• LE MONDE | 31.01.03 |
10h57 • MIS A JOUR LE 31.01.03 | 17h18 Etre utile par Lionel Jospin "J'assume pleinement
la responsabilité de cet échec et j'en tire les conclusions en me retirant
de la vie politique après la fin de l'élection présidentielle." Tels
furent, au soir du premier tour, le 21 avril, les derniers mots de l'homme
politique Lionel Jospin, candidat défait à la présidence de la République.
Depuis lors, il s'était réfugié dans le silence, mesurant ses apparitions
et ses déclarations. Nombre de ses anciens lieutenants lui ont parlé au
téléphone, mais il s'est abstenu de commenter publiquement sa défaite. A
son retour dans la section socialiste du 18e arrondissement de Paris, le 3
décembre, il avait lancé, tout sourire, aux journalistes : "On n'a pas
besoin d'avoir une fonction pour militer et pour s'exprimer et, le moment
venu, je vous l'ai déjà dit, je le ferai." Neuf mois après son échec, il a
choisi de le faire par écrit. Du temps a passé depuis le 21 avril 2002. Il m'a fallu ce temps pour prendre de la distance avec l'événement. Aujourd'hui, le moment de m'exprimer me semble venu avec l'espoir d'être utile. Le 5 mai, partir était nécessaire et me taire était préférable. Partir, car mon échec et l'absurde éviction de la gauche du second tour de l'élection présidentielle imposaient un geste de responsabilité personnelle et un acte de rupture avec la frivolité politique qui avait perverti la campagne et le vote. Me taire, car je voulais que les conséquences immédiates de la défaite soient tirées librement par ceux, en particulier les socialistes, qui devaient prendre la suite. Parler, ce n'est pas revenir. J'ai quitté la vie politique, je n'y reviens pas. Je n'exerce plus de fonctions, je ne brigue pas de mandats. Mais je ne me désintéresse pas du débat public. Si je peux, par la réflexion, servir les socialistes, aider la gauche et être utile à mon pays, j'en serai heureux. Il me faut d'abord parler de l'élection présidentielle. Il y a deux façons d'aborder après coup la défaite du 21 avril 2002. Ou bien elle était depuis longtemps inéluctable. Ou bien elle était à l'inverse tout à fait évitable. A en croire nombre de commentaires, puisque la défaite a eu lieu, c'est qu'elle était certaine. La gauche aurait perdu parce que sa politique n'était pas bonne : elle se serait éloignée des milieux populaires, ou bien ses réformes les plus significatives - comme les 35 heures - auraient eu des effets négatifs, ou encore elle ne se serait pas assez distinguée de la droite - ce qui, avec la politique du pouvoir actuel, ne manque pas d'une certaine ironie. Pour d'autres, nous aurions été défaits parce que la pensée socialiste elle-même était anachronique, condamnée par l'évolution du monde, ce qui conduirait les socialistes à une véritable crise d'identité. Je ne partage pas ces analyses. Je ne prétends pas, bien entendu, que notre action au gouvernement ait été sans défaut ni qu'elle nous garantissait le vote des Français. Nous avons sans doute manqué de vigilance face aux messages d'insatisfaction et d'impatience qui nous étaient adressés. Les socialistes et la gauche ont été confrontés à des problèmes de fond dont les solutions restent forcément imparfaites : la mondialisation, l'Europe et l'identité nationale ; l'individualisme et la vie en commun ; la justice sociale et la compétitivité ; la liberté et la sécurité. Mais ces grandes questions sont posées à tous. Nous avons, au gouvernement, apporté des réponses effectives, et rien n'indique que la droite en donnera de meilleures. Gagner était difficile, en raison de l'usure du pouvoir, de la longue cohabitation et du climat général à la veille de l'élection. L'usure. Gouverner la France n'est jamais facile, et nous avons gouverné cinq ans. Certes, nous avons achevé la législature en bon ordre et les Français ne semblaient pas vouloir nous rejeter. Cependant, on sait que, depuis vingt-cinq ans, ils n'ont jamais reconduit une majorité parlementaire. Ensuite, la cohabitation. Elle a inscrit dans l'esprit de nos compatriotes que le gouvernement détenait la responsabilité du pouvoir alors que nous ne disposions pas de tous ses attributs et que nous ne pouvions incarner pleinement ses dimensions symboliques. Au fait de cette réalité, le président sortant, adversaire de son gouvernement, a veillé constamment à s'associer à nos réussites mais à se tenir à distance des problèmes et à nous critiquer lorsque nous étions en difficulté en épousant, à l'occasion, les mécontentements de l'opinion. Cette tactique était claire ; une gauche unie pouvait la déjouer. Enfin, le climat général à la fin de la législature. Le mérite du gouvernement de la gauche, qui lui assura sa stabilité et sa durée, fut d'avoir su instaurer, après 1997, un climat de confiance et de dynamisme dans le pays et d'avoir fait reculer massivement le chômage. Or la dernière année de la législature devint plus difficile. Les discordes dans la majorité plurielle, la fin de la baisse régulière du chômage, le règlement malaisé de plusieurs conflits catégoriels avaient sans doute modifié le sentiment des Français et entamé leur optimisme. La tragédie du 11 septembre 2001, les menaces mondiales du terrorisme, la tuerie de Nanterre, les problèmes d'insécurité et leur orchestration sont venus terriblement assombrir la fin de la période. Malgré cela, gagner était possible. Mais la gauche a été défaite, dès le premier tour. Ma part de responsabilité dans l'échec existe forcément. Je l'ai assumée en quittant la vie politique. Cette responsabilité ne réside pas à mon sens