
Jean-Marie Colombani a eu l'occasion de
s'indigner des turpitudes de la Chiraquie, notamment dans un
éditorial remarquable intitulé «Morale publique»: «L'affaire des
voyages a mis en évidence des faits qu'il nous faut regarder en
face. Le premier fait est que Jacques Chirac, étant maire de Paris,
capitale de la France, […] s'est offert, ainsi qu'à sa famille, des
voyages privés sans rapport avec ses fonctions électives.»
Une telle leçon de vertu ne peut émaner
à l'évidence que d'un citoyen au-dessus de tout soupçon. Qui refuse
tout voyage privé qu'il ne paierait pas lui-même. Qui s'interdit de
profiter de sa fonction pour obtenir des avantages. Qui déclare
intégralement ses revenus, y compris ceux des ressources liées à sa
fonction qui lui permettent d' «alléger ses dépenses
courantes».
Après qu'il eut payé le prix fort pour
ses pratiques, Pierre Botton a osé s'en prendre au patron du Monde dans son livre Il
y a toujours des complices (Flammarion). Non seulement le
livre de Pierre Botton n'a pas été recensé par
Le Monde, mais seul Libération a
osé un articulet évoquant les manquements à la déontologie de
Jean-Marie Colombani. Comme si les autres médias avaient une
trouille bleue du Monde: Pierre Botton
publie l'intégralité de l'audition de Colombani par le juge
Courroye, le 12 novembre 1993. Remarquons d'abord que ce PV a mis
plus de huit ans à sortir! Quand certains hommes politiques sont
concernés, Le Monde se procure le PV
d'audience et le publie dans les heures qui suivent
l'audition…
Pourquoi le juge a-t-il convoqué le
patron du journal de référence? Il voulait l'entendre sur la
déclaration suivante de Michel Noir: «J'ai effectivement suivi
pendant deux ou trois ans des séances de training, entre 1986 et
1988. C'était Alexandre Tarta et Michel Colomès qui organisaient ces
séances… Je sais que Colomès participait à ces séances de façon
gratuite et amicale. Il faisait parfois appel à des journalistes
extérieurs. On devait remettre à ces journalistes de l'argent en
liquide. Le prix de la séance devait être de l'ordre de 3 000
francs environ. Ont dû intervenir notamment: Pierre Tchernia,
Jean-Marie Colombani, Pierre-Luc Séguillon, Olivier de
Rincquesen.»
Colombani est mal à l'aise devant le
juge. Le journaliste du Monde «ne savait
pas» qu'il participait à des séances de média training: «Je crois
que d'autres personnes étaient avec Michel Noir, mais je ne les
connaissais pas. Je me souviens que l'un d'entre eux avait une
caméra vidéo et qu'il m'a demandé si j'acceptais qu'il filme Michel
Noir. Je n'ai pas été particulièrement étonné par la présence de
cette caméra. Je n'ai pas refusé, car je désirais nouer un dialogue
en confiance avec Michel Noir…»
Etrange réponse. On aura donc appris
que, pour Colombani, la présence d'une caméra est indispensable pour
établir un «dialogue en confiance». Puis, le juge Courroye lui ayant
lu la déclaration de Michel Noir, celle-ci déclenche la réaction
suivante: «C'était simplement une conversation dont une partie a été
filmée […]. Je ne comprends pas pour quelles raisons Michel Noir
vous a cité mon nom au sujet de ces séances de training. Je pense
que son système de défense consiste à citer le plus de noms possible
et qu'à travers le mien il cherchait à faire pression sur le
journal Le Monde. Je n'ai pas été
rémunéré après cette rencontre. Je n'ai pas perçu d'argent liquide
et je n'ai pas l'habitude d'en percevoir.» Notons au passage
l'innovation lexicale: parler à un homme politique devant une caméra
privée n'est pas une séance de média training, mais une
«conversation dont une partie a été filmée».
Au cours de la même audition, Jean-Marie
Colombani a également reconnu s'être rendu deux ou trois fois au
Festival de Cannes à l'invitation de la mairie de cette ville,
dirigée par Michel Mouillot. En revanche - juré, croix de bois,
croix de fer! … - il avait refusé l'invitation de Michel Noir et
Pierre Botton à se rendre au même festival! Les archives de Pierre
Botton sont plus fidèles que la mémoire de Colombani: «Arrivé le 9
mai 1991 pour la soirée d'ouverture en compagnie de son épouse,
Catherine, par le vol IT 5055 parti de Paris à
15 h 55 et atterri à Cannes à 17 h 15, il avait
rejoint l'hôtel Carlton où il avait été logé. Le lendemain, c'est
par le vol IT 3246 de 9 h 5 qu'il était reparti, pour
se poser à 10 h 25 à Paris-Orly.» Facture bien entendu
honorée par Pierre Botton.
