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© P. Grolier pour
L'Express

Il parle avec
fébrilité, comme si ses mots s'essoufflaient derrière
ses pensées. Puis, soudain, s'interrompt et s'inquiète:
«Ai-je été clair?» Jean-Marie Dru plane quelque part
entre New York, où il vit désormais, Paris, où il est
né, et quelques capitales où il mène ses affaires...
Après avoir cofondé, en 1984, l'agence de publicité BDDP
(il est le second D), cet ancien HEC a dissous son bébé
dans le réseau mondial TBWA Worldwide, dont il est
devenu président: à 56 ans, il règne désormais sur
8 400 collaborateurs et 217 agences dans
69 pays, où sa méthode de la «disruption» est
appliquée. Il y revient en détail dans son nouveau
livre, Disruption Live (la
VF vient de sortir aux éditions Village mondial), sorte
de bible de la création à conseiller aux chefs
d'entreprise anesthésiés par l'air pollué du
moment. | |
La publicité n'a pas bonne image en France, et les
consommateurs seraient, dit-on, de plus en plus méfiants. Vous qui
dirigez l'un de plus grands réseaux mondiaux de publicité,
partagez-vous ce sentiment?
Je fais un métier parfois mal apprécié
dans ce pays, et j'en souffre, parce que je le vois, moi, comme un
très beau métier. Ce dont les Français se lassent, ce n'est pas de
la publicité, mais de la mauvaise publicité! Contrairement à ce que
l'on prétend, il n'y a pas de publiphobie dans ce pays, mais il
règne en revanche une morosité, une frilosité créative du milieu
publicitaire. Cela est dû à la pensée marketing, dont la publicité
est le reflet, qui est fatiguée, étriquée: elle fonctionne avec de
vieux stéréotypes, crée peu de nouveaux marchés. Ce n'est donc pas
la publicité qui est usée, mais le marketing!
Pourquoi cette usure?
Les méthodologies du marketing ont peu
évolué. Elles datent d'une époque consumériste où l'on pensait qu'il
fallait «répondre aux attentes des consommateurs». Vous connaissez
le mot de Henry Ford: «Si j'avais demandé aux usagers des transports
quelle innovation leur semblait désirable, ils m'auraient répondu:
des chevaux plus rapides.» On sait pourtant que le consommateur ne
peut dire que ce qu'il connaît déjà, mais on n'en tient pas compte,
et on continue de mener les mêmes études de marché, avec les mêmes
vieux modèles. Les professionnels du marketing sont très
conservateurs. Souvent, ils n'utilisent cette discipline que pour
grimper dans les directions générales de leurs entreprises, sans
jamais avoir créé ou lancé un nouveau produit ni une nouvelle idée.
Ce métier est devenu très fonctionnarisé. Ce conservatisme est
flagrant en France. De toute façon, nous vivons dans un pays qui
s'est toujours méfié du commerce, et donc de la publicité. Ce qui
explique que la publicité française soit souvent trop décalée, trop
au second degré.
Elle a quand même
bien changé depuis la vieille «réclame». On est loin de «Du beau, du
bon, Dubonnet».
Dans les années 1950, période où on
s'équipait en biens ménagers, la publicité s'efforçait de démontrer
la performance des produits: ma lessive lave plus blanc, mes verres
brillent davantage… c'était une période dite «d'apprentissage». Dans
les années 1970 et 1980, la publicité s'est diversifiée, elle a
cherché à incarner des émotions ou un monde imaginaire, comme celui
du cow-boy de Marlboro… A la fin des années 1980, il s'est produit
une rupture totale: on a admis qu'il y avait une corrélation entre
l'impact du message et le plaisir pris à le regarder, et qu'il
fallait donc être à la fois attirant et efficace. En même temps, on
s'est intéressé de plus en plus à la signification des marques, qui
ont pris une valeur propre. Aujourd'hui, la publicité a deux
objectifs: à court terme, augmenter les ventes d'un produit; à long
terme, construire des marques. En France, Danone ou L'Oréal ont
ainsi acquis beaucoup de valeur. Mais, parmi la centaine de grandes
marques qui pèsent dans le monde, les françaises restent peu
nombreuses.
© P. Grolier
pour L'Express

«Si une marque n'évolue
pas, elle meurt»
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Toujours à cause du marketing frileux?
Oui. On reste frileux dès qu'il s'agit
de toucher à la marque. Une fois qu'on en a défini la personnalité,
les contours, son «code génétique» comme on dit dans le milieu, on
ne la remet plus jamais en question. Ce qui est très dangereux: une
marque, c'est une idée vivante! Pour lui donner du poids, il faut
d'abord lui faire incarner des valeurs fortes - le dépassement de
soi pour Nike, la confiance pour Darty, la créativité de l'esprit
pour Apple ou encore la santé pour Danone. Mais ensuite, il faut la
faire évoluer. Si elle n'évolue pas, elle meurt.