dans la nature du projet que j'ai présenté aux citoyens. Inspiré largement du projet élaboré par les socialistes en 2001-2002, je crois encore qu'il répondait mieux que celui de la droite aux besoins du pays, aux attentes des Français et aux contraintes de la période. Il est normal, la défaite venue, de mettre en cause la campagne. J'ai sans doute, comme d'autres, sous-évalué les risques du premier tour, gardant pour plus tard une partie de mes forces. La contrainte de gouverner et l'habitude de travailler collectivement m'ont aussi freiné : premier ministre, j'étais un candidat moins libre qu'en 1995. J'ai fait des faux pas. Est-ce le cœur de l'explication ? Je ne le crois pas, et j'y reviendrai. En tout cas, le résultat est là : avec 16,2 % des suffrages et 194 600 voix de retard sur le candidat de l'extrême droite, j'ai été éliminé. Ce fut le choc. La gauche était écartée du second tour. En même temps, si l'on regarde ce qui s'est passé à droite, ce premier tour était loin d'être bon pour Jacques Chirac. Bien que celui-ci se soit tenu éloigné des contraintes du pouvoir et qu'il ait, dans sa campagne, instrumentalisé sans trêve le thème de l'insécurité, il a recueilli 19,9 % des voix, soit le score le plus faible jamais réalisé par un président sortant (Valéry Giscard d'Estaing avait fait 28,3 % en 1981, François Mitterrand 34 % en 1988) et moins que ce qu'il avait obtenu en 1995 (20,8 %), alors même que la candidature d'Edouard Balladur captait 18,6 % des suffrages. La lecture de cette élection est en fait assez simple : en se divisant à l'excès, la gauche a offert une victoire sans combat à la droite. L'arithmétique électorale du premier tour le dit clairement : en 1995, le MDC et le PRG ne présentaient pas de candidat et soutenaient ma candidature : j'obtins 23,3 % des voix. En 2002, l'addition des voix séparées des candidats PS, MDC et PRG représente le même score, soit 23,7 % des voix. On peut objecter que l'électorat du MDC était composite. Mais plus de la moitié de ses voix est venue de la gauche. Sans candidat MDC et PRG, l'issue du premier tour était différente et la face de l'élection présidentielle était changée. Je n'écris pas cela pour refaire l'histoire, mais pour montrer combien le fractionnement imprudent de la majorité plurielle a rendu cette élection aléatoire. Par esprit démocratique, j'ai accepté la multiplicité des candidatures, comptant sur l'esprit de responsabilité de chacun dans la campagne pour préserver l'essentiel. De toute façon, je ne pouvais rien faire pour empêcher Jean-Pierre Chevènement d'aller jusqu'au bout d'une logique qui s'est révélée politiquement destructrice pour la gauche, pour ses compagnons et pour lui-même. Comment alors obtenir des radicaux de gauche qu'ils soient les seuls à ne pas concourir ? Par ailleurs, je pouvais espérer, après avoir gouverné cinq ans mon pays de façon honorable, que mes concitoyens ne me placeraient pas après le démagogue de l'extrême droite. Ici s'impose une réflexion sur les exigences du vote en démocratie. On le sait, après le 21 avril 2002, j'ai reçu des milliers de lettres - sans parler des témoignages oraux. Un certain nombre de leurs auteurs regrettaient de n'avoir pas voté pour moi au premier tour, alors qu'ils voulaient m'élire au second. Que dire ? Sinon qu'on ne peut élire au second tour un candidat qu'on a éliminé au premier... Bien sûr, je me suis réjoui d'avoir vu des centaines de milliers de personnes, souvent jeunes, manifester contre l'extrême droite entre les deux tours. Mais j'aimerais que nous rappelions plus souvent, dans cette France qui se montre si fière de sa République, que la démocratie se défend aussi au quotidien et est faite d'actes ordinaires et essentiels, comme celui de voter. Une élection n'est pas un sondage d'opinion, même dans un premier tour, et il vaut toujours mieux voter pour le candidat que l'on veut élire effectivement. L'abstention pose un autre problème : à se montrer complaisant à l'égard de ceux qui n'accomplissent pas leur devoir civique, on empêche de distinguer entre l'exigence déçue et l'indifférence banale. Les citoyens doivent être des acteurs de la démocratie. Revenons à la division de la majorité plurielle. On le sait, la gauche n'est pas aisément majoritaire en France et elle a besoin d'une dynamique politique pour gagner. Compte tenu du fait que l'extrême gauche se tient généralement à l'écart, il est très difficile à la gauche de l'emporter si elle-même se divise. Je le dis pour l'avenir et pour mes successeurs : la gauche qui a la volonté et le courage de gouverner ne devra plus multiplier les candidatures à la présidentielle, sous peine de consentir par avance à sa défaite. Moins émiettée, elle devra aussi être plus solidaire. Ce ne fut pas vraiment le cas en 2002, alors que nous avions gouverné cinq ans ensemble. La campagne du candidat MDC fut la plus nocive. Ministre de l'intérieur de mon gouvernement pendant plus de trois ans, Jean-Pierre Chevènement nous a attaqué sur le sujet majeur de l'insécurité. Figure ancienne de la gauche, il a prétendu remettre en cause le clivage aussi vieux que la République entre la gauche et la droite et, de façon tout à fait injustifiée, il a renvoyé dos à dos Jacques Chirac et moi-même. Dans une élection où chaque camp avait besoin pour gagner d'un engagement clair, cette attitude a brouillé les repères et démobilisé. Le Parti communiste et les Verts n'ont pas, quant à eux, rejeté ce que nous avions accompli ensemble au gouvernement. Ils ne m'ont pas confondu avec mon adversaire de droite. Mais ils n'ont pas