mercredi 19 février 2003
© DR

La face cachée du Monde
L'Express du 20/02/2003
La face cachée du «Monde»
La trésorerie plonge, mais tout va bien
Extrait du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen
En 2001, Le Monde continue sa progression et son expansion… Lemonde.fr, premier site français d'information… Le redressement du groupe Midi libre se confirme… Courrier international confirme son succès… Le Monde 2, un pari réussi…

Qu'a dû penser le lecteur du quotidien de référence en lisant ces énoncés triomphalistes? Pas grand-chose, sans doute. Les pages 24 et 25 du Monde daté des 26 et 27 mai 2002 relèvent de la communication d'entreprise à destination des actionnaires, ou plutôt - ce qui est encore plus important - de futurs actionnaires, puisque Le Monde a annoncé à ce moment-là son intention d'entrer en Bourse. Candidat à la cotation, Le Monde doit donc en accepter les règles, dont la première est la transparence de ses comptes. Le bilan du Monde aurait donc dû être établi selon les normes financières officielles, ce qu'il a omis de faire, surprenant sans doute la célébrissime vigilance du directeur de la rédaction...

Nous avons sollicité l'un de ces experts, reconnu sur la place de Paris et, de surcroît, lecteur assidu du Monde. Ce spécialiste des médias n'a formulé qu'une exigence: garder l'anonymat.

«Ça fait Enron!» Tel a été le premier commentaire de l'homme de l'art. Il a enchaîné: «Quand vous affirmez, comme le fait l'article, que le journal poursuit sa progression et son expansion, à quoi pensent les analystes financiers? Ils s'attendent à ce que les résultats progressent eux aussi. Et là, patatras! Il y a des pertes importantes et un gros endettement!»

Prenons Vivendi Universal. Messier a dit que ses résultats de 2001 étaient formidables, mais qu'il y avait un petit problème comptable… En réalité, le trou était déjà de 14 milliards d'euros! … De la même façon, quand le patron du Monde annonce dans son éditorial que "l'année 2001 a montré la capacité du Monde à résister à la dégradation de son environnement économique et à réagir avec succès après le choc du 11 septembre'', je comprends que cette société, qui faisait des bénéfices en 2000, a bien résisté, et que, malgré les difficultés, elle est encore bénéficiaire en 2001. Or elle affiche de lourdes pertes!»

Il faut chercher pour trouver l'information essentielle, qui concerne le résultat net consolidé. Lequel est passé d'un bénéfice de 7,4 millions d'euros à une perte de 13,1 millions d'euros, soit un écart de 20,5 millions d'euros. Ce qui revient à dire qu'en une année les comptes se sont dégradés de quelque 135 millions de francs! Ou bien, si l'on veut comparer avec le passé, les pertes de 2001 ont pratiquement doublé par rapport aux pertes dramatiques de l'exercice 1994, la dernière année de l'ancien Monde.»

Ce qui me choque, poursuit l'analyste financier, c'est que, dans sa rubrique économique, Le Monde exige des sociétés transparence et rigueur; il engage même des investigations pour traquer la réalité économique que cachent parfois les comptes de certaines entreprises communiqués à leurs actionnaires. Eux qui donnent des leçons de transparence financière s'en exonèrent totalement!»

Notre expert relève que le groupe affiche un endettement de 80 millions d'euros, soit un demi-milliard de francs. «La trésorerie s'est dégradée, elle doit être très tendue. Ils ont investi 33 millions d'euros en 2001, l'année même où ils ont fait plus de 13 millions de pertes. Par quel miracle ont-ils financé leurs investissements? Par des emprunts et par des ORA (obligations remboursables en actions). Le recours à ces ORA doit signifier tout simplement qu'ils ne disposaient plus de crédits bancaires et qu'ils ont emprunté auprès d'entreprises amies…»

L'audit succinct de notre ami se clôt par le souvenir d'un article du Monde du 14 mars 2002 - «Excellent!» - intitulé: «Trucs et astuces pour présenter ses comptes» et sous-titré «Les sociétés multiplient les méthodes pour afficher leur bilan au mieux de leurs intérêts». En réalité, les deux pages qu'il a sous les yeux montrent que la direction du groupe utilise ces mêmes astuces dénoncées par la rubrique Economie du quotidien!