Pour cela, vous avez inventé une méthode
qu'appliquent toutes vos agences dans le monde, baptisée
«disruption». En clair, il s'agit d'opérer des ruptures.
Oui, à l'exemple de l'athlète Dick
Fosbury, qui, lors des Jeux olympiques de Mexico en 1968,
révolutionna le saut en hauteur en passant la barre sur le dos
(jusque-là on la franchissait sur le ventre). Nous prenons souvent
cet exemple pour illustrer notre méthode. Son objet est de trouver
des idées nouvelles et de secouer le marketing. Elle est appliquée
aujourd'hui par nos agences, dans les nombreux pays où nous sommes
implantés, et constitue pour nous une sorte de ciment culturel, un
langage commun. Nous nous en servons aussi dans des «journées de
disruption», sorte de brainstorming, organisées partout dans le
monde avec nos clients. C'est un processus en trois temps: on
commence par identifier les idées reçues et conventionnelles, on
cherche une idée en rupture et on élabore une vision du futur pour
la marque.
Pour comprendre, il nous
faut des exemples.
La vodka Absolut: l'idée conventionnelle
est qu'une vodka, comme un whisky, doit vanter ses origines, son
terroir. Nous l'avons au contraire considérée comme une griffe de
mode, et nous avons mis en scène une bouteille comme un signe de
reconnaissance. Même chose avec McDonald's: il ne fallait pas,
disait-on, parler de l'entreprise, dont l'image était controversée.
Nous avons lancé des campagnes sur la qualité du bœuf, la nutrition,
les emplois des jeunes, en rupture totale avec la réserve habituelle
de la compagnie. Autre exemple: les campagnes imaginées par notre
agence de Los Angeles pour Apple. «Ce n'est pas à l'homme de
s'adapter à la machine, mais l'inverse», affirmions-nous à la
création du Macintosh, en 1984. Tous les fabricants d'ordinateurs
ont fini par dire la même chose; alors, nous avons opéré une
nouvelle rupture: «Think different». On ne parle plus cette fois de
la machine, mais de l'esprit créatif que prône Apple, en mettant en
scène Picasso, Einstein, Lennon, Martin Luther King, «des gens qui
n'aiment pas trop les règles et n'ont que très peu de respect à
l'égard des choses établies». Demain, Apple apparaîtra comme le cœur
du style de vie numérique… C'est ce souci constant d'évolution qui a
permis à cette marque de tenir face aux mastodontes comme
IBM.
Vous êtes allé assez loin dans
cette démarche, jusque dans la lutte contre le sida.
Oui. L'Afrique du Sud est le pays le
plus touché par le virus. Là-bas, les malades sont expulsés de leurs
villages et traînent sur les routes, à l'abandon. Il était admis
qu'il ne fallait pas rappeler les souvenirs douloureux du pays.
Notre agence de Johannesburg a rompu avec ce tabou, en reprenant des
photos historiques de l'apartheid sur lesquelles on avait simplement
remplacé le «White only» par des «Non Aids only». Nous avons traité
l'exclusion des malades comme une ségrégation, au même titre que
l'apartheid. Vous imaginez l'impact… Nous avons affiché dans la rue
les visuels que chaque Sud-Africain souhaitait oublier! Autre
exemple, en Grande-Bretagne: dans les pays anglo-saxons, la
publicité politique fait le panégyrique du candidat et dénigre le
concurrent. Nous, nous avons exposé les réalisations du parti de
Tony Blair en en attribuant le mérite aux électeurs eux-mêmes:
«Thank you!» disait simplement le slogan.
Toujours faire du nouveau, cela aussi peut devenir
une forme de convention.
Vous avez raison. Il faut choisir le bon
moment pour oser une rupture: lorsque vos concurrents vous imitent,
lorsque vous faites trop de promotion (ce qui signifie que votre
offre manque de substance), lorsque vos consommateurs ne se
renouvellent pas assez vite ou trop vite… Tous les dix ans, tous les
six mois, tout dépend de la marque et des produits. Le consommateur
a évolué face à la publicité. Il est devenu, lui aussi, un
spécialiste du marketing. Il ne veut plus être une cible. Il veut
une relation d'adulte à adulte.
Tout
est permis en publicité?
Non. La pub, ce n'est pas l'art du
mensonge. Ni de l'illusion. Notre rôle n'est pas pour autant
d'informer, mais de vendre. D'où la recherche du meilleur argument
pour vendre, souvent partiel, car toujours partial. C'est le propre
de l'économie de marché. Cela dit, je suis le premier à dire qu'il
faut réglementer la publicité. Il y a quinze ans, je me suis battu
pour qu'il y ait le moins possible d'interruptions publicitaires
dans les films, j'ai toujours refusé de faire de la pub pour les
cigarettes, je pense qu'il faut réglementer les messages adressés
aux enfants, et je plaide pour la transparence avec nos clients: il
faut leur dire ce que l'on pense, même s'ils n'ont pas envie de
l'entendre. La sincérité est fondamentale dans ce métier. La mesure,
aussi: il faut savoir ne pas en faire trop. La publicité pour
Benetton, par exemple, s'est perdue en route: une campagne sur le
racisme aurait été légitime pour United Colours of Benetton. Mais
pas sur le sida, ou sur d'autres sujets injustifiés comme ils l'ont
fait. Pour moi, Benetton est la plus grande occasion
manquée.