réellement assumé ni défendu notre bilan gouvernemental. Et ils se sont plus souvent situés par rapport à moi, de façon critique, que par rapport à notre principal adversaire de droite, qu'ils voulaient pourtant battre au second tour. La logique de cette configuration s'est révélée néfaste. Elle n'apporta à personne le résultat espéré. Mais elle me retira des voix qui auraient pu faire la différence avec Jean-Marie Le Pen et Jacques Chirac. Il était pourtant contradictoire de vouloir se nourrir de la substance de celui qui avait conduit cinq ans le gouvernement en lui demandant par ailleurs de qualifier la gauche au second tour. Finalement, dans ce premier tour, j'aurai été le seul candidat de la majorité plurielle à éviter d'attaquer ses partenaires et à refuser d'ajouter la division à la division. Des erreurs dans la campagne, j'en ai commis. Mais ce qui m'a surtout manqué, dans cette si étrange élection, pour donner tout son sens et son élan à mon engagement présidentiel, c'est la dynamique politique d'une gauche rassemblée, c'est le sentiment de confiance que procure l'adhésion d'une majorité sortante au bilan commun, c'est un état d'esprit de tous tourné vers la victoire. Du coup, tout s'est joué à la marge, puis par défaut. L'élection de 2002 s'est conclue sur un double et décevant paradoxe. En 1995, j'avais permis que la gauche soit présente au second tour, et je devais sept ans plus tard laisser en tête-à-tête la droite et l'extrême droite. Quant à la gauche, faute d'avoir rassemblé d'entrée de jeu assez de suffrages sur son seul candidat susceptible de gagner l'élection présidentielle, elle allait devoir, finalement, appeler à voter dans le désarroi pour le candidat de droite afin de limiter le score de l'extrême droite. Pourtant, s'ils étaient restés unis et solidaires, la gauche et les Verts avaient, dans la présidentielle et les législatives, des chances raisonnables de gagner dans l'intérêt de la France et de s'épargner, chacun pour soi, toute "crise existentielle". Aujourd'hui, la droite est aux affaires. Que fait-elle ? Comme on pouvait s'y attendre, elle met au premier plan le thème de la lutte contre l'insécurité. L'ardeur et l'activisme du ministre de l'intérieur aidant, cette question occupe une place dominante dans la communication et le dispositif du gouvernement. Elle épouse ainsi une demande de l'opinion qu'elle a par ailleurs contribué à entretenir. Elle ne le fait pas avec des moyens supplémentaires, puisque ceux qu'elle a promis ne sont pas encore en place : il faut du temps pour recruter et former des policiers et des gendarmes. Elle le fait en ciblant et même en stigmatisant des catégories particulières (prostituées, gens du voyage, jeunes des cités), en lâchant la bride aux forces de police (ce qui peut, à terme, entraîner des dérives) et en écornant certaines libertés. Pour le moment, les statistiques situent le nombre des délits encore au-dessus de ce qui était auparavant jugé insupportable et les résultats concrets ne paraissent pas probants : ni dans les quartiers, ni dans les établissements scolaires, ni en Corse, ni contre l'ETA, ni pour protéger les convoyeurs de fonds ou certains commerces. C'est donc - paradoxe ! - plutôt contre le sentiment d'insécurité que la droite fait porter son effort aujourd'hui en multipliant les proclamations et les dispositions législatives. Il est vrai que ceux des médias qui nous harassaient hier la laissent en paix aujourd'hui. Cela aide. Elle minore les enjeux économiques et sociaux. Sous-estimant les difficultés de la conjoncture, elle attend d'un très hypothétique retour de la croissance la solution à ses problèmes. Elle n'ose pas choisir entre les engagements contradictoires du candidat redevenu président : baisse des impôts mais augmentation des dépenses, évocation des engagements européens mais accroissement des déficits publics en contradiction avec un pacte de stabilité qu'elle avait elle-même signé en 1996. Du coup, elle ne fixe pas le cap de sa politique et accroît les incertitudes qui, en économie, sont particulièrement fâcheuses. N'étant plus gaulliste mais néolibérale, elle croit apparemment qu'en démantelant nos grandes réformes économiques et sociales et en lâchant la bride à un patronat pourtant peu pressé d'investir, elle va relancer la machine. Alors que se multiplient les plans de licenciement, le combat contre le chômage n'est plus une priorité, et pas davantage la lutte contre les inégalités. L'actuelle majorité pense à l'évidence qu'un discours sécuritaire est bien suffisant pour s'adresser aux milieux populaires sans qu'il soit besoin de rien concéder au plan social. Elle va flattant l'opinion mais servant ses clientèles. Elle commence à prendre des libertés avec quelques règles républicaines. De premières menaces se profilent pour l'autorité de la justice sur la police et pour son indépendance vis-à-vis d'un pouvoir politique qui veut peser à nouveau sur les nominations. De la même manière, on doit s'inquiéter de cette réforme judiciaire improvisée par laquelle des notables non indépendants ou des experts sans formation de juge viendraient, sous couvert de proximité, remplacer des magistrats professionnels pour trancher des litiges et rendre la justice. La droite dispose aujourd'hui de tous les pouvoirs : l'Elysée, Matignon, les ministères, l'Assemblée et le Sénat, elle détient les présidences du Conseil constitutionnel et du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Apparemment, cela ne lui suffit pas. Voilà qu'elle porte atteinte au principe de la neutralité de