samedi 8 février 2003

A bas la pub !
L'Express du 06/02/2003
Jean-Marie Dru
«Non, la pub n'est pas l'art du mensonge»
propos recueillis par Dominique Simonnet
«Think different.» Le message que son agence a conçu pour la campagne Apple lui irait parfaitement. Penser autrement, pour Jean-Marie Dru, c'est plus qu'un slogan: une vraie obsession. Patron du réseau mondial de publicité TBWA et théoricien de la pub très couru aux Etats-Unis, il est l'inventeur de la «disruption», méthode pour secouer les idées reçues. Cet homme-là pétille même quand on ne l'agite pas. Il promeut des yaourts et des ordinateurs, mais préfère parler de philosophie et de valeurs. Et il n'a pas de mots assez sévères pour les fonctionnaires du marketing, qu'il juge conservateurs, en particulier ces ronchons de Français
 

© P. Grolier pour L'Express

Il parle avec fébrilité, comme si ses mots s'essoufflaient derrière ses pensées. Puis, soudain, s'interrompt et s'inquiète: «Ai-je été clair?» Jean-Marie Dru plane quelque part entre New York, où il vit désormais, Paris, où il est né, et quelques capitales où il mène ses affaires... Après avoir cofondé, en 1984, l'agence de publicité BDDP (il est le second D), cet ancien HEC a dissous son bébé dans le réseau mondial TBWA Worldwide, dont il est devenu président: à 56 ans, il règne désormais sur 8 400 collaborateurs et 217 agences dans 69 pays, où sa méthode de la «disruption» est appliquée. Il y revient en détail dans son nouveau livre, Disruption Live (la VF vient de sortir aux éditions Village mondial), sorte de bible de la création à conseiller aux chefs d'entreprise anesthésiés par l'air pollué du moment.
La publicité n'a pas bonne image en France, et les consommateurs seraient, dit-on, de plus en plus méfiants. Vous qui dirigez l'un de plus grands réseaux mondiaux de publicité, partagez-vous ce sentiment?
Je fais un métier parfois mal apprécié dans ce pays, et j'en souffre, parce que je le vois, moi, comme un très beau métier. Ce dont les Français se lassent, ce n'est pas de la publicité, mais de la mauvaise publicité! Contrairement à ce que l'on prétend, il n'y a pas de publiphobie dans ce pays, mais il règne en revanche une morosité, une frilosité créative du milieu publicitaire. Cela est dû à la pensée marketing, dont la publicité est le reflet, qui est fatiguée, étriquée: elle fonctionne avec de vieux stéréotypes, crée peu de nouveaux marchés. Ce n'est donc pas la publicité qui est usée, mais le marketing!

Pourquoi cette usure?
Les méthodologies du marketing ont peu évolué. Elles datent d'une époque consumériste où l'on pensait qu'il fallait «répondre aux attentes des consommateurs». Vous connaissez le mot de Henry Ford: «Si j'avais demandé aux usagers des transports quelle innovation leur semblait désirable, ils m'auraient répondu: des chevaux plus rapides.» On sait pourtant que le consommateur ne peut dire que ce qu'il connaît déjà, mais on n'en tient pas compte, et on continue de mener les mêmes études de marché, avec les mêmes vieux modèles. Les professionnels du marketing sont très conservateurs. Souvent, ils n'utilisent cette discipline que pour grimper dans les directions générales de leurs entreprises, sans jamais avoir créé ou lancé un nouveau produit ni une nouvelle idée. Ce métier est devenu très fonctionnarisé. Ce conservatisme est flagrant en France. De toute façon, nous vivons dans un pays qui s'est toujours méfié du commerce, et donc de la publicité. Ce qui explique que la publicité française soit souvent trop décalée, trop au second degré.

Elle a quand même bien changé depuis la vieille «réclame». On est loin de «Du beau, du bon, Dubonnet».
Dans les années 1950, période où on s'équipait en biens ménagers, la publicité s'efforçait de démontrer la performance des produits: ma lessive lave plus blanc, mes verres brillent davantage… c'était une période dite «d'apprentissage». Dans les années 1970 et 1980, la publicité s'est diversifiée, elle a cherché à incarner des émotions ou un monde imaginaire, comme celui du cow-boy de Marlboro… A la fin des années 1980, il s'est produit une rupture totale: on a admis qu'il y avait une corrélation entre l'impact du message et le plaisir pris à le regarder, et qu'il fallait donc être à la fois attirant et efficace. En même temps, on s'est intéressé de plus en plus à la signification des marques, qui ont pris une valeur propre. Aujourd'hui, la publicité a deux objectifs: à court terme, augmenter les ventes d'un produit; à long terme, construire des marques. En France, Danone ou L'Oréal ont ainsi acquis beaucoup de valeur. Mais, parmi la centaine de grandes marques qui pèsent dans le monde, les françaises restent peu nombreuses.

