mercredi 19 février 2003
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La face cachée du Monde
L'Express du 20/02/2003
La face cachée du «Monde»
La déontologie selon Colombani
Extrait du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen
Jean-Marie Colombani a eu l'occasion de s'indigner des turpitudes de la Chiraquie, notamment dans un éditorial remarquable intitulé «Morale publique»: «L'affaire des voyages a mis en évidence des faits qu'il nous faut regarder en face. Le premier fait est que Jacques Chirac, étant maire de Paris, capitale de la France, […] s'est offert, ainsi qu'à sa famille, des voyages privés sans rapport avec ses fonctions électives.»

Une telle leçon de vertu ne peut émaner à l'évidence que d'un citoyen au-dessus de tout soupçon. Qui refuse tout voyage privé qu'il ne paierait pas lui-même. Qui s'interdit de profiter de sa fonction pour obtenir des avantages. Qui déclare intégralement ses revenus, y compris ceux des ressources liées à sa fonction qui lui permettent d' «alléger ses dépenses courantes».

Après qu'il eut payé le prix fort pour ses pratiques, Pierre Botton a osé s'en prendre au patron du Monde dans son livre Il y a toujours des complices (Flammarion). Non seulement le livre de Pierre Botton n'a pas été recensé par Le Monde, mais seul Libération a osé un articulet évoquant les manquements à la déontologie de Jean-Marie Colombani. Comme si les autres médias avaient une trouille bleue du Monde: Pierre Botton publie l'intégralité de l'audition de Colombani par le juge Courroye, le 12 novembre 1993. Remarquons d'abord que ce PV a mis plus de huit ans à sortir! Quand certains hommes politiques sont concernés, Le Monde se procure le PV d'audience et le publie dans les heures qui suivent l'audition…

Pourquoi le juge a-t-il convoqué le patron du journal de référence? Il voulait l'entendre sur la déclaration suivante de Michel Noir: «J'ai effectivement suivi pendant deux ou trois ans des séances de training, entre 1986 et 1988. C'était Alexandre Tarta et Michel Colomès qui organisaient ces séances… Je sais que Colomès participait à ces séances de façon gratuite et amicale. Il faisait parfois appel à des journalistes extérieurs. On devait remettre à ces journalistes de l'argent en liquide. Le prix de la séance devait être de l'ordre de 3 000 francs environ. Ont dû intervenir notamment: Pierre Tchernia, Jean-Marie Colombani, Pierre-Luc Séguillon, Olivier de Rincquesen.»

Colombani est mal à l'aise devant le juge. Le journaliste du Monde «ne savait pas» qu'il participait à des séances de média training: «Je crois que d'autres personnes étaient avec Michel Noir, mais je ne les connaissais pas. Je me souviens que l'un d'entre eux avait une caméra vidéo et qu'il m'a demandé si j'acceptais qu'il filme Michel Noir. Je n'ai pas été particulièrement étonné par la présence de cette caméra. Je n'ai pas refusé, car je désirais nouer un dialogue en confiance avec Michel Noir…»

Etrange réponse. On aura donc appris que, pour Colombani, la présence d'une caméra est indispensable pour établir un «dialogue en confiance». Puis, le juge Courroye lui ayant lu la déclaration de Michel Noir, celle-ci déclenche la réaction suivante: «C'était simplement une conversation dont une partie a été filmée […]. Je ne comprends pas pour quelles raisons Michel Noir vous a cité mon nom au sujet de ces séances de training. Je pense que son système de défense consiste à citer le plus de noms possible et qu'à travers le mien il cherchait à faire pression sur le journal Le Monde. Je n'ai pas été rémunéré après cette rencontre. Je n'ai pas perçu d'argent liquide et je n'ai pas l'habitude d'en percevoir.» Notons au passage l'innovation lexicale: parler à un homme politique devant une caméra privée n'est pas une séance de média training, mais une «conversation dont une partie a été filmée».

Au cours de la même audition, Jean-Marie Colombani a également reconnu s'être rendu deux ou trois fois au Festival de Cannes à l'invitation de la mairie de cette ville, dirigée par Michel Mouillot. En revanche - juré, croix de bois, croix de fer! … - il avait refusé l'invitation de Michel Noir et Pierre Botton à se rendre au même festival! Les archives de Pierre Botton sont plus fidèles que la mémoire de Colombani: «Arrivé le 9 mai 1991 pour la soirée d'ouverture en compagnie de son épouse, Catherine, par le vol IT 5055 parti de Paris à 15 h 55 et atterri à Cannes à 17 h 15, il avait rejoint l'hôtel Carlton où il avait été logé. Le lendemain, c'est par le vol IT 3246 de 9 h 5 qu'il était reparti, pour se poser à 10 h 25 à Paris-Orly.» Facture bien entendu honorée par Pierre Botton.