l'administration. Pendant cinq ans de gouvernement, par principe républicain bien plus que par contrainte de cohabitation, j'ai proposé à la nomination les meilleurs serviteurs de l'Etat, sans m'attacher à leur couleur politique. Les rafales d'évictions et de nominations partisanes auxquelles le président et le gouvernement ont commencé de procéder sont choquantes et heurtent particulièrement quand il s'agit de simples obligés. Enfin, si la République est aussi une question de style et d'état d'esprit, on ne peut que s'étonner de voir les confusions qui s'opèrent parfois aujourd'hui entre les fonctions d'Etat et les liens familiaux. La dernière caractéristique de ce gouvernement est la priorité accordée à la communication. Marqués par la mésaventure d'Alain Juppé après 1995, le président, le premier ministre et le gouvernement défont plus qu'ils ne font, annoncent plus qu'ils n'agissent, tentent plus qu'ils ne décident, biaisent dès qu'ils rencontrent une résistance. En dehors du champ de l'insécurité, où la politique - qu'on l'approuve ou non - est assez claire, l'action du pouvoir apparaît dans la plupart des domaines zigzagante et confuse, même si dans sa réalité elle sert toujours les mêmes intérêts. On me dira que ce pouvoir a la faveur de l'opinion. Mais tout pouvoir élu démocratiquement en bénéficie à ses débuts. N'oublions pas surtout que le pouvoir actuel résulte de circonstances particulières : le président de la République, dont ce gouvernement et cette majorité procèdent, a été élu avec 82 % des suffrages et avec les voix de la gauche. Ce viatique ne sera sans doute pas suffisant pour que le voyage de l'équipe actuelle soit paisible jusqu'au bout. Mais il est assez normal que les Français ne démentent pas rapidement le vote massif qu'ils ont été conduits à exprimer le 5 mai dans les circonstances que l'on sait. Il serait donc illogique, malgré ses hésitations et ses premières erreurs, que le gouvernement soit touché rapidement par le reflux. D'autant que l'opposition reste marquée par la défaite et qu'elle connaît, comme il est naturel, des interrogations et des doutes. Aujourd'hui, l'opinion estime sans doute que le gouvernement répond à son aspiration à l'ordre, mais je ne vois pas qu'existe en France le climat de dynamisme et de confiance que nous avions su créer après 1997. Le regard lucide qu'il convient de porter sur la situation présente ne doit pas conduire l'opposition au découragement. La base politique de Jacques Chirac, mesurée au premier tour, était étroite. Quant au gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, il sera jugé sur la durée, et il ne lui suffira pas, pour réussir, d'être anti-Jospin sur le fond et anti-Juppé dans la forme. Un gouvernement ne peut se contenter de gérer l'opinion et d'esquiver les difficultés, il doit aussi régler les problèmes. On n'attend pas seulement de lui l'expression d'une compassion généreusement dispensée mais surtout des actions efficaces et justes : elles ne le sont pas aujourd'hui. Quant à la gauche, malgré son récent échec, les Français ne pensent pas qu'elle s'est disqualifiée au gouvernement. Elle peut défendre et son bilan et ses projets. Pour la droite, le reflux viendra. C'est souvent le sort des pouvoirs démocratiques. Il est douteux qu'il se produise sur les problèmes d'insécurité, même si les résultats ne sont pas au rendez-vous. L'opinion ne pourrait s'irriter contre le gouvernement, que si, grisé par l'assurance du ministre de l'intérieur, il commettait des erreurs graves ou menaçait des libertés essentielles. On peut penser et on doit espérer qu'il ne le fera pas. L'épreuve de vérité pour le gouvernement se situera, à mon sens, sur le terrain économique et social. Pour le moment, il passe beaucoup de temps à défaire ce que nous avons fait en prétendant desserrer des contraintes. Il affirme que la baisse des charges (du moins pour les entreprises) et la remise en cause de mécanismes protecteurs des salariés (supposés paralyser les initiatives) serviront à libérer les énergies et à stimuler l'activité économique. Nous pourrons dans quelques mois mesurer les résultats de sa politique. Nous avons su, pendant nos années de pouvoir, obtenir un taux de croissance économique régulièrement supérieur à celui de nos voisins (en particulier celui de l'Allemagne), faire puissamment reculer le chômage, tout en réduisant le déficit budgétaire, en restaurant les comptes sociaux et en épargnant au pays tout plan de rigueur. Les Français jugeront ce gouvernement sur ses performances. Je doute qu'elles puissent être satisfaisantes, tant les engagements pris sont contradictoires et le cap suivi peu clair. Si la nouvelle majorité ne réussit pas sur le plan économique, reste indifférente aux problèmes sociaux, cède à son penchant à s'approprier l'Etat et commet des erreurs en politique internationale, elle ne gardera pas au cours des années qui viennent la faveur des Français. Elle connaîtra des divisions et des affrontements de personnes quand viendra la nouvelle élection présidentielle. Si les faits me donnent raison, la gauche devra être prête alors à incarner l'alternance. Elle ne le sera pas sans un Parti socialiste fort. Comme il l'a toujours fait dans les moments d'épreuve, le Parti socialiste a engagé un débat en son sein. Il m'importe, bien sûr, mais je ne veux pas y intervenir directement. Je souhaite tenir un propos qui soit utile à tous. Parmi les questions que se posent les socialistes, j'aimerais en évoquer quatre. La première est l'analyse de ce qui s'est passé de 1997 au printemps 2002. Y a-t-il, dans l'échec