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• LE MONDE | 05.02.03 | 12h58


L'impossible indemnisation des victimes du "Prestige"
Le Fipol, réuni pour la première fois depuis le naufrage du pétrolier bahaméen, a constaté, mardi 4 février, à Londres, que le montant des premiers dégâts excède déjà largement le montant de l'enveloppe disponible  : 172 millions d'euros.

Londres de notre envoyé spécial

Alors qu'un nouvel arrivage de pétrole, très important, touche la côte basque française depuis le début de la semaine, les assurances ont déjà remboursé à son armateur la perte du Prestige, le pétrolier qui a fait naufrage, le 19 novembre, au large de la Galice. Pour les populations qui subissent encore les conséquences de la marée noire provoquée par le navire, le dédommagement s'annonce plus compliqué. Réuni en comité exécutif, lundi 3 et mardi 4 février, à Londres, le Fonds international d'indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (Fipol) s'est trouvé confronté à un imbroglio qui augure mal pour les victimes.

Le Fipol, organisme intergouvernemental réunissant 85 pays, dispose pour ce sinistre d'une enveloppe de 172 millions d'euros, levés auprès des compagnies pétrolières. Mais l'évaluation des dégâts crève d'ores et déjà ce plafond. Le comité exécutif du fonds devait fixer, à Londres, un taux provisoire d'indemnisation. Il y a, en fait, renoncé, conscient que l'annonce d'un pourcentage de dédommagement, fixé à seulement 10 % ou 20 % des pertes, n'aurait fait qu'attiser la colère des victimes. Le Fipol a repoussé au mois de mai sa décision en demandant aux Etats d'affiner leurs estimations.

Le gouvernement espagnol assure avoir déjà dépensé 264 millions d'euros au 31 décembre 2002. Il estime les frais de nettoyage nécessaires à plus d'un milliard d'euros et il s'estime incapable de chiffrer le coût d'un éventuel pompage du fioul qui reste dans l'épave, par 3 500 mètres de fond. Le Fipol évoque un coût de 100 à 150 millions d'euros. Sans compter les demandes individuelles espagnoles.

La France, de son côté, annonce des sommes plus modestes : 9 millions d'euros à la fin janvier, mais l'addition devrait encore grimper, la marée noire prenant chaque jour sur la côte atlantique un tour plus dramatique. L'impact sur la saison touristique n'est pas encore connu, mais des annulations ont été enregistrées. Le chiffre d'affaires de ce secteur économique, entre la frontière espagnole et La Rochelle, dépasse 300 millions d'euros par an.

DIVERGENCES

Au cours des négociations londoniennes, des divergences sont apparues entre la France et l'Espagne. Paris soupçonne Madrid de gonfler sa facture. L'administrateur du Fipol, Mans Jacobsson, estimait, dans une note en date du 29 janvier, le coût de la dépollution en Espagne entre 150 et 200 millions d'euros, soit un montant éloigné du milliard évoqué. A titre de comparaison, les autorités françaises ont dépensé 190 millions d'euros lors de la marée noire de l'Erika, en 1999. L'Espagne a promis d'affiner ses chiffres, jugés par un observateur neutre "astronomiques".

Sans arrangement amiable entre les deux pays, le système de remboursement serait en effet menacé de blocage. En présentant leurs créances intégrales, les deux Etats assécheraient le fonds et rendraient l'indemnisation des victimes individuelles ridicule. "Si les deux gouvernements ne se mettent pas d'accord, le Fipol rencontrera de sérieuses difficultés", reconnaît M. Jacobsson. Pour sauver le fonds, l'Etat français, comme il l'avait fait pour l'Erika, est prêt à accepter de se placer après les victimes individuelles dans la liste des bénéficiaires des remboursements, mais à la condition que son homologue espagnol fasse de même. Or celui-ci rechigne : Madrid et la province de Galice ont englouti des sommes considérables depuis le mois de décembre, en partie pour rattraper l'effet désastreux de la gestion des premières semaines de crise.

"En France et en Espagne, la question est donc de savoir qui sera lésé : les victimes ou les contribuables", résume Jo Le Guen, l'ancien rameur solitaire qui a fondé l'association écologiste Keep It Blue. Le baroudeur suit assidûment depuis 1999 les travaux du Fipol et conteste la légitimité de cet organisme. "C'est un mur qui protège les pollueurs et désavantage les victimes. Avec l'Erika, ça n'a pas bien marché. Avec le Prestige, ce sera l'apothéose", estime-t-il. "Avant le Fipol, il a fallu quatorze ans aux victimes de l'Amoco-Cadiz pour se faire indemniser : il y a donc un progrès", rétorque M. Jacobsson.

Tout en défendant l'institution, l'administrateur suédois plaide pour sa réforme. L'insuffisance de l'enveloppe rend l'indemnisation de plus en plus erratique. En mai, une conférence diplomatique doit examiner un relèvement conséquent du plafond. L'Union européenne souhaite porter celui-ci à 1 milliard d'euros. Si elle n'est pas suivie, elle menace de créer son propre fonds.

Benoît Hopquin


Les armateurs critiquent Bruxelles et Madrid

L'association des armateurs pétroliers indépendants Intertanko, dont le siège est à Londres, a critiqué, lundi 3 février, le "manque de rationalité" des mesures prises par l'Union européenne pour améliorer la sécurité du transport maritime, notamment l'accélération du calendrier d'élimination des navires à simple coque ou l'interdiction d'accueillir dans les ports européens des bateaux transporteurs de goudrons ou de fioul lourd trop âgés. Selon Peter Swift, directeur général d'Intertanko, ces mesures sont "opportunistes" et risquent d'avoir des conséquences économiques graves "en perturbant l'approvisionnement de l'Europe en hydrocarbures". M. Swift a critiqué les autorités espagnoles, qui avaient décidé d'entraîner le Prestige au large, ce qui aurait provoqué "une défaillance majeure dans la structure du bateau" alors qu'il "était en condition d'être sauvé et sa cargaison aussi".


L'"Erika" a coûté au moins 500 millions d'euros

Réuni à Londres, lundi 3 et mardi 4 février, le Fipol a présenté un nouveau bilan des indemnisations des victimes de l'Erika. 5 332 dossiers ont été avalisés pour un montant de 62,5 millions d'euros. Trois ans après l'échouage du pétrolier libérien au large des côtes de la Bretagne, les demandes de dédommagement, individuelles ou émanant des collectivités locales, atteignent 196 millions d'euros. L'Etat a dépensé de son côté 190 millions d'euros et TotalFinaElf environ 180 millions d'euros. Hors dommages écologiques, le coût de la marée noire dépasse donc les 500 millions d'euros.

Les autorités françaises estiment que, en comptant les effets économiques secondaires, la facture pourrait atteindre 800 millions d'euros. Le Fipol devait étudier un éventuel relèvement du plafond d'indemnisation, actuellement fixé à 80 %, afin de le porter à 100 %. En raison des incertitudes liées notamment aux actions encore en cours devant les tribunaux français, le fonds y a renoncé, mais il a toutefois prolongé le délai pour les demandes d'indemnisation.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.02.03

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