Si la faiblesse coupable du directeur
du Monde envers le cinéma explique sans
doute ses voyages cannois, d'autres factures de transport et
d'hôtel, correspondant à des invitations de sociétés et
d'institutions françaises et italiennes, dorment très probablement
dans les dossiers de certains chefs comptables. Le directeur du Monde a ainsi été invité à Venise à de
multiples reprises, à l'occasion de la Biennale ou d'une exposition,
mais aussi vers d'autres destinations. Ces «écarts» ne sont sans
doute pas exceptionnels. Il est pourtant difficile de l'établir, car
la plupart des informateurs potentiels préfèrent rester anonymes. Ce
n'est que coupé pénalement du monde que l'on peut accepter de… se
moquer du Monde: dans le grand Monopoly
de l'establishment parisien, il faut se trouver à la case «Prison»
pour accepter de prendre le risque de s'en affranchir…
Tel est aussi le cas de Jean-Michel
Boucheron. L'ancien maire d'Angoulême se souvient du temps où
François Mitterrand pariait sur lui: «Pendant la première
cohabitation, Jean-Louis Bianco m'a téléphoné pour me fixer un
rendez-vous avec le président. En présence du secrétaire général, le
président m'a encouragé à prendre une dimension nationale et à
perfectionner mon élocution télévisuelle. Quelques jours plus tard,
Bianco m'a présenté Jacques Pilhan, qui a décidé d'organiser pour
moi quelques séances de média training… Je me suis ainsi retrouvé
dans les sous-sols de Temps public - la société de Pilhan, située à
côté de l'ambassade du Zaïre - dans un petit studio de télévision,
face à deux caméras, un cadreur et un preneur de son, et… Jean-Marie
Colombani. Lequel a joué le rôle d'interviewer…»
Sans en avoir la preuve formelle,
Jean-Michel Boucheron est convaincu que Pilhan payait ces
prestations avec des billets sortis de l'armoire forte du directeur
du cabinet du président. Toujours selon Boucheron, il semble bien
qu'il n'ait pas été le seul «client» à s'entraîner de la
sorte…
Après son accession à la tête du
journal, Jean-Marie Colombani augmente son propre salaire de 85%.
Pourquoi pas? … Mais pourquoi, sitôt après sa prise de fonction,
établir sa résidence fiscale en Corse en déclarant ses revenus à
Poggio-di-Nazza, le village de la famille Colombani? On a du mal à
croire que le patron du Monde ignore
qu'il est illégal de déclarer ses impôts sur le lieu d'une de ses
résidences secondaires. En 1997, l'administration fiscale lui
notifie sèchement qu'il doit déclarer ses impôts à Paris. Il
s'exécute, non sans quelques bizarreries. Ainsi, en 2001, le
contribuable a encore délocalisé une partie de ses revenus, au
minimum sa pige de RTL, en Corse. Peut-être Colombani s'est-il
persuadé que tout finit par s'arranger avec le fisc? En janvier
1990, alors qu'il n'était encore que rédacteur en chef, il avait
appelé Philippe Martin, chef de cabinet de Michel Charasse, pour lui
demander d'intervenir en sa faveur dans une affaire fiscale qui
aurait pu être utilisée pour l'empêcher de prendre la présidence
du Monde. On accéda à sa
requête…
Il perçoit désormais 29 919 euros
par mois, dont 4 300 au titre de l'ancienneté et 4 116 de
piges (!). A cette somme s'ajoutent 2 540 euros au titre de PDG du
quotidien, un confortable défraiement pour le loyer de son
appartement (3 511 euros) et une voiture de fonction. Le
montant de ces émoluments ne satisfait guère le patron du Monde. Malgré des revenus annuels dépassant
les 3 millions de francs - ce que nul n'a l'air de savoir à
l'intérieur du journal - il réussit encore à gratter d'autres menus
avantages ici et là…
Evoquant l'attitude engagée de
Beuve-Méry, Edwy Plenel écrivait qu'elle était «menacée par son
adversaire de toujours, dont l'arrogance n'a jamais été aussi
éclatante: l'argent». L'argent dans lequel, on le sait, en disciple
acharné de Charles Péguy, Beuve-Méry voyait le «mal», au point de
penser «qu'à partir d'un certain revenu les hommes se désagrègent
presque nécessairement».