du 21 avril 2002, une part accidentelle, liée à la division d'une gauche trop confiante dans sa présence au second tour, ou bien les socialistes et leur candidat ont-ils failli fondamentalement à leur tâche ? Le "droit d'inventaire", aujourd'hui comme hier, est nécessaire. Il passe par une juste appréciation de la politique que nous avons conduite pendant cinq ans. L'économie capitaliste mondialisée dans laquelle nous vivons crée mécaniquement des inégalités, entre les nations et en leur sein. Un des buts du socialisme est de réduire ces inégalités pour permettre l'épanouissement de chacun et assurer l'harmonie sociale. Mais nous devons mener cette lutte dans des conditions et avec des moyens qui ne mettent pas en péril notre économie et qui soient acceptés par notre société. Nous avons fait, au cours du XXe siècle, l'expérience tragique des solutions radicales et des raccourcis historiques : la confrontation séculaire entre le socialisme autoritaire et révolutionnaire et le socialisme démocratique et réformiste a été tranchée. L'un s'est effondré et l'autre continue son chemin. Economies de compétition, sociétés fragiles, démocraties sensibles : voilà les conditions réelles dans lesquelles nous devons agir. Si l'on prend en compte ce cadre et si l'on admet que notre socialisme n'est pas de pure contestation mais d'action, alors on peut juger vraiment ce que nous avons fait. Recherche de la croissance, modernisation de notre industrie, baisse du chômage, mesures multiples pour l'environnement, effort continu pour l'éducation, développement des services publics, actions dans les quartiers, justice fiscale, réduction du temps de travail, couverture-maladie universelle, allocation personnalisée d'autonomie, parité : pendant ces cinq longues et riches années de gouvernement, nous avons pris en compte la réalité pour mieux la changer. Telle ou telle de nos actions ou de nos inactions appelle critique, et il faut naturellement tirer des leçons de nos insuffisances. Mais je ne crois pas qu'on doive, ni qu'on puisse, mettre en cause l'ensemble du bilan de nos cinq ans au pouvoir. Ou alors, il faudrait proposer, par exemple, une politique économique et sociale tout à fait différente de celle que nous avons conduite et qui serait applicable. En outre, renier ce que nous avons fait minerait le socle d'une future reconquête. Prenons l'exemple des 35 heures, engagement phare de notre programme en 1997. Nous l'avons tenu, et mis en œuvre dans les formes qu'ont souhaitées nos parlementaires et les leaders de la gauche : sans baisses de salaire (35 heures payées 39) et rapidement, c'est-à-dire par la voie législative, même si de multiples négociations ont eu lieu ensuite entre chefs d'entreprise et syndicats. Nous avons prévu des aides (financement de baisses de charges) pour ne pas pénaliser les entreprises. Cette réforme a permis de créer entre 350 000 et 400 000 emplois, offert du temps libre et aidé à changer en mieux les conditions de vie. Elle a concerné les ouvriers et les employés aussi bien que les cadres, et ceux qui en ont bénéficié l'apprécient. En revanche, elle a été caricaturée par la droite et par certains milieux patronaux. Cependant, s'il met en cause les 35 heures, le présent gouvernement le fait au nom d'un prétendu assouplissement et sans oser les abolir. Cette offensive justifierait de la part de la gauche une vraie bataille politique pour défendre une avancée essentielle. Je crois que nous restons trop sur la réserve en l'occurrence. Il ne faudrait pas ajouter à la mauvaise foi de la droite la mauvaise conscience de la gauche ! J'ai été interloqué d'entendre récemment M. Raffarin reprocher à nos parlementaires de faire le jeu de l'extrême droite, sous prétexte qu'ils critiquaient le gouvernement. Le droit à la critique n'est-t-il pas une prérogative fondamentale de l'opposition ? Elle l'exerce à bon escient. Non seulement dans le passé la droite a usé de ce droit, mais elle a aussi, trop souvent, pratiqué la désinformation. Beaucoup de responsables et d'organes de l'opposition de droite ont multiplié les attaques de mauvaise foi sur des sujets sensibles comme les 35 heures, la sécurité, la Corse... et même la chasse. L'exemple de la Corse est particulièrement démonstratif. Après avoir fermement conduit, à la suite de l'assassinat du préfet Erignac, une politique de respect de la règle de droit, j'ai invité, en toute transparence, les élus de la Corse à s'associer à une démarche de développement économique et de réforme institutionnelle, sans jamais renoncer à la lutte contre la violence. Cette démarche raisonnable a été condamnée et accablée de procès d'intention. Or elle est, pour l'essentiel, reprise aujourd'hui par M. Sarkozy - qui, je me plais à le dire, a le mérite de l'avoir approuvée hier -, et l'on n'entend plus aucune critique. Le rapprochement des prisonniers corses - vilipendé quand nous l'avons proposé -, la corsisation des emplois - que je récusais comme peu républicaine - et les discussions particulières avec les nationalistes - auxquelles j'avais préféré un dialogue public avec tous les élus - sont acceptés par le nouveau gouvernement, sans qu'aujourd'hui non plus soit exigée une renonciation préalable à la violence, et tout cela n'arrache plus aucun murmure aux censeurs pointilleux d'hier. Dans ce contexte, l'opposition n'a pas à se laisser intimider par la droite ni impressionner par ceux qui seront toujours complaisants avec les vainqueurs et intraitables avec les vaincus. La gauche doit chercher à convaincre les Français, sans pratiquer la