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• LE MONDE | 03.02.03 | 12h38


La notation des salariés est remise en question aux Etats-Unis
Outre-Atlantique, les procès se multiplient contre l'utilisation par certaines multinationales de quotas prédeterminés de personnes à juger non performantes. Des groupes prennent leur distance avec le système d'évaluation prôné par Jack Welch, l'ancien patron de General Electric
Goodyear, Caterpillar, Capital One Financial, Lucent... : le nombre d'entreprises attaquées en justice pour leur système d'évaluation des salariés ne cesse d'augmenter aux Etats-Unis. Toutes sont adeptes de la méthode imaginée par Jack Welch, alors PDG de General Electric : fixer chaque année un quota de personnes à mal noter. Ce système a fait florès : le quart des 500 plus grandes entreprises américaines l'aurait adopté ces dernières années. Certains managers reconnaissent les excès du système, comme Larry Bossidy, ancien bras droit de jack welch, qui souligne que ce type d'évaluation "divise les salariés". En France, l'affaire IBM a révélé un malaise quant à l'utilisation de quotas dans les entreprises. Une actualité qui relance l'éternel débat sur l'évaluation équitable du travail et des performances des salariés.

Goodyear a jeté l'éponge. Depuis janvier 2003, le groupe américain de pneumatiques a abandonné son système d'évaluation : il n'applique plus le quota de 10 % de salariés qu'il fallait, chaque année, noter "C", l'appréciation la plus mauvaise. Cette pratique adoptée en décembre 2000 n'aura, tout compte fait, tenu que deux ans.

"Cette notation forcée entraînait beaucoup de confusion parmi les salariés et le management", explique prudemment Keith Trice, le porte-parole de Goodyear. L'entreprise a, en fait, renoncé publiquement à son système de quotas... un jour avant qu'une plainte pour discrimination ne soit déposée.

Le cabinet d'avocat Pitt, Dowty, McGhee, Mirer & Palmer, qui défend le dossier de plusieurs salariés notés "C" puis licenciés, n'est pas un novice. C'est lui qui a réussi à faire plier Ford en avril 2002 : le géant automobile a préféré verser 10,5 millions de dollars pour mettre fin à la plainte de 500 salariés âgés, notés "C" et s'estimant victimes d'une discrimination. "Nous avons prouvé qu'une personne de plus de 50 ans avait cinq à six fois plus de chance d'être notée "C" qu'un trentenaire, argumente Michael Pitt, star du barreau américain. Ce système oblige les managers à mal noter un nombre défini a priori de gens. Ces évaluations ne sont donc pas basées sur la réalité des performances." Pour le cas Goodyear, le cabinet plaidera contre le même type de discrimination.

L'affaire risque de faire du bruit, car l'usage des quotas est devenu un must outre-Atlantique. Selon le magazine Fortune, le quart des 500 plus grandes entreprises américaines ont adopté ces dernières années la fameuse méthode de General Electric (GE) : chaque année, 20 % des salariés sont notés "A" ("excellent"), 70 % "B" ("moyen") et 10 % "C" ("bas"). Cette méthode appelée "forced ranking" (classement forcé) a été imaginée par Jack Welch, alors PDG de GE, dirigeant "le plus admiré au monde". Au bout de deux notations "C" d'affilée, le salarié peut être licencié.

PLAINTES POUR DISCRIMINATION

Au vu des succès économiques remportés par M. Welch – sous sa houlette, GE est redevenue la première capitalisation boursière mondiale –, les autres entreprises (dont feu Enron) ont suivi le modèle. Mais pas sans dégâts ; depuis deux ans, les plaintes se multiplient aux Etats-Unis. Sont ou été visées, outre Ford et Goodyear : Microsoft (logiciels), Conoco (pétrole), Capital One Financial (cartes de crédit), Lucent Technology (réseaux de télécommunications), Caterpillar (engins de travaux publics). Les notés "C" ou équivalent seraient le plus souvent des personnes plus âgées ou appartenant à des minorités. La très puissante AARP, association qui représente 35 millions d'Américains de plus de 50 ans, est partie prenante dans certaines plaintes. Selon nos informations, des avocats prépareraient des dossiers à l'encontre de Boeing et de Motorola.