© P. Grolier pour L'Express


«Si une marque n'évolue pas, elle meurt»

 
Toujours à cause du marketing frileux?
Oui. On reste frileux dès qu'il s'agit de toucher à la marque. Une fois qu'on en a défini la personnalité, les contours, son «code génétique» comme on dit dans le milieu, on ne la remet plus jamais en question. Ce qui est très dangereux: une marque, c'est une idée vivante! Pour lui donner du poids, il faut d'abord lui faire incarner des valeurs fortes - le dépassement de soi pour Nike, la confiance pour Darty, la créativité de l'esprit pour Apple ou encore la santé pour Danone. Mais ensuite, il faut la faire évoluer. Si elle n'évolue pas, elle meurt.

Pour cela, vous avez inventé une méthode qu'appliquent toutes vos agences dans le monde, baptisée «disruption». En clair, il s'agit d'opérer des ruptures.
Oui, à l'exemple de l'athlète Dick Fosbury, qui, lors des Jeux olympiques de Mexico en 1968, révolutionna le saut en hauteur en passant la barre sur le dos (jusque-là on la franchissait sur le ventre). Nous prenons souvent cet exemple pour illustrer notre méthode. Son objet est de trouver des idées nouvelles et de secouer le marketing. Elle est appliquée aujourd'hui par nos agences, dans les nombreux pays où nous sommes implantés, et constitue pour nous une sorte de ciment culturel, un langage commun. Nous nous en servons aussi dans des «journées de disruption», sorte de brainstorming, organisées partout dans le monde avec nos clients. C'est un processus en trois temps: on commence par identifier les idées reçues et conventionnelles, on cherche une idée en rupture et on élabore une vision du futur pour la marque.

Pour comprendre, il nous faut des exemples.
La vodka Absolut: l'idée conventionnelle est qu'une vodka, comme un whisky, doit vanter ses origines, son terroir. Nous l'avons au contraire considérée comme une griffe de mode, et nous avons mis en scène une bouteille comme un signe de reconnaissance. Même chose avec McDonald's: il ne fallait pas, disait-on, parler de l'entreprise, dont l'image était controversée. Nous avons lancé des campagnes sur la qualité du bœuf, la nutrition, les emplois des jeunes, en rupture totale avec la réserve habituelle de la compagnie. Autre exemple: les campagnes imaginées par notre agence de Los Angeles pour Apple. «Ce n'est pas à l'homme de s'adapter à la machine, mais l'inverse», affirmions-nous à la création du Macintosh, en 1984. Tous les fabricants d'ordinateurs ont fini par dire la même chose; alors, nous avons opéré une nouvelle rupture: «Think different». On ne parle plus cette fois de la machine, mais de l'esprit créatif que prône Apple, en mettant en scène Picasso, Einstein, Lennon, Martin Luther King, «des gens qui n'aiment pas trop les règles et n'ont que très peu de respect à l'égard des choses établies». Demain, Apple apparaîtra comme le cœur du style de vie numérique… C'est ce souci constant d'évolution qui a permis à cette marque de tenir face aux mastodontes comme IBM.

Vous êtes allé assez loin dans cette démarche, jusque dans la lutte contre le sida.
Oui. L'Afrique du Sud est le pays le plus touché par le virus. Là-bas, les malades sont expulsés de leurs villages et traînent sur les routes, à l'abandon. Il était admis qu'il ne fallait pas rappeler les souvenirs douloureux du pays. Notre agence de Johannesburg a rompu avec ce tabou, en reprenant des photos historiques de l'apartheid sur lesquelles on avait simplement remplacé le «White only» par des «Non Aids only». Nous avons traité l'exclusion des malades comme une ségrégation, au même titre que l'apartheid. Vous imaginez l'impact… Nous avons affiché dans la rue les visuels que chaque Sud-Africain souhaitait oublier! Autre exemple, en Grande-Bretagne: dans les pays anglo-saxons, la publicité politique fait le panégyrique du candidat et dénigre le concurrent. Nous, nous avons exposé les réalisations du parti de Tony Blair en en attribuant le mérite aux électeurs eux-mêmes: «Thank you!» disait simplement le slogan.

Toujours faire du nouveau, cela aussi peut devenir une forme de convention.
Vous avez raison. Il faut choisir le bon moment pour oser une rupture: lorsque vos concurrents vous imitent, lorsque vous faites trop de promotion (ce qui signifie que votre offre manque de substance), lorsque vos consommateurs ne se renouvellent pas assez vite ou trop vite… Tous les dix ans, tous les six mois, tout dépend de la marque et des produits. Le consommateur a évolué face à la publicité. Il est devenu, lui aussi, un spécialiste du marketing. Il ne veut plus être une cible. Il veut une relation d'adulte à adulte.