désinformation et en respectant les faits. Mais, face à des adversaires politiques qui ne nous ont jamais ménagés, soyons sans complaisance. Vérité et fermeté doivent nous guider. Le deuxième défi pour les socialistes concerne leur stratégie. Dans les années 1970, avec François Mitterrand, nous avons su construire un système d'alliance sur des principes communs, avec le Parti communiste et les Radicaux de gauche, qui, malgré des phases de tension, nous a permis d'obtenir la victoire en 1981 et d'offrir aux Français une véritable alternance politique. Depuis, nous avons connu des reflux et des défaites (1986, 1993, 1995) et nous nous en sommes à chaque fois relevés (1988, 1997). Nous l'avons fait, à la fin des années 1990, en reprenant la politique d'union, en l'étendant aux écologistes et en obtenant du Parti communiste son retour aux responsabilités gouvernementales. Ainsi est née, en 1997, la majorité plurielle. Tant qu'elle est demeurée unie, tant qu'elle a eu conscience que la dynamique d'ensemble garantissait le succès de chacun, son pouvoir d'attraction est resté fort. Lorsque certaines composantes ont pris leur distance à l'égard de l'action commune en croyant assurer leur succès aux dépens des autres - et ce fut net dès les municipales de 2001 -, l'ensemble s'est affaibli. Que faire désormais ? Doit-on repartir comme avant ? Peut-on trouver une formule nouvelle pour la classique question stratégique ? Un parti de toute la gauche ? Ce ne peut être qu'un objectif à terme, puisque nos partenaires n'y sont pas disposés aujourd'hui. Un contrat renouvelé proposé au pays et préparé par des discussions de fond avec nos partenaires serait sans doute une bonne perspective pour les socialistes. Nous avons du temps devant nous, et dans l'immédiat le Parti socialiste, dont le rôle sera décisif, a raison de vouloir affirmer son projet et se renforcer. Ce qui m'apparaît sûr, à la lumière de l'expérience, c'est que la gauche ne réussira dans son entreprise qu'en respectant des règles fondamentales : émulation mais respect des partenaires, réflexion commune sur le nombre et le sens des candidatures aux grandes élections, solidarité effective pour l'action gouvernementale espérée. Il est décisif qu'à la fin de la législature, lorsque les divisions renaîtront à droite, l'union prévale à gauche. Le troisième défi pour les socialistes est celui du leadership. Cette question se pose pour tous les partis. Chez les socialistes, elle obéit à des règles particulières. La tradition de la gauche démocratique n'est pas le culte du chef. Chez elle, le leadership est d'abord collectif. François Mitterrand aurait-il reconstruit un grand parti socialiste et présidé la France, s'il n'avait su rassembler des hommes et des femmes de valeur ? Aurions-nous pu gagner en 1997 et gouverner efficacement pendant cinq ans, si je n'avais été entouré de personnalités fortes et attractives ? Cet enseignement reste vrai aujourd'hui. La capacité du Parti socialiste de disposer à tous les niveaux d'hommes et de femmes aptes à exercer des responsabilités, de savoir préparer pour les fonctions d'Etat des dirigeants compétents, animés de convictions et soucieux de travailler ensemble, est un atout qui doit absolument être préservé. Cela suppose que le débat n'efface pas l'esprit de fraternité. Sans doute faudra-t-il, le moment venu, que s'affirme un candidat à l'élection présidentielle ou un premier ministre potentiel. Mais l'échéance est dans quatre ans, et l'existence d'un leader se constate plus souvent qu'elle ne se proclame. Les socialistes n'ont donc pas besoin de traiter cette question maintenant. Ou une candidature à la présidentielle s'imposera naturellement (comme en 1981, en 1988 ou en 2002), ou bien les adhérents du Parti socialiste départageront les candidats (comme ils l'ont fait en 1995). L'essentiel aujourd'hui est de veiller à l'entente et à la capacité d'action collective de l'équipe - je l'espère aussi large que possible - qui dirigera le Parti socialiste après son congrès et de choisir le meilleur premier secrétaire pour l'animer. François Hollande me paraît être celui-là, en raison des qualités dont il a déjà fait preuve dans cette fonction et parce qu'il est le mieux placé pour rassembler. Les militants socialistes en décideront. Le dernier défi concerne notre pensée politique et notre futur programme. La pensée socialiste n'est nullement inadaptée à notre temps. La plupart des grandes réformes politiques et sociales qui ont historiquement transformé notre société (suffrage universel direct, lois sociales, création des grands services publics, mesures de justice fiscale, évolution des mœurs) ont été proposées par la gauche (et notamment les socialistes). Le gouvernement même du général de Gaulle, en 1945, fit des réformes essentielles avec le Parti communiste, le parti socialiste SFIO et le MRP, formant une majorité progressiste issue de la Résistance. Après 1981, la retraite à 60 ans, l'abolition de la peine de mort, la décentralisation furent notre œuvre. Il serait donc paradoxal que soit jugé anachronique un courant de pensée qui a si constamment contribué à l'évolution de notre pays. Une seconde raison est d'expérience plus récente : lors de la confrontation présidentielle, nos adversaires de droite se sont plus souvent efforcés de phagocyter nos thèmes qu'ils ne s'en sont distancés, conscients que nos approches étaient mieux adaptées à l'époque que la leur propre. En 2003, aujourd'hui, nous ne partons pas de rien. N'oublions pas que, si nous avions gagné, nous serions en train de mettre en œuvre