanche et le lundi soir, le reste du tirage étant
assuré par Québécor. Par «réalisme» - c'est-à-dire, en fait, par
peur des nuisances que pourrait occasionner l'harmonieux couple
Syndicat du livre-direction du Monde -
le groupe norvégien a accepté un surcoût au numéro de quelque 50%
….
Cette singulière affaire révèle le côté
Mister Hyde de Jean-Marie Colombani. Pendant que Dr
Jekyll-Jean-Marie rappelle à longueur d'éditorial les règles de
l'équité et de la libre concurrence, les principes de loyauté et de
transparence, Mister Hyde-Colombani monnaie à la façon d'un chef de
clan ses relations et sa capacité de nuire. Il pianote tour à tour
sur toutes les touches blanches et noires de son clavier. Il y a la
touche éditorialiste, bien connue du grand public, ou celle, tout
aussi immaculée, de PDG du groupe Le Monde. Il y a par ailleurs les
touches sombres: «ami» de la CGT du Livre, «copain» des barons de la
distribution de la presse…