Si la faiblesse coupable du directeur du Monde envers le cinéma explique sans doute ses voyages cannois, d'autres factures de transport et d'hôtel, correspondant à des invitations de sociétés et d'institutions françaises et italiennes, dorment très probablement dans les dossiers de certains chefs comptables. Le directeur du Monde a ainsi été invité à Venise à de multiples reprises, à l'occasion de la Biennale ou d'une exposition, mais aussi vers d'autres destinations. Ces «écarts» ne sont sans doute pas exceptionnels. Il est pourtant difficile de l'établir, car la plupart des informateurs potentiels préfèrent rester anonymes. Ce n'est que coupé pénalement du monde que l'on peut accepter de… se moquer du Monde: dans le grand Monopoly de l'establishment parisien, il faut se trouver à la case «Prison» pour accepter de prendre le risque de s'en affranchir…

Tel est aussi le cas de Jean-Michel Boucheron. L'ancien maire d'Angoulême se souvient du temps où François Mitterrand pariait sur lui: «Pendant la première cohabitation, Jean-Louis Bianco m'a téléphoné pour me fixer un rendez-vous avec le président. En présence du secrétaire général, le président m'a encouragé à prendre une dimension nationale et à perfectionner mon élocution télévisuelle. Quelques jours plus tard, Bianco m'a présenté Jacques Pilhan, qui a décidé d'organiser pour moi quelques séances de média training… Je me suis ainsi retrouvé dans les sous-sols de Temps public - la société de Pilhan, située à côté de l'ambassade du Zaïre - dans un petit studio de télévision, face à deux caméras, un cadreur et un preneur de son, et… Jean-Marie Colombani. Lequel a joué le rôle d'interviewer…»

Sans en avoir la preuve formelle, Jean-Michel Boucheron est convaincu que Pilhan payait ces prestations avec des billets sortis de l'armoire forte du directeur du cabinet du président. Toujours selon Boucheron, il semble bien qu'il n'ait pas été le seul «client» à s'entraîner de la sorte…

Après son accession à la tête du journal, Jean-Marie Colombani augmente son propre salaire de 85%. Pourquoi pas? … Mais pourquoi, sitôt après sa prise de fonction, établir sa résidence fiscale en Corse en déclarant ses revenus à Poggio-di-Nazza, le village de la famille Colombani? On a du mal à croire que le patron du Monde ignore qu'il est illégal de déclarer ses impôts sur le lieu d'une de ses résidences secondaires. En 1997, l'administration fiscale lui notifie sèchement qu'il doit déclarer ses impôts à Paris. Il s'exécute, non sans quelques bizarreries. Ainsi, en 2001, le contribuable a encore délocalisé une partie de ses revenus, au minimum sa pige de RTL, en Corse. Peut-être Colombani s'est-il persuadé que tout finit par s'arranger avec le fisc? En janvier 1990, alors qu'il n'était encore que rédacteur en chef, il avait appelé Philippe Martin, chef de cabinet de Michel Charasse, pour lui demander d'intervenir en sa faveur dans une affaire fiscale qui aurait pu être utilisée pour l'empêcher de prendre la présidence du Monde. On accéda à sa requête…

Il perçoit désormais 29 919 euros par mois, dont 4 300 au titre de l'ancienneté et 4 116 de piges (!). A cette somme s'ajoutent 2 540 euros au titre de PDG du quotidien, un confortable défraiement pour le loyer de son appartement (3 511 euros) et une voiture de fonction. Le montant de ces émoluments ne satisfait guère le patron du Monde. Malgré des revenus annuels dépassant les 3 millions de francs - ce que nul n'a l'air de savoir à l'intérieur du journal - il réussit encore à gratter d'autres menus avantages ici et là…

Evoquant l'attitude engagée de Beuve-Méry, Edwy Plenel écrivait qu'elle était «menacée par son adversaire de toujours, dont l'arrogance n'a jamais été aussi éclatante: l'argent». L'argent dans lequel, on le sait, en disciple acharné de Charles Péguy, Beuve-Méry voyait le «mal», au point de penser «qu'à partir d'un certain revenu les hommes se désagrègent presque nécessairement».

 
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