notre projet. Plutôt que de faire table rase, n'est-ce pas en trouvant la meilleure articulation entre ce qu'ils ont réalisé hier et ce qu'ils proposeront de neuf pour demain que les socialistes seront les plus convaincants pour les Français ? Dans ce cadre, je veux simplement évoquer trois points auxquels l'actualité confère de l'importance. Le premier concerne l'aspiration à l'ordre qui traverse actuellement la société française et qui se cristallise sur les problèmes d'insécurité. Je pense depuis longtemps que la distinction classique entre l'ordre et le progrès, l'un incarné par la droite et l'autre par la gauche, doit être nuancée. La droite, dans sa version libérale, est porteuse de désordres économiques, sociaux ou écologiques. La gauche, dans sa dimension protectrice, n'a plus seulement vocation à conquérir et à transformer, elle doit aussi préserver - les conquêtes sociales, la culture, l'environnement - et rassurer. Dans une période où les mutations technologiques sont fortes, l'ouverture extérieure impérieuse, les changements dans la société rapides, l'identité nationale en question, de nombreuses catégories sociales, en particulier dans le monde ouvrier, souffrent d'une perte de repères et aspirent à la stabilité. Elles sont sensibles à l'insécurité, souvent insupportable au quotidien. On a parlé de "rupture" des socialistes avec les milieux populaires. Mais quand des ouvriers votent pour l'extrême droite, ce n'est pas pour son programme social ! N'est-ce pas plutôt pour l'écho qu'elle a donné à certaines de leurs craintes, même si elle les a détournées vers des sentiments xénophobes ? Il faut comprendre que les milieux populaires ont d'autant plus besoin de sécurité qu'ils sont économiquement fragiles. La gauche doit prendre en compte la double aspiration à la sécurité dans la vie civile et à la sécurité en matière d'emploi, de santé ou de retraite. Nous n'avons pas besoin pour cela de changer de politique. Nous devons seulement l'assumer pleinement. Après 1997, l'équilibre que nous avons établi entre la répression, la réparation et la prévention, était le bon. D'autant que nous menions en même temps des politiques sociales. La mise en place de la police de proximité a montré que notre préoccupation était la sécurité de la population au quotidien. Mes deux ministres de l'intérieur ont, comme moi, tenu un discours à la fois humaniste et ferme. Mais la majorité plurielle ne s'est pas tout entière rassemblée sur cette politique, les Verts, le Parti communiste - ce qui est surprenant - et certains socialistes parvenant mal à accepter son inévitable dimension répressive. Cette faiblesse a été naturellement exploitée par la droite. L'alternative à mon sens est simple : ou bien toute la gauche assume une politique de sécurité équilibrée et crédible ; ou bien la droite reprendra à son compte exclusif l'exigence de sécurité et agira avec la vision étroite et les excès qui sont les siens. Ni la gauche ni le pays n'ont intérêt à ce que lui soit concédé ce terrain. A l'ordre moral imposé d'en haut aux "gens d'en bas", nous devons préférer une société de la responsabilité partagée par tous. Le deuxième point concerne la politique économique et sociale. Il est malaisé d'anticiper quelle sera la situation du pays au moment des grandes échéances électorales. Nous devrons tenir compte de la conjoncture pour déterminer notre politique. On peut déjà penser que le gouvernement Raffarin, s'il ne sait pas relancer la machine, imposera bientôt aux Français un plan d'austérité ! Les socialistes vont devoir à nouveau concilier la croissance et les équilibres budgétaires et sociaux, l'efficacité économique et les réformes sociales, l'affirmation d'une volonté nationale et la coordination des politiques européennes. L'important est de proposer dans l'opposition des mesures qu'ils seront sûrs de mettre en œuvre une fois revenus aux responsabilités. Au-delà de la priorité redonnée à la lutte contre le chômage, il y a quelques sujets sur lesquels les socialistes, très justement, s'interrogent à nouveau. Comment mener une politique salariale plus favorable aux petits et aux moyens salaires, mais sans peser trop sur les coûts des entreprises ou grever le budget de l'Etat ? Comment permettre à nos entreprises publiques concurrentielles de participer dans de bonnes conditions à la compétition internationale tout en préservant leur caractère et leurs missions de service public ? Comment parvenir à une plus juste répartition des revenus dans une économie aussi ouverte que la nôtre ? Sur ces sujets-clés, je le répète, les socialistes peuvent sans doute être plus audacieux que nous ne le fûmes, mais en sachant qu'on attend d'eux des politiques réalisables et efficaces. Le troisième défi concerne le rôle que peut jouer la France dans l'organisation du monde. Aujourd'hui se heurtent la sèche logique des mécanismes économiques libéraux, l'affirmation unilatérale de la puissance américaine et la conscience grandissante que des règles internationales plus justes sont nécessaires. Sur les grandes questions commerciales, financières, sociales, environnementales et de sécurité, des débats sont engagés sur la scène mondiale comme dans nos espaces nationaux. Les socialistes sont attentifs aux contestations et aux critiques radicales, mais, laissant aux extrêmes gauches les positions seulement négatrices, leur rôle est d'avancer des propositions précises pour la régulation internationale. Cela passe par un renouvellement de la politique européenne. Il faut évidemment réformer les institutions de l'Union dans le