L'analyste financier enchaîne: «Le patron du Monde met en œuvre des pratiques qu'il a beaucoup reprochées à Jean-Marie Messier: il communique au lieu d'informer et est ainsi très discret sur ce qui intéresse le plus les lecteurs mais aussi les financiers, puisqu'il représente la vraie valeur de l'entreprise: le journal Le Monde lui-même.» Ces conclusions rejoignent le souci du comité d'entreprise du Monde. Le 26 juin 2001, l'expert-comptable que celui-ci avait mandaté relevait déjà que «le niveau actuel d'endettement atteint un plafond qui ne saurait être dépassé. Il faut donc trouver de nouveaux capitaux».

Le groupe Le Monde, estime Colombani, doit trouver, en dehors du Midi libre, d'autres filiales «tiroirs-caisses» pour subventionner la maison Monde, structurellement déficitaire. Le rachat du groupe PVC (Publications de la Vie catholique) obéit a cette stratégie. Mais, si la liberté de Rome repose sur l'asservissement de ses provinces, ces dernières doivent rester dans l'ignorance de cet état de fait.

Alors que l'équilibre était prévu à la fin du premier semestre 2002, celui-ci se termine pour la maison mère, c'est-à-dire pour le quotidien, par une perte d'exploitation d'environ 2 millions d'euros. Et, trois mois plus tard, le 1er octobre 2002, Colombani adresse une lettre à l'ensemble du personnel pour lui faire part de la grave dégradation de la situation économique et financière de l'entreprise, à la suite, écrit-il, d'une «conjoncture qui s'est fortement dégradée». La lettre annonce des mesures drastiques pour «abaisser le point d'équilibre de la maison Monde, et réduire nos coûts de fonctionnement, à périmètre constant, de 10% sur trois ans, dont 5% dès 2003». Le 7 janvier dernier, Jean-Marie Colombani a annoncé des pertes d'environ 3 millions d'euros pour le groupe Le Monde. Selon des sources internes, cette présentation enjolive énormément la situation: en fait, c'est le résultat brut d'exploitation qui se monte à - 3,2 millions d'euros. Le résultat net, lui, qui mesure la rentabilité réelle de la société, s'élève à - 12,1 millions d'euros, soit - 80,6 millions de francs. Cette médiocre performance prend notamment en compte les pertes exceptionnelles (4,6 millions d'euros), et les frais financiers (3,6).

Ainsi, le groupe Le Monde a enregistré en deux ans des pertes dépassant 25 millions d'euros, soit 167 millions de francs! Jamais, depuis sa création, Le Monde n'a vécu de telles affres financières. Notre analyste ne savait pas plus qu'au moment de l'achat du Midi libre la direction du Monde s'était engagée à l'égard de son banquier, la BNP, à ne pas dépasser un ratio d'endettement de 20%. Une fois la ligne jaune franchie, au printemps 2002, la BNP a refusé de consentir un nouveau prêt pour passer ce cap difficile. Un refus qui suivait les résultats d'une consultation officieuse demandée à la COB par la direction du quotidien et visant à savoir comment elle réagirait à une introduction en Bourse: «Ne faites pas cette opération, car on donnerait un avis négatif.»

Enfin - c'est sans doute le point le plus important - ces manipulations ont créé un véritable rideau de fumée autour de la diffusion, qui est pourtant, lorsqu'on les interroge, le principal argument avancé par les avocats de la direction du Monde pour défendre la stratégie de Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel. Car le traitement des «affaires», l'angle people de la Une, les «coups» et scandales mis en avant par le marketing du nouveau Monde n'y ont rien fait: les ventes journalières au numéro - kiosques, maisons de la presse et autres boutiques - qui constituent le véritable thermomètre de la santé d'un quotidien, n'ont cessé de baisser depuis 1995. «En cinq ans, nous pourrions remplir le Parc des Princes avec nos nouveaux lecteurs», s'est vanté un jour Jean-Marie Colombani. En l'an I du nouveau Monde, 236 133 lecteurs achetaient tous les jours en kiosque le journal de Colombani et Plenel. Ils n'étaient plus que 213 014 en 2001, soit quelque 23 000 en moins, grosso modo, soit la moitié du Parc des Princes. Et encore, les gradins du stade des lecteurs disparus auraient pu être encore beaucoup plus remplis… sans la tragédie du 11 septembre!

 
Retour à la page précédente
 

© L'EXPRESS