Ces dernières années, le
monde de la pub a été très agité, les agences ont perdu de leur
influence et connu une baisse de leur activité au profit des
centrales d'achat d'espaces.
J'ai assisté de très près à cette
maladie française, qui s'est exportée dans le monde entier. L'achat
d'espaces a en effet échappé aux agences de publicité, et, du coup,
l'annonceur, le publicitaire, les gens des relations publiques et
les médias ne travaillent plus ensemble, ce qui est une erreur. Mais
maintenant, à l'exception de Carat, toutes les agences d'achat
d'espaces ont été rachetées par les grands groupes publicitaires. On
est revenu à la case départ. A nous de réintégrer toutes ces
disciplines.
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© P. Grolier
pour L'Express

«L'image du business
français est déplorable»
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Internet va-t-il susciter une nouvelle donne sur le
marché publicitaire?
Beaucoup prétendent que, grâce à
Internet, l'avenir est au marketing one-to-one
(personne à personne), qu'il est plus efficace de communiquer
avec un individu qu'avec la masse. Je ne crois pas du tout à cette
thèse. Certes, il faut tenir compte du zapping et des nouvelles
technologies, comme TiVo aux Etats-Unis, programme qui permet
d'éviter les spots publicitaires à la télévision. Mais je continue à
penser que les grands médias sont les plus adaptés pour mettre une
marque en perspective. Quant à la presse écrite, elle est trop
souvent traitée par les publicitaires comme un média d'appoint. Il
faut lui trouver un registre propre. Pour Apple, par exemple, nos
campagnes sont axées sur la marque à la télévision et sur les
produits dans la presse. La répartition des rôles est claire. Je
crois même qu'un certain déclin de la pub télé pourrait profiter à
la presse écrite.
Quelle est votre
vision des dix prochaines années?
Tout va converger. La communication
interne des entreprises rejoint la communication externe; le luxe
rejoint la grande consommation (à la recherche de volume, les
marques de luxe se démocratisent; à la recherche de profit, les
marques de grande consommation se valorisent); l'image de la marque
rejoint celle de l'entreprise (lorsque l'Erika s'échoue, c'est Total qui prend; lorsque
Lu ferme des usines, c'est Danone que l'on blâme). Le métier de
publicitaire sera de gérer toutes ces interactions, d'orchestrer les
moments où une marque va rencontrer un consommateur: sur un écran de
télé, devant une affiche, dans un magazine, sur le Net… Pour
l'instant, nous sommes des sous-développés dans ce
domaine.
On imagine que la publicité
sera, elle aussi, de plus en plus mondialisée.
Plus une idée créative est forte, plus
elle est universelle. D'une certaine manière, je vis déjà les
Nations unies de la publicité! Les campagnes de Nike, d'Absolut, de
Sony ou de Coca-Cola sont identiques à Paris et à Shanghai.
Savez-vous que le deuxième centre de profit de Proctor & Gamble,
première société de grande consommation dans le monde, est la Chine?
Ce marché-là explose. Bientôt, on verra arriver chez nous les
marques chinoises comme on a vu autrefois arriver Toyota et
Honda.
Dans cette nouvelle donne, la
France aurait donc du souci à se faire...
Je suis triste de voir que ce pays
n'exploite pas ses capacités. Pourtant, 20 000 Français
travaillent dans la Silicon Valley, c'est même la deuxième
nationalité présente, après les Américains, bien entendu. En France,
on critique toujours le système du marché tout en y participant. Du
coup, l'image du business français est déplorable, et la France
souffre partout d'un manque de notoriété. Au Japon, les gens de
Michelin n'osent même pas dire que leur marque est française - on la
croit allemande. Qui connaît Axa en Amérique ou Accor en Angleterre?
Or un pays est comparable à une marque. La Pologne, l'Afrique du
Sud, le Canada ont lancé des campagnes de publicité sur leur image,
pour attirer des immigrants, des capitaux, des entreprises. J'ai
essayé de convaincre plusieurs ministres du Commerce extérieur de
faire la même chose pour la France. En vain. Faire quelque chose que
leurs électeurs ne verront pas ne les intéresse pas. Benjamin
Franklin disait: «Il y a bien des manières de ne pas réussir, mais
la plus sûre est de ne jamais prendre de risques.» Les marques sont
toutes condamnées à bouger. La marque France
aussi.