Tout est permis en publicité?
Non. La pub, ce n'est pas l'art du mensonge. Ni de l'illusion. Notre rôle n'est pas pour autant d'informer, mais de vendre. D'où la recherche du meilleur argument pour vendre, souvent partiel, car toujours partial. C'est le propre de l'économie de marché. Cela dit, je suis le premier à dire qu'il faut réglementer la publicité. Il y a quinze ans, je me suis battu pour qu'il y ait le moins possible d'interruptions publicitaires dans les films, j'ai toujours refusé de faire de la pub pour les cigarettes, je pense qu'il faut réglementer les messages adressés aux enfants, et je plaide pour la transparence avec nos clients: il faut leur dire ce que l'on pense, même s'ils n'ont pas envie de l'entendre. La sincérité est fondamentale dans ce métier. La mesure, aussi: il faut savoir ne pas en faire trop. La publicité pour Benetton, par exemple, s'est perdue en route: une campagne sur le racisme aurait été légitime pour United Colours of Benetton. Mais pas sur le sida, ou sur d'autres sujets injustifiés comme ils l'ont fait. Pour moi, Benetton est la plus grande occasion manquée.

Ces dernières années, le monde de la pub a été très agité, les agences ont perdu de leur influence et connu une baisse de leur activité au profit des centrales d'achat d'espaces.
J'ai assisté de très près à cette maladie française, qui s'est exportée dans le monde entier. L'achat d'espaces a en effet échappé aux agences de publicité, et, du coup, l'annonceur, le publicitaire, les gens des relations publiques et les médias ne travaillent plus ensemble, ce qui est une erreur. Mais maintenant, à l'exception de Carat, toutes les agences d'achat d'espaces ont été rachetées par les grands groupes publicitaires. On est revenu à la case départ. A nous de réintégrer toutes ces disciplines.

 

© P. Grolier pour L'Express


«L'image du business français est déplorable»

Internet va-t-il susciter une nouvelle donne sur le marché publicitaire?
Beaucoup prétendent que, grâce à Internet, l'avenir est au marketing one-to-one (personne à personne), qu'il est plus efficace de communiquer avec un individu qu'avec la masse. Je ne crois pas du tout à cette thèse. Certes, il faut tenir compte du zapping et des nouvelles technologies, comme TiVo aux Etats-Unis, programme qui permet d'éviter les spots publicitaires à la télévision. Mais je continue à penser que les grands médias sont les plus adaptés pour mettre une marque en perspective. Quant à la presse écrite, elle est trop souvent traitée par les publicitaires comme un média d'appoint. Il faut lui trouver un registre propre. Pour Apple, par exemple, nos campagnes sont axées sur la marque à la télévision et sur les produits dans la presse. La répartition des rôles est claire. Je crois même qu'un certain déclin de la pub télé pourrait profiter à la presse écrite.

Quelle est votre vision des dix prochaines années?
Tout va converger. La communication interne des entreprises rejoint la communication externe; le luxe rejoint la grande consommation (à la recherche de volume, les marques de luxe se démocratisent; à la recherche de profit, les marques de grande consommation se valorisent); l'image de la marque rejoint celle de l'entreprise (lorsque l'Erika s'échoue, c'est Total qui prend; lorsque Lu ferme des usines, c'est Danone que l'on blâme). Le métier de publicitaire sera de gérer toutes ces interactions, d'orchestrer les moments où une marque va rencontrer un consommateur: sur un écran de télé, devant une affiche, dans un magazine, sur le Net… Pour l'instant, nous sommes des sous-développés dans ce domaine.

On imagine que la publicité sera, elle aussi, de plus en plus mondialisée.
Plus une idée créative est forte, plus elle est universelle. D'une certaine manière, je vis déjà les Nations unies de la publicité! Les campagnes de Nike, d'Absolut, de Sony ou de Coca-Cola sont identiques à Paris et à Shanghai. Savez-vous que le deuxième centre de profit de Proctor & Gamble, première société de grande consommation dans le monde, est la Chine? Ce marché-là explose. Bientôt, on verra arriver chez nous les marques chinoises comme on a vu autrefois arriver Toyota et Honda.

Dans cette nouvelle donne, la France aurait donc du souci à se faire...
Je suis triste de voir que ce pays n'exploite pas ses capacités. Pourtant, 20 000 Français travaillent dans la Silicon Valley, c'est même la deuxième nationalité présente, après les Américains, bien entendu. En France, on critique toujours le système du marché tout en y participant. Du coup, l'image du business français est déplorable, et la France souffre partout d'un manque de notoriété. Au Japon, les gens de Michelin n'osent même pas dire que leur marque est française - on la croit allemande. Qui connaît Axa en Amérique ou Accor en Angleterre? Or un pays est comparable à une marque. La Pologne, l'Afrique du Sud, le Canada ont lancé des campagnes de publicité sur leur image, pour attirer des immigrants, des capitaux, des entreprises. J'ai essayé de convaincre plusieurs ministres du Commerce extérieur de faire la même chose pour la France. En vain. Faire quelque chose que leurs électeurs ne verront pas ne les intéresse pas. Benjamin Franklin disait: «Il y a bien des manières de ne pas réussir, mais la plus sûre est de ne jamais prendre de risques.» Les marques sont toutes condamnées à bouger. La marque France aussi.

 
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