cadre des travaux de la Convention, mais ne pas séparer cet exercice institutionnel de la relance des grandes politiques européennes. La réforme de la PAC ne peut être éludée et doit être négociée afin qu'elle ne nous soit pas au bout du compte imposée. Le développement de la recherche et des grandes industries civiles et militaires européennes devrait l'emporter sur la politique de concurrence qui uniformise avec un soin maniaque le marché européen. De ce point de vue, les difficultés dernières de Galileo ou l'achat de l'avion américain F-16 par des Polonais candidats à l'adhésion sont préoccupants. Sur ce sujet, on ne voit pas d'intervention forte de la France. Les socialistes devront proposer de grands projets de développement économique et de progrès social pour que l'Europe élargie ne soit pas une simple zone de libre-échange dissoute dans un libéralisme universel, mais un espace de civilisation et une communauté de peuples liés par un destin commun qui cherchent à peser dans la vie internationale. Pour faire progresser les régulations dans le cadre mondial, les socialistes doivent récuser clairement la dénonciation des grandes institutions internationales. Nées, comme les Nations unies, des leçons de la crise de 1929 et de la guerre mondiale, elles restent, elles aussi, un cadre d'organisation et de négociation indispensable pour peu qu'on cherche à les réformer et à les démocratiser. A quoi servirait de contester la mondialisation si, faute d'instances appropriées pour fixer des règles, on laissait jouer sans frein les rapports de force et dominer unilatéralement la puissance américaine ? Dans le contexte international d'aujourd'hui, se pose le problème de cette puissance. Notre amitié historique avec les Etats-Unis, la gratitude que nous avons pour leur intervention à nos côtés dans les deux guerres mondiales, notre communauté de valeurs ne doivent pas nous conduire à les suivre automatiquement si nous avons des désaccords, comme c'est le cas à propos de la crise irakienne. Je n'ai jamais manifesté d'indulgence pour le régime irakien, contrairement à ceux qui, aux Etats-Unis ou en France, s'accommodaient de la dictature de Saddam Hussein quand ils y voyaient un rempart contre la puissance de l'Iran. Pour ma part, j'ai accepté la guerre du Golfe parce que l'Irak avait annexé un pays membre des Nations unies et représentait une menace pour l'équilibre au Proche-Orient. La situation est bien différente aujourd'hui. Nous ne sommes pas non plus dans le cas du conflit du Kosovo, où un peuple était l'objet d'une "purification ethnique". C'est pourquoi je suis préoccupé par l'approche des autorités françaises. Cette approche se veut habile en s'abritant de façon formelle derrière ce que décidera l'ONU et en laissant ouverte notre position sur le fond ; elle est seulement incertaine et ambiguë. On nous dit qu'il faut dissimuler notre position ultime afin que la crainte d'une guerre fasse céder l'Irak. Mais en quoi est-ce nécessaire, puisque les Etats-Unis signifient clairement qu'ils interviendront militairement si le prétexte leur en est fourni ? On ajoute qu'il faut combattre le terrorisme, et nous en sommes d'accord ; mais aucune évidence d'un lien entre l'Irak et Al-Qaida n'a été apportée, et une guerre au Proche-Orient risquerait de rendre plus difficile la lutte contre le terrorisme. On nous avertit qu'on ne peut faire confiance à Saddam Hussein en ce qui concerne la détention d'armes dangereuses. Cela est sûr. Mais, alors, que les inspecteurs de l'ONU continuent leur travail et que les Américains fournissent au Conseil de sécurité les preuves qu'ils prétendent détenir au lieu de les garder cachées ! De toute façon, l'Irak n'est pas en mesure aujourd'hui de frapper quiconque sans risquer sa propre destruction. On nous rappelle enfin que l'Irak est une dictature. Nous le savions déjà. Cherchons donc des moyens d'aider à sa chute. Mais l'ONU va-t-elle désormais agir militairement contre toutes les dictatures et doit-on commencer à en dresser la liste ? On sait bien que non. Je laisse la diplomatie française faire son travail mais je souhaite donner ma position pour le moment ultime. La France n'a pas d'intérêt dans une expédition militaire en Irak, et il n'est pas vrai que seuls des principes soient en jeu dans ce conflit. Une guerre pourrait bien provoquer une recrudescence du terrorisme, elle humilierait davantage le monde arabe et aurait un impact négatif sur une conjoncture économique déjà morose ; en somme, elle serait déstabilisatrice. Cette guerre serait conduite quasi exclusivement par les forces des Etats-Unis, les autres pays participants n'étant là que pour apporter leur caution politique. La France n'a pas vocation à être transformée en supplétif, encore moins quand la cause est incertaine. Si cette guerre a lieu, elle ne doit pas y participer. Je souhaite qu'avec l'Allemagne nous convainquions nos partenaires européens d'adopter cette position. Sinon, décidons pour la France. En ce début d'année 2003, la gauche n'a pas de raison de désespérer. Elle n'a pas laissé un mauvais souvenir aux Français. Elle a commencé un difficile travail de reconquête. Elle doit le mener avec sérieux et jusqu'au bout. Pour offrir une alternative, le rôle du Parti socialiste sera crucial, ses propositions comme son image. Il sait débattre, il ne peut se déchirer, il doit reconstituer sa force. Si les socialistes savent maîtriser le présent, parce que la France a besoin de nous, je vois l'avenir avec optimisme. © Lionel Jospin |
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