"Le "forced ranking" est devenu, parfois, un outil pour se débarrasser rapidement de certains types de personnel", explique Harris Butler, avocat des salariés licenciés de Capital One Financial. Ce système est d'ailleurs appelé familièrement "rank and yank",littéralement "classer puis se débarrasser...".

Les menaces de procès commencent à faire reculer certaines entreprises, comme l'équipementier TRW, "qui a abandonné ce système par crainte pour son image", explique M. Pitt. D'autres font appel à des conseillers en ressources humaines pour vérifier la légalité de leur dispositif. Mais, au-delà des aspects légaux, des problèmes plus éthiques apparaissent. Le système, inventé pour "optimiser le capital humain", crée de fait une compétition sans fin entre les salariés : une personne peut avoir accompli ses objectifs, mais si tous les autres les ont dépassés, elle se retrouvera dans la catégorie "C". Des voix, et non des moindres, commencent à se faire entendre.

LE SYSTÈME "DIVISE"

Ainsi celle de Larry Bossidy, ancien bras droit de Jack Welch, et ancien PDG d'Honeywell : "Pour fonctionner, une entreprise a besoin d'un esprit d'équipe. Le "forced ranking" divise les gens et sape leur moral (...) a déclaré au Monde le coauteur du livre Execution : The Discipline of Getting Things Done(2002, à paraître chez First en février sous le titre Tout est dans l'exécution). Il faut plutôt persuader les managers de bien évaluer et aider les employés à se développer."

Des cabinets-conseils en ressources humaines, comme l'américain DDI, ont pris position contre le système. Le courrier des lecteurs du magazine Fortune témoigne du malaise : "Chère Annie, est-ce que je dois virer chaque année les 10 % les moins bons de mes salariés parce que Jack -Welch- l'a fait ?", se demande, dubitatif, le patron américain d'une grosse PME. Comme si, après l'affaire Enron, les entreprises américaines doutaient de tout. Même de leur modèle.

Le débat a indirectement atteint l'Europe. De nombreuses entreprises d'origine américaine ont instauré des systèmes de notation. Mais l'affaire IBM, révélée par Le Monde, a montré que certains groupes étaient, à l'image des Etats-Unis, tentés de fixer des quotas de salariés à mal noter. Une dérive qui est limitée par le code du travail français, beaucoup plus strict qu'aux Etats-Unis. "Le "forced ranking" n'est pas illégal en tant que tel, explique Antoine Lyon-Caen, professeur de droit social. Ce qui peut l'être, c'est l'usage qui en est fait. Licencier quelqu'un parce qu'il a obtenu deux fois la note "C" n'a rien de légitime. Ce sera au juge de voir s'il y a une faute professionnelle suffisante pour justifier le licenciement."

Claude Brunet était PDG de Ford France lorsque, en 2000, la maison mère lui a demandé d'appliquer des quotas de notation. Désormais directeur général d'Axa, il porte un regard critique sur ce système. "Le "forced ranking" est un constat d'échec de l'amélioration du mode de management. Le vrai courage est d'essayer de voir comment une personne réalise ce qu'on lui demande de faire. C'est trop facile de se cacher derrière des statistiques." M. Brunet se réjouit d'ailleurs qu'Axa, son nouvel employeur, évalue ses salariés sans recourir à la notation, mais par des entretiens annuels classiques. Pour lui, "l'échec d'un salarié relève aussi d'un problème de management". Ironiquement, il ajoute que l'amende de 10,5 millions de dollars versée par Ford aurait "mieux été investie dans la formation pour améliorer les dirigeants".

Laure Belot

